La Libreria delle donne (La librairie des femmes) de Milan

Un exemple italien d'organisme producteur de savoirs et d'œuvres artistiques féministes

Auteur·e·s de l'article d'un cahier

1. S’entendre «en dehors du discours» pour se définir

Parfois, je me sens à l’étroit dans mon identité d’«homme». On me l’impose comme une évidence. Me déclarer «homme» face à un groupe serait réducteur et relatif.

Réducteur: il me semblerait que je suis identifié à mon pénis; je n’ai rien contre mes parties anatomiques masculines, mais elles représentent une infinitésimale partie de ma personne.

Relatif: la notion politique d’«homme» se décline en relation avec le contexte social qui l’a produite, qui l’affirme, et elle se réitère dans l’usage que l’on en fait au jour le jour. Être homme (ou femme) en Afrique ou en Europe, dans une classe riche ou pauvre, en zone métropolitaine ou agricole, n’est pas la même chose. La plupart des sociétés contemporaines sont cependant androcentriques, et donc, même si je ne revendique pas cette identité, j’évolue dans des relations sociales qui se forgent sur la dichotomie homme/femme, masculin/féminin.

Les définitions que d’autres hommes ou femmes m’imposent m’ont mené vers un questionnement autoréflexif: pour quelles raisons me dit-on que je me comporte comme un homme?

En relisant Teresa de Lauretis (2007: 41 et 42), j’ai retrouvé une définition du «genre» en quatre points dans laquelle résonne ma relation quotidienne aux autres:

1. «Le genre est (une) représentation» (Idem: 41). Chaque jour, je me représente en dialogue et en lutte avec mon identité d’«homme», mais aussi avec une pluralité d’autres identités liées à mon âge, à mes origines culturelles, à mes loisirs et à ma profession, à mes amitiés, à mes goûts vestimentaires, à mes préférences sexuelles, à mes maladies, à mes lectures, etc.

2. «La représentation du genre est sa construction» (Idem). Mon image est fabriquée en modulation constante avec les milieux que je fréquente et avec mes désirs. Je choisis en partie mon genre et je me représente en partie à travers des normes qui me permettent d’être reconnu. Il faut que je suive certains usages et coutumes pour m’intégrer dans un groupe. Chaque personne devrait être libre de refuser les définitions qu’un groupe lui donne, elle ne devrait pas subir de soumission, de subordination, de mise en marge; mais dans la plupart des communautés, certains ou beaucoup d’individus sont prisonniers de leurs identités, et les défaire serait dangereux.  

3. «La construction du genre se poursuit de manière aussi active aujourd’hui que ce fut dans des temps plus anciens» (Idem: 41 et 42). Nos sociétés changent, les enjeux de pouvoir, les rôles aussi. Les modes de relation entre les personnes se modifient constamment. C’est pour cette raison qu’une définition implique toujours une exclusion: même si on a le pouvoir de fabriquer notre image, de se battre pour une idée, de se choisir des identités, ce pouvoir pourrait se retourner contre nous, ou encore, des croyances et des représentations chères devenir obsolètes.  

4.

[…] La construction du genre est aussi affectée par sa déconstruction […] Car le genre, comme le réel, est non seulement l’effet de la représentation mais aussi son excès […] ce qui reste en dehors du discours comme un traumatisme potentiel susceptible de briser ou de déstabiliser toute représentation s’il n’est pas contenu. (Idem: 42)

J’expliquerai cette citation par un détour: si je pratique le yoga ou la danse, je reconstruis ma relation avec les autres en prenant conscience de mon corps anatomique. Lorsque je danse, toucher un bras, une cuisse ou un bassin c'est chercher la bonne prise. Dans une salle de yoga, je peux vivre un état énergétique commun qui naît grâce à l’écoute entre les participant.e.s pendant les exercices individuels. Par ces activités, je me concentre sur ma constitution osseuse et musculaire et je considère les autres par la leur, en diminuant l’importance de leurs représentations sociale et sexuelle, et même, en l’oubliant brièvement. Je réalise alors que mon corps est «ingouvernable». Je peux le définir à travers des représentations, mais ma chair continue sa propre vie naturelle, faite de respirations et de transformations biochimiques. En ressentant ce que je suis de l'intérieur, est-ce que je relativise ma place sociale?

Dans d’autres lieux publics, professionnels ou de loisir, il me semble que l’on pourrait vivre la relation sociale comme celle qui s’instaure dans une salle de danse. Par exemple, durant une réunion de travail, selon mon état de santé et ma concentration, j’exécuterai une certaine performance, j’utiliserai certains mots et ferai certaines actions pour atteindre des résultats. Les autres me définiront par leurs propres perception et compréhension. À la fin de la réunion, j’aurai avancé sur deux objectifs: avoir (ou pas) pris concrètement des décisions en lien avec le projet qui nous a réunis; avoir transmis un «potentiel» «en dehors du discours» qui me lie aux autres personnes par l’image représentée, et qui pourra ressurgir lors de la prochaine réunion.

C’est en ce «en dehors du discours» de la relation humaine que je crois, en mon être «ingouvernable» corporel, qui entre en jeu dans une salle de danse, et qui est aussi présent à chaque instant de notre vie en société.

Lorsqu’on me dit que j’agis avec une attitude masculine, avec une attitude féminine, je sais qu’on est en train de me définir; mais je sais que j’existe aussi en dehors de cette identité. J’ai donc pris l’habitude de faire une critique du jugement que l’on me transmet. De le déconstruire. D’aller au-delà de ce discours. Quelquefois, je suis conscient de l’image genrée que je produis. D’autres fois non. J’essaie alors de comprendre. Est-ce que j’agis comme un homme? Comme une femme? Est-ce que je pourrais agir différemment?

Mon processus d’autoréflexion me permet de me sentir moins à l’étroit dans les catégories sociales, de respirer, parce qu’il ouvre la possibilité d’entamer de nouvelles formes relationnelles.

Dans mon travail d’écrivain et de chercheur, il me semble fondamental de revendiquer cette mise en doute de ce que je suis, de revendiquer mon être «ingouvernable» au-delà des identités, parce que par cette déconstruction de moi-même je comprends profondément et autrement ce que je veux exprimer et pourquoi j'écris.

À chaque fois que je suis en représentation je montre ce que je suis mais aussi ce que je pourrais être, parce que cette possibilité est déjà présente en «excès» par l’agencement des différentes performances individuelles qui construisent une relation. Cet «excès», toujours présent pendant une communication, interroge ce que je suis, et en même temps l’affirme diversement.

2. Les écrivain.e.s et leurs corps

Depuis que je m’intéresse aux discours de genre, les qualités physiques et les agissements de mes personnages se transforment. Par exemple, j’écris la première ébauche d’une nouvelle, puis j’intervertis le sexe des personnages. Je me rends compte que j’attribue certaines qualités et actions à un homme plus qu’à une femme et vice-versa. Dans d’autres travaux en prose ou en poésie, je tente de rendre les personnages neutres, de leur enlever toute identité sexuelle. Cette exercice me révèle techniquement que le langage dirige nos représentations, parce qu’il faut inventer de nouvelles solutions logiques et grammaticales, faire un choix soigné de mots pour rendre les personnages intelligibles sans que leur genre masculin ou féminin influence ce que le.la lecteur.trice pensera de lui.elle.

La mise en doute des constructions genrées par la création littéraire précèdera toujours celle des paramètres identitaires de la réalité. Les imaginaires et les styles déploient les possibilités infinies d’invention de genres pendant que dans notre monde réel, on est obligé de s’habiller des représentations reconnues pour vivre ensemble.

Différentes expériences en danse et dans d’autres activités physiques et sportives ont développé mon esprit autocritique. Si je passe par la conscience de mon être «ingouvernable» corporel, je transforme mes représentations. Si ma priorité devient d’avoir un corps entrainé jusqu’à me sentir en santé, je modifierai mes habitudes vestimentaires (ne pas porter des pantalons étroits qui ne me permettent pas de marcher longuement), mon régime alimentaire (cela implique aussi les lieux où je mangerai et donc les collègues avec qui je passerai mes pauses midi, et le choix des lieux que je fréquenterai avec mes amis), la fréquentation d’environnements (des balades à la montagne plutôt que des journées entières devant l’ordinateur), mon rythme de travail (alterner les activités professionnelles avec des pauses-promenades ou des pauses-méditations). J’apprends alors à me concentrer sur moi-même, et dans un deuxième moment à me regarder à travers des rôles et des images. J’apprends que «nous sommes constitués comme des lieux de désir et de vulnérabilité physique, à la fois affirmatifs et vulnérables dans l’espace social» (Butler, 2016: 34). Certaines activités et responsabilités me rendent anxieux, incertain. Je peux les trier, éviter celles qui m'angoissent. D’autres fois, je ne peux pas, et je ressens alors la fragilité sous ma peau, ma vulnérabilité persistante dans des conflits. La prise de conscience corporelle est une éducation pour voir la réalité par un autre biais, et pour se reconstruire en conséquence. Elle permet de rendre tangible ce que nous oublions souvent, notre dimension charnelle, ingouvernable, qui influence nos manières d’agir.

L’importance de notre être «ingouvernable» surgit par analogie dans l’article de Marie-Ève Charron sur l’exposition collective The ungouvernables (2013), à laquelle elle a assisté au New Museum de New York. Le commissaire Eungie Joo a réuni une trentaine d’artistes pour représenter le «point de vue du colonisateur qui parle d’un peuple qui ne se laisse pas diriger» et «celui des dissidents qui font appel à la désobéissance civile» (Idem: 41). L’exposition critique l’imposition d’une pensée capitaliste et néolibérale. Les œuvres sont bricolées avec des matériaux hétérogènes, qui peuvent être jetés comme des déchets ou comme des outils dont l’utilisation serait dépassée. Par leur récupération, les créateurs montrent que la résistance à un système de consommation dominant se construit au jour le jour. Nous n’avons pas besoin d’attendre une révolution pour commettre de petites actions ingouvernables.

De la même façon, ressentir notre corps de chair peut aussi devenir une manière quotidienne de mettre en doute nos représentations sociales.

Par des ateliers corporels d’écriture, organisés dans différents cadres professionnels, je réfléchis sur ce paradigme autocritique que j’utilise dans mon travail d’écrivain, mais aussi sur l’ingouvernabilité que l’activité physique peut générer dans le processus de création d’écrivain.e.s. Pendant un atelier, les participant.e.s s’immergent dans un dispositif d’expression corporelle. Les auteur.e.s prennent conscience de leur organisme sensoriel et mécanique et interagissent entre eux.elles. En parallèle, il.elle.s écrivent autour de leur anatomie et alternent des moments d’écriture avec des temps d’improvisation gestuelle.

Durant des ateliers que j’ai réalisés1, les participant.e.s ont progressé dans «la possibilité d’appréhender la sociabilité fondamentale de la vie faite corps» (Butler 2016: 39). Les auteur.e.s répètent des exercices jusqu’à se fatiguer, perdent leurs repères spatiaux en fermant les yeux, se mettent en jeu en sortant de leur zone de confort. En exécutant ensemble une traversée dans l’espace ou un exercice au sol, les participant.e.s se ressentent comme des corps anatomiques, comme la chair que l’on est avant d’être habillés d’identités et de rôles. La découverte de leur être «ingouvernable» corporel  prend une valeur politique, parce que c’est une entité à la fois imaginaire et matérielle avec laquelle les écrivain.e.s vont se mettre en relation dans des situations individuelles et collectives.

Par l’exploration de leur organisme, les écrivain.e.s expérimentent une mise en doute des conventions stylistiques, abordent des possibilités spatio-temporelles infinies pour définir leur réalité, en arrivant à des mondes oniriques ou de la littérature du merveilleux. En création littéraire, tout est possible, mais on écrit par le biais de ce qu’on est habitué à voir publié et à lire. En se concentrant sur le processus et non sur les résultats de la production, on écrit ce que l’on a le plus envie d’écrire, sans prendre en compte un but de publication. On se distancie des représentations du livre et de l’écrivain.e, et on le regarde de façon critique, selon un nouveau prisme de valeurs.

Pour nourrir mes réflexions sur un processus d’autoréflexion en création littéraire se déroulant à travers des activités physiques, je m’intéresse à la relation critique de groupes sociaux ou minoritaires avec les représentations sociales dominantes. Il m’a semblé évident d’explorer les mouvements des femmes: elles possèdent historiquement une place subordonnée, dominée et non visible; en conséquence, plusieurs d’entre elles ont commencé depuis longtemps une lutte théorique et pratique. Encore aujourd’hui, la défaite de la réalité androcentrique reste un idéal: à part dans quelques milieux culturels intellectuels et bourgeois de certaines sociétés occidentales, la mise en doute des catégories politiques et sexuelles d’«homme» et de «femme» est souvent entourée d’une aura déviante et négative. Mais les savoirs féministes sont désormais théorisés depuis des décennies et peuvent devenir des bases pour des réflexions et des engagements qui concernent toute personne au-delà de son identité sexuelle.

Dans mon cas, j’étudie surtout les mouvements italiens. Même si j’habite en territoire francophone depuis presque vingt ans, mes premiers formatages culturels et mes premières fabrications genrées sont italiens. En passant par mes origines, par des réalités avec lesquelles j’interagis depuis toujours, je devrais mieux saisir l’intervention au sein des savoirs et des mouvement féministes.

La Libreria delle donne (La librairie des femmes) de Milan est l’une des expériences militantes qui a retenu mon attention, surtout pour sa revendication de «la pratique de la relation» (Martucci, 2008: 10).

3. La Libreria delle donne

La Librairie des femmes a été ouverte en 1975 à Milan par la coopérative féministe Sibilla Aleramo2. Depuis, elle s’est agrandie et a changé de siège. Elle se définit comme une «réalité politique multiforme et en mouvement» (http://www.libreriadelledonne.it/chi-siamo/)3. En effet, elle publie des livres et des revues, accueille des réunions, des débats et des rencontres interdisciplinaires pour femmes et pour hommes intéressés à voir la société à travers l’action des mouvements féministes, minoritaires ou les études de genre. Depuis plus d’une quinzaine d’années, elle fait aussi rayonner ses activités à travers un site-web (Idem) qui présente les activités en cours et qui archive des documents audiovisuels et écrits retraçant l’histoire de l’organisme.

Depuis ses origines, la librairie propose une riche collection de livres d’auteures. Actuellement, on peut y retrouver plus de dix mille titres italiens, européens et internationaux. Il y a cinquante ans en Italie, la pensée et les écrits des femmes étaient visibles de façon exceptionnelle et souvent comme des contre-cultures. En publiant et en vendant les œuvres de femmes, la librairie revendiquait leur différence politique et sociale. Les écrits de femmes diffusaient des interprétations nouvelles des relations entre les hommes et les femmes et montraient leurs propres désirs, sans passer par un regard androcentrique. Dans les décennies suivantes, la revendication de la différenciation des femmes et de leur place politique a été maintenue, mais accompagnée par la diffusion de discours et de littératures qui portent d’autres points de vue sur la déconstruction identitaire et sur la fabrication des genres.

Dans le panorama des luttes des années 1970, la Librairie des femmes de Milan devient un lieu de rencontre pour des groupes d’«autoconscience». Carla Lonzi (2015), critique d’art et écrivaine, définit ainsi la finalité du processus d’autoconscience féministe:

[…] S’apercevoir que chaque accointance au monde masculin est le véritable obstacle à sa propre libération enclenche la conscience de soi des femmes, et la surprise de cette situation révèle des horizons inconnus à leur expansion». (Idem)

Grâce à l’écoute et à la discussion avec un groupe, des femmes s’engagent dans une autoréflexion qui déclenche «une action créative féministe» (Idem), des possibilités de se reconnaître et de se faire reconnaître au-delà de rôles conventionnels.

Progressivement, «la pratique de la relation» (Martucci, 2008: 10) se développe par la multiplication des rencontres et des engagements fondés sur des questionnements autour de plusieurs axes: l’affirmation de soi pour choisir et modifier les formes de vie imposées par une famille ou par un milieu social; la «politique du faire» (Idem) qui se décline par la rencontre des individualités dans des activités collectives et par le fait même de s'engager dans la prise de parole; l’assistanat des autres, pour prendre soin de ceux et celles qui ont moins de chances de réussir à envisager la déconstruction de son genre et de sa place sociale.

La Librairie des femmes a participé à concevoir des procédés politiques «non-autoritaires», «l’art de ne pas se donner de chef, la ruse à l’égard de la puissance, le droit à la fuite et à l’indifférence» (Macé et Boucheron, 2014: 867). La pratique de la relation génère de l’ingouvernabilité, permet de ne pas accepter les paradigmes conventionnels de la société dominante, et d’affirmer qu’on peut «ne pas jouer le jeu», «ne pas se laisser devenir tout à fait "sujets"» (Idem: 868). À travers l’action collective et la prise de parole devant les autres, certaines reformulent leurs convictions et leurs croyances culturelles. La «pratique de la relation» est aussi au centre de la gestion de la librairie: les libraires et les gestionnaires du site sont accompagnées au jour le jour par une organisation participative d’une quarantaine de femmes; la librairie peut ainsi s’autodéfinir comme une «réalité vivante» (http://www.libreriadelledonne.it/chi-siamo/). Le siège actuel communique avec le Circolo della Rosa (le Cercle de la Rose), un salon où ont lieu les réunions et les débats. Il peut accueillir jusqu’à cent personnes. La pratique de la relation continue aujourd’hui comme dans le passé au Cercle de la Rose, mais aussi par des publications, des rencontres ou des activités en dialogue avec d’autres associations.

Sur le site de la librairie, on trouve les captations des séances de discussion et des séminaires. En consultant différents vidéos, je vois se dérouler l’expérience des échanges. Les participant.e.s mêlent niveau privé et public de leur vie. On évoque des habitudes, on mène des réflexions par lesquelles on s’éloigne du sujet de départ. Cela permet que chaque personne fasse son propre parcours réflexif. Et dans la complexité des paroles proférées, je me rends compte que l’expérience de ces discussions se réalise «en dehors du discours» principal, c’est-à-dire que des intervenant.e.s peuvent vivre des épiphanies, comprendre quelque-chose de leur vie qui n’est pas directement en lien avec le sujet central de discussion, mais en lien avec le fait de s’exprimer, d’actualiser par les mots sa pensée et ses désirs.

Dans les archives audiovisuelles, je vois en action une pluralité de personnes de tous âges et origines culturelles, s’habillant de représentations, performant par diverses manières de bouger et de s’exprimer. Les paroles prennent corps:

[…] Parler constitue un acte corporel. C’est une vocalisation qui nécessite un larynx, des poumons, des lèvres et une bouche. Ce qui est dit ne passe pas seulement par le corps mais constitue une certaine présentation du corps. […] La parole est un son qui jaillit du corps, sa simple affirmation, une affirmation stylisée de sa présence. Je dis ce que je veux signifier, mais il y a là un corps et rien ne peut être dit sans ce corps […]. (Butler, 2016: 240)

Dans le paragraphe qui suit cet extrait, Butler synthétise les différentes caractéristiques qui font de l’énonciation d’une phrase un acte performatif: elle nomme les parties du corps qui participent techniquement à la formulation sonore de la pensée; les mots sont des sons intelligibles; la personne qui parle prend conscience de ce qui est affirmé par elle-même ou par un autre corps.

L’interaction entre des paroles faites corps provoque une conscience active de ce que l’on est de plus essentiel, un corps qui énonce, et en même temps une conscience de l’expérience du raisonnement et de la modification du sens du discours dans son voyage sonore. La réflexion traverse notre corps, est poussée dehors par lui. C’est pour cette raison que la pratique de la relation stimule une autocritique, parce qu’on est dans un acte intime et distancié, parce que les mots se formulent en nous. Cependant, lorsqu’ils ont été dits ils deviennent autonomes, s’éparpillent dans l’espace sonore et nous reviennent sous la forme d’autres mots prononcés par d’autres personnes.

À travers le site internet de la Librairie des femmes de Milan, on découvre les différentes publications réalisées par les associées de la Librairie, livres et articles de presse, mais aussi la revue politique Via Dogana, née en 1991, et la revue satirique Aspirina (née sur papier en 1987 et passée au format numérique en 2013). Par le biais de ces deux revues, des femmes prennent la parole sur des sujets d’actualité et sur des problématiques d’intérêt général, en santé, en éducation, en économie, etc. Enfin, l’une des sous-parties du site internet regroupe les publications, les études et les rencontres autour de certaines thématiques qui sont au centre de l’engagement de la librairie (Les titres des sous-parties: Pratique de la lutte, La propriété, L’école c’est moi, l’université aussi, Nous et notre corps, Migrants et locaux, La côte d’Adam et Mariage, Famille et Pacs). Une autre sous-partie, Immagina che il lavoro (Imagine que le travail…), est dédiée au Groupe travail de la Librairie des femmes. Les premières rencontres de ce groupe se sont déroulées en 1994. Depuis, les membres réfléchissent à la place des femmes dans le monde du travail, et par ce biais à la modification générale des conceptions des professions et du temps de travail.

Les fondatrices et les collaboratrices de la librairie sont nombreuses: la philosophe Luisa Muraro, l’avocate Lia Cigarini, mais aussi Giorgia Masotto, Elena Medi, Renata Dionigi, Laura Colombo etc. Si l’on suit la trace de chaque personne, on peut construire un réseau d’engagements, d’associations, de mouvements et de publications qui montrent la richesse du féminisme italien. Le 19 mai 2018, j’ai assisté à un séminaire4 se déroulant à Altradimora (http://www.altradimora.it/ ), lieu de recherche et de développement des savoirs féministes. Des dizaines de participantes et quelques participants ont débattu sur différents sujets avec comme point de départ un documentaire sur le corps de la femme à la télévision et un fait divers de la fin des années 1970. On est revenu sur la richesse des mouvements féministes jusqu’aux années 1980, et comment ils se sont ensuite appauvris et fragilisés. On a souligné que le mot «féministe» a pris une nouvelle connotation chez les adolescents, et qu’il est utilisé comme une insulte complémentaire de «machiste». On s’est questionné sur la meilleure manière de faire retentir aujourd’hui des engagements historiques, de forme théorique et pratique. Chaque personne partait de soi, de sa singularité sociale pour débuter une intervention. Vu la richesse des profils des participant.e.s, la ramification des réflexions a touché des problématiques d’actualité comme les flux de migration, mais aussi les secteurs de l’assistance sociale ou de l’éducation qui restent souvent invisibles. J’ai aussi découvert que des groupes d’hommes se réunissent dans quelques villes italiennes pour parler de leur situation genrée à travers des études et des pratiques féministes5.  

Dans mon cas, je ne vais pas fonder une association politique ou une coopérative, mais plus simplement transférer les modalités autocritiques des théories féministes dans mes travaux de recherche, pendant un cours ou un atelier, et essayer de travailler sur le fait que nous, hommes ou femmes, ne sommes pas des êtres aux identités fixes. La «réalité vivante» de la librairie des femmes de Milan affirme l’ingouvernabilité de l’individu. On ne peut jamais affirmer l’universalité d’une existence. On peut seulement cerner l'identité de chaque personne à un instant T, avant qu’elle n’évolue vers une nouvelle identité. Notre vie se réalise en relation avec le contexte actuel, avec le passage du temps, avec les rencontres. Une relation se déploie dans des communications dont on ne pourra pas prévoir les modalités avant de les avoir vécues. Et surtout, une personne devrait savoir apprendre à critiquer sa propre construction identitaire.

4. Des écrivain.e.s ingouvernables

Dans la perspective des journées d’études Femmes Ingouvernables: postures créatrices, cadre dans lequel cet article a été pensé, je dirais que la Librairie des femmes crée de l’«ingouvernabilité».  Des individus, surtout des femmes, y apprennent à être autonomes, à ne pas se laisser gouverner dans la réflexion, le choix ou le désir. Mon étude des activités des femmes ingouvernables de cet organisme pourrait ouvrir un questionnement sur la démarche dans les ateliers corporels d’écriture. Les participant.e.s à ces rencontres seront aussi entendu.e.s comme ingouvernables, dans le sens où il.elle.s travailleront l’acte de la création littéraire à travers des pratiques physiques permettant de mettre en doute leurs habitudes de production et les constructions des rôles professionnels. Les personnes réunies par un atelier ne dialoguent pas par le biais de leur identité sexuelle, elles possèdent en commun leur expérience créative et se reconnaissent dans la prise de conscience de leur corps anatomique, avant qu’il soit défini comme masculin ou féminin. Durant l’atelier, les genres d’homme et de femme joueront un rôle dans les pratiques créatives, parce que nous ne savons pas communiquer au-delà d’eux, mais ils pourront être détournés, transformés par des procédés créatifs.

Dans mes prochains travaux, je tiendrai aussi compte de la rencontre avec Monica Lanfranco, journaliste féministe, qui dirige Altradimora, où j’ai été accueilli en résidence du 4 au 15 juin 2018. Monica parcourt l’Italie pour rencontrer des groupes d’adultes et d’adolescent.e.s et les sensibilise à la construction genrée par des séminaires où elle introduit aussi des exercices physiques. La pratique de mouvements peut apporter au début d’une rencontre une cohésion du groupe, une mise en écoute réciproque; se concentrer sur son propre corps peut être utile lorsque les mots ne permettent pas d’enclencher une réflexion.

Le but principal de passer par le corps en mouvement durant un atelier d’écriture ne sera donc pas la concrétisation d’une œuvre artistique. Il sera la réflexion sur l’instant où l’écrivain se réalise par l’écriture et pendant lequel toutes les autres représentations de lui-même, et toutes ses idées en puissance sur son œuvre deviennent vaines. C’est dans cet instant à la fois physique et mental que l’écrivain.e se rend tangible à lui.elle-même et recommence à se penser.

  • 1. Projet Migration, sous la direction de Natalie Fontalvo, FTUL –Festival de Théâtre de l’Université Laval et Maison de la littérature de Québec, 2016-2017; Atelier Sentir les mots, écrire le corps, Maison de la littérature de Québec, 2018. Pour cet article, je me suis basé sur les témoignages de deux participantes, Natalie Fontalvo, écrivaine de la relève, étudiante au Conservatoire d’Art dramatique de Québec, et Leïka Morin, écrivaine de la relève et étudiante en Maîtrise –Études littéraires, Université Laval.
  • 2. La coopérative prend le nom de plume d’une importante écrivaine italienne, Rina Faccio, qui a décrit dans ses œuvres les conditions de vie des femmes entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle.
  • 3. Le site-web est en italien. Les citations sont traduites par l’auteur.
  • 4. Processo per stupro et Il corpo della donna, avec Lorella Zanardo et Loredana Rotondo.
  • 5. Depuis 2003, l’association MaschilePlurale de Bologne propose des activités de réflexion sur la masculinité. Son site (https://www.maschileplurale.it/) héberge aussi les informations sur le réseau national d’associations pour hommes qui se sont constituées avec l’aide d’institutions communales ou régionales, mais aussi de façon privée. Parmi ces organismes: Associazione Cerchio degli Uomini di Torino (http://cerchiodegliuomini.org/chi-siamo/); Associazione LUI Livorno Uomini Insieme (http://www.associazionelui.it/); Noi Uomini a Palermo (http://noiuominiapalermo.altervista.org/).
Pour citer

Scarpulla, Mattia. 2019. La Libreria delle donne (La librairie des femmes) de Milan: un exemple italien d'organisme producteur de savoirs et d'œuvres artistiques féministes. Femmes ingouvernables: postures créatrices. Cahier virtuel. No 5. En ligne sur le site Quartier F. http://quartierf.org/fr/article-dun-cahier/la-libreria-delle-donne-la-l…

Référence bibliographique

Altradimora –Officina dei saperi femministi, en ligne: http://www.altradimora.it/

Butler, Judith. 2016. Défaire le genre, Maxime Cervulle (trad.). Paris, Éditions Amsterdam.

Charron, Marie-Ève. 2013. «Les ingouvernables», Indignation n.77, pp. 40-45.

De Lauretis, Teresa. 2007. «La technologie du genre», Pascale Molinier (Dir.), Théorie Queer et cultures populaires, Marie-Hélène Bourcier (trad.). Paris, La Dispute.

La libreria delle donne di Milano, en ligne: http://www.libreriadelledonne.it/

Lonzi, Carla. 2015. «De la signification de l’autoconscience dans les groupes féministes», récupéré de https://vacarme.org/article2963.html

Macé, Marielle et Patrick Boucheron (Dir.). 2014. «Ingouvernables». Critique n. 810, Paris, Éditions de Minuit.

Martucci, Chiara. 2008. La libreria delle donne di Milano: Un laboratorio di pratica politica. Milano, Edizioni FrancoAngeli.

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