À la lecture du sixième roman de Nina Bouraoui, Garçon manqué, certaines questions se mettent en place et seront à même d’introduire notre réflexion et de rendre compte de la problématique au cœur de sa diégèse, soit comment rendre compte de soi quand on est étranger à soi. Comment entreprendre une construction de soi en dehors des normes qui régissent les possibilités de chacun? Comment enfin se dire quand on ne possède pas les outils verbaux adéquats et que le dire est occulté? La réponse ne se fait guère attendre et intervient tout au début du texte: «On joue à la France. […]. J’apprends vite. J’imite. Je travaille ma mémoire. Nous ne quittons plus le jeu.» (10).
La mise en scène de soi intervient comme la stratégie de communication la plus appropriée pour la narratrice-enfant qui se débat avec l’expression de l’insaisissabilité caractérisant ses multiples appartenances d’ordre racial, culturel et genré. Le jeu s’apparente pour la narratrice à un cheval de Troie qui lui assure un contact avec l’autre sous des apparences d’emprunts multiples.
Ce n’est pas un hasard si Freud considère le monde ludique de l’enfant comme un faire signifiant (Diez, 2011) qu’il compare à de la poésie. La conduite ludique avance une lecture de la société par le jeu de figuration. Elle rend visible en traduisant ce qui est perçu par l’enfant comme étant du «désordre social» en une scène de représentation en vue de faire sens et de tenter une lisibilité de la société. Dans ce sens, le jeu amorce une négociation nichée au cœur d’une réalité entre-deux abordée comme une «condition préalable à toute articulation de la différence culturelle […] [et] comme accompagnant l’“assimilation des contraires” créant cette instabilité occulte qui présage de puissants changements culturels» (Bhabha, 2007: 83).
Dans le roman Garçon manqué, le «je-narrant» expose des frustrations identitaires présentées sous forme de «quatre problèmes. Française? Algérienne? Fille? Garçon?» (Bouraoui, 2000: 163). La narratrice est en effet prisonnière d’un entre-deux qui lui refuse toute définition de son identité. Le roman relate l’Algérie de 1967 à 1981, couvrant la période de l’enfance et une partie de l’adolescence de la protagoniste dans un pays qui se remet à peine d’une guerre sanglante. La narratrice Nina rapporte dans ce roman la quête identitaire de l’entre-deux qu’elle vit. Comprenant l’arabe sans le parler, parlant le français sans s’y retrouver, Nina est jugée trop «typée» arabe en France et pas assez «typée» arabe en Algérie. Inclassable, elle grandit entre deux cultures, deux langues, deux histoires que tout oppose, l’indétermination sexuelle s’ajoutant au trouble culturel. Dans ce perpétuel entre-deux, Nina porte en elle la blessure du flou identitaire.
Si le roman prend place dans les années 1970, l’auteur reprend avec Garçon manqué un topos qui a pris de l’ampleur à partir des années 1990 et qui a fini par devenir l’une des caractéristiques de la littérature maghrébine postcoloniale et en particulier la littérature algérienne d’expression française, soit l’écriture de l’entre-deux, «à la fois un espace du trop de sens et de la perte de sens. Espace fascinant où l’on risque de perdre son identité, mais aussi un espace créateur d’où peuvent émerger une ou des identités qui laissent la place à l’altérité en soi.» (Rodgers, 2009:105).
Les écrivains des années 1990 qui ont vécu la colonisation puis l’exil ont hérité d’une identité ambigüe qui vacille entre deux langues, deux cultures, entre l’Orient et l’Occident, entre le groupe d’appartenance et le groupe de référence. L’identité devient alors le lieu de constants réajustements et négociations. L’auteur illustre avec le roman Garçon manqué cet écart entre la culture maghrébine et la culture occidentale et, se référant à cet entre-deux constitutif de l’identité, avance: «J’ai deux éléments agressifs […] qui se dévorent» (33). Ce conflit d’ambivalence est d’autant plus problématique qu’il est marqué par le sceau du traumatisme lié à la guerre ainsi que par le poids des interdits et des tabous véhiculés par la culture souche.
C’est cette situation intermédiaire où l’identité est tributaire de deux composantes inconciliables que décrit l’auteur dans ce roman. Le texte introduit une altérisation à diverses dimensions (raciale et nationale), mais aussi une altérisation genrée. C’est en vue de dissiper cette confusion et de tenter une double lecture de soi et de la société que le jeu est sollicité. Le «je-narrant» qui intervient dans l’œuvre est confronté à une indéfinition identitaire qu’il ne sait pas encore exprimer par le langage, langage par ailleurs censuré puisque l’identité genrée et sexuelle demeure tabou. C’est dans ce sens que les contraintes sociales en place nécessitent pour le «je-narrant» l’intervention d’une représentation ludique, du moment où le jeu constitue la seule ressource légitime dont l’enfant dispose pour communiquer.
Le traumatisme de la guerre et l’indépendance nouvellement acquise et aussitôt confisquée font planer un air de menace et un réel angoissant qui se ressentent à la lecture du roman. Le jeu permet une rupture de registre en introduisant la possibilité d’installer une nouvelle signification dans un espace virtuel accommodant et sécurisant. C’est dans ce sens que la représentation ludique devient une catharsis pour l’enfant en quête d’une logique d’expression adéquate. Dans une société où seuls les sens uniques sont assimilés, l’identité entre-deux se retrouve à contre-courant de l’acception du genre socialement construit et a besoin d’un espace virtuel où elle serait visible. En vue de tenter un réajustement de la lunette générique, un nouveau genre de communicabilité, où le paraître court-circuite les stratégies de contrôle, s’installe. Le corps convoque le jeu en s’adonnant à une expérience de soi qui tente un échange avec le corps social. La ligne qui sépare le virtuel de la réalité permet à la narratrice une interaction moyennant une sorte d’(im)posture qui se joue du degré d’illusion affecté au jeu. Ainsi, pour représenter l’identité de genre, le corps orchestre des mises en scène et supervise les jeux de rôles. La narratrice s’affuble d’un burnous couvrant le corps de la tête aux pieds, dissimulant par là même l’ethnicité et le genre; ou encore d’un kimono japonais, du pantalon de son meilleur ami, des chaussures du père, etc. Le code vestimentaire sert donc à alimenter le trouble. Le jeu de genre recourt ainsi à une interaction non verbale avec l’autre et, pour assurer sa visibilité, fait appel au travestissement vestimentaire et onomastique donnant lieu à une identité polyptique:
Seul Amine sait mes jeux, mon imitation (…) Je prends un autre prénom, Ahmed. Je jette mes robes. Je coupe mes cheveux. Je me fais disparaître. J’intègre le pays des hommes. Je suis effrontée. Je soutiens leur regard. Je vole leurs manières. J’apprends vite. Je casse ma voix (…). Mon nouveau rôle. Je me déguise souvent. Je dénature mon corps féminin. […] son masque sur mon masque. Je me travestis […] C’est une négation. […] Je passe de Yasmina à Nina. De Nina à Ahmed. D’Ahmed à Brio (15, 33, 60).
Les codes gestuels et langagiers sont aussi sollicités et servent, tout autant que les attributs vestimentaires, à entretenir le flou identitaire et à communiquer en avançant l’illusion ludique.
Dans la société maghrébine phallocentrique, le corps, et à plus forte raison le corps féminin, n’a pas d’existence en dehors du collectif et des normes régies par la morale religieuse qui légitime le contrôle social. Mais comme le jeu suppose une distanciation ludique avec le «je-narrant» et une dissolution de la réalité dans l’illusion, le travestissement est accepté, au début, puisqu’il est associé à un jeu d’enfant inoffensif dont le seul but est l’amusement. Le jeu de rôles est donc considéré comme une transformation occasionnelle et fantaisiste. La narratrice rapporte ainsi ses jeux qu’elle assimile à un mensonge et à une déviation devant un public admiratif:
Je sens la tendresse des hommes de Zeralda. Leur intérêt. Leur indulgence. Ils applaudissent. J’apprends à être devant eux. J’apprends à me montrer ainsi changée. Ils me regardent […] Je dis mon mensonge. Par mes gestes rapides. Par mon attitude agressive. Par ma voix cassée. Je deviens leur fils. Ici je suis la seule fille qui joue au football. Ici je suis l’enfant qui ment. Toute ma vie consistera à restituer ce mensonge. […] Toute ma vie reposera sur la perte du regard doux des hommes de Zeralda, une méprise sur ma personne. Le jeu reprend à l’école du petit Hydra, C’est un défi. C’est un effacement. Je me remplace […] Je tiens mon rôle (16-17).
Le jeu est perçu selon la culture environnante comme une activité infantile sans autre finalité que le plaisir ludique. L’entourage familial, pour sa part, associe ces pratiques transgenres au caractère original de l’enfant et à son côté excentrique et artiste, car pour eux «Nina est fantasque. C’est tout. Ce n’est pas grave. Ses habits. Sa voix portée […] Nina est une artiste […]. Elle est dans un autre monde, verrouillé.» (63).
Ainsi, sous couvert de l’illusion et tant que l’attitude ludique du «faire semblant» est maintenue, le jeu est dans la norme et le travestissement est toléré. Si pour les autres, le corps intrigue et amuse, car il joue à être un autre, pour la narratrice, il permet de passer inaperçu, d’être invisible, non marquée et de jouer un double jeu dont elle est la seule à connaître les règles. Le jeu confère ainsi une visibilité aux non-dits en représentant ce que «l’espace social n’autorise pas dans le monde des expériences» (Zekri, 2009: 323).
Or, c’est quand la frontière entre la réalité et l’illusion s’estompe, et quand le jeu tâtonne, que le regard devient suspicieux et que le corps et son travestissement sont mis au ban et confrontés à la question du degré de leur «normalité». Selon la pensée du jeu de Jacques Henriot, l’incertitude est le produit des jeux puisqu’il «introduit le peut-être dans la texture de l’être» (1989: 252). Tant que le caractère aléatoire du jeu est maintenu et que sa finalité est voilée, il ne peut être frappé d’interdit.
Mais à la lecture du roman, nous remarquons que le jeu s’expose de plus en plus, il s’exhibe et assume pleinement sa visibilité en s’extirpant de l’intimité de la chambre, ce qu’elle appelle «le lieu de l’imitation» pour se révéler pleinement. Le doute s’installe face à cette indéfinition de genre, car le jeu de rôle déteint sur le physique et le comportement de Nina «gagne à force de jouer» (52). Quand on l’interpelle dans la rue on l’appelle «petit», «jeune homme», «monsieur-dame», ou on pose la question à la grand-mère: «C’est votre petit-fils?».
Par ailleurs, la narratrice exprime clairement son désir de devenir un homme (37). La réalité prend le pas sur le virtuel quand l’incertitude que le jeu se doit d’installer est évacuée au profit d’une négation des marqueurs vestimentaires et comportementaux régissant le corps féminin. La narratrice rompt donc avec la dimension illusoire du jeu en opposant un refus total aux marqueurs de la féminité et en exprimant le désir d’opérer une transformation. Elle soutient:
Des sandales? Des ballerines? Des boucles? Non, je veux les chaussures de mon père […]. Non, je ne veux pas me marier. Non, je ne laisserai pas mes cheveux longs. Non, je ne marcherai pas comme une fille. Je sais l’odeur de l’homme. Ma nouvelle odeur. Une illusion. Je romps mon identité. Je change ma vie. Sentir mon ventre dur. Ma poitrine musclée. Mes épaules fortes. Se nier, voir un autre visage dans le miroir. Se parler. Se penser virile (52).
Ce rejet catégorique de la grille définitionnelle des genres est ainsi problématique dans la mesure où la dimension illusoire du jeu devient équivoque. En affichant une tendance à l’expression d’un renversement des hétéronomes et une tentative de célébration d’un corps indéfini, la dimension dubitative accordée au jeu de genre est révisée. Le travestissement n’est en effet plus appréhendé comme une simulation périodique à visée ludique, mais comme une métamorphose qui devrait être soumise à une «herméneutique du soupçon» (Ricœur, 1986: 132). Ne pas statuer sur un «genre» et choisir l’ambiguïté en s’adonnant à des jeux de rôle identitaires révèle un corps illisible et donc suspect et malade. Le coefficient de normalité est alors aussitôt examiné: «Quelque chose ne va pas chez Nina. Elle n’est pas normale. Il faut la montrer. La soigner. Elle aura des problèmes, plus tard» (52). Cet aspect équivoque qui dévie le corps de tout essentialisme est stigmatisant. La narratrice cultive une culture du secret face à la défiance éprouvée. En France, Nina subit un examen médical destiné à vérifier la conformité du corps. L’auscultation est vécue comme une invasion physique où le corps, épié, risque de révéler, sous la pression de la fouille, ses multiples strates, elle confie: «Demain on examine mon corps. Demain on trouvera Ahmed et peut-être Brio […]. Demain, ma radiographie. […] Ici je suis sous surveillance» (117). L’exigence de la norme pose comme rationnel les structures binaires. L’indéfinition est dès lors perçue comme anormale et dangereuse, car elle est appréhendée comme une pathologie. La mère de son meilleur ami «Amine» lui interdit d’ailleurs de jouer avec son fils, car elle révèle avoir peur qu’il ne devienne homosexuel au contact de la narratrice. La grand-mère de Nina pose aussi une structure binaire du genre fondée sur l’opposition élémentaire du vrai et du faux en catégorisant sa petite fille comme «garçon manqué» (107) l’incitant à devenir une «vraie fille» (92). Pour solliciter l’approbation de sa grand-mère, Nina introduit un jeu nouveau qui consiste à performer la féminité. Elle emprunte alors des codes comportementaux d’adaptation différentielle en jouant à se convertir à la représentation que la collectivité a de la féminité. Ainsi, face à la pression à laquelle la soumet sa grand-mère en France, la narratrice se conforme au genre assigné et contracte ce qu’elle appelle de «faux gestes» (52). Elle se fait, dit-elle, «présentable, bien coiffée […] porte un pantalon très fin, très fille, imprimé de petits cœurs rouges […] un chemisier à manches courtes et bouffantes […] mon déguisement. Ma peau française» (93). Ainsi, pour parer aux regards inquisiteurs, Nina joue à la fille en jonglant avec la kyrielle de stéréotypes chevillée à chaque genre. Elle se met: «De la Nivea par paquets. C’est encore un faux geste. Un geste volé. La Nivea, ma crème à raser» (52). Cette mise en scène qui reprend la coquetterie traditionnellement attribuée aux femmes suffit à détourner momentanément le trop-plein d’attention en rétablissant la distinction. C’est dans ce sens que la famille répond au doute qui s’installe parmi l’entourage en assurant la naturalité et l’authenticité de l’identité de genre: «Mais non, elle est féminine, elle se met de la crème tous les soirs» (52). Le jeu se retrouve donc impliqué dans une lutte entre l’autonomie de vivre son ambiguïté genrée et l’hétéronomie l’incitant à gommer son indéfinition.
Cette performance culturelle et corporelle place Nina comme un Autre absolu. Selon Julia Kristeva, la société rejette dans l’altérité tout «ce qui perturbe une identité, un système, un ordre. Ce qui ne respecte pas les limites, les places, les règles, l’entre-deux, l’ambigu, le mixte» (1980: 12). Nina est ainsi culturellement Autre par son appartenance linguistique qui, dit-elle, «me rejette, me sépare des autres» (12) ainsi que par son prénom et sa couleur de peau qui sursignifient sa différence et qui font d’elle une Française en Algérie et une étrangère en France. Ne faisant partie ni totalement d’un camp ni uniquement d’un autre à une époque où il ne fait pas bon d’être les deux à la fois, elle est jugée illégitime et sa double altérité implique une double exclusion. À cette stigmatisation s’ajoute la dévalorisation de la femme dans un contexte social régi par un système patriarcal où l’homme a les pleins pouvoirs.
Cette différence affecte aussi le rapport qu’entretient Nina avec elle-même, du moment où l’image de soi est faussée par le rejet qu’elle subit. Elle se voit comme une usurpatrice, une enfant perverse doublée d’une menteuse. Elle avance: «Je fais honte au monde entier. Je salis l’enfance. C’est un jeu pervers […], c’est une enfant perverse.» (51).
Nina joue à être une femme comme elle a joué à être un homme. La masculinité et la féminité révèlent toutes deux leur caractère performatif bien que la signification diffère de l’une à l’autre. Si la performance de la féminité représentait pour Nina un mensonge pour pallier les attaques relatives à son ambiguïté de genre, la performance de la masculinité est multidimensionnelle. Elle constitue au début une vengeance contre les sens uniques, une provocation qui tire plaisir de la confusion et du trouble qu’elle suscite chez les autres. Nina joue invariablement avec les prénoms et constate le malaise que crée cette onomastique itinérante: «Brio contre la femme qui dit: Quelle jolie petite fille. Tu t’appelles comment? Ahmed. Sa surprise. Mon défi. Sa gêne. Ma victoire» (52). Mais le malaise existentiel qu’introduit son altérité infinie convoque une dimension d’autodénigrement qui trouve une résonance dans l’expression du mensonge, de la méprise et de l’imposture qui caractérise le double jeu de genre. Le jeu est donc passé d’une provocation visant à déjouer les fixations identitaires à un jeu de simulacre où la narratrice joue, comme elle le dit, contre elle-même (17).
Mais le jeu permet aussi d’explorer une multitude de modalités d’expression de soi. Nina énonce une fluctuation genrée dès le début du roman où elle révèle devenir: «un corps sans type» (8). Le travestissement introduit à cet effet une extension de son être. Le jeu permet d’intégrer d’autres possibles, d’envisager d’autres perspectives et d’interroger une expansion de soi à même de réajuster la lunette générique. Les pratiques transgenres proposent ainsi une nouvelle grille de lecture qui prend en compte l’insaisissabilité de l’identité ou, comme l’exprime Nina, la possibilité d’être hors de soi. L’indéfinition et l’instabilité permettent ainsi une mobilité de l’identité que la norme sociale lui refuse.
Ce jeu des variables est dans ce sens un jeu d’apprentissage pour le je-narrant enfant. L’expression de soi est donc majoritairement non verbale et passe presque exclusivement par le jeu. Les jeux de rôles que Nina explore donnent lieu à des conduites représentatives où la performance du genre passe par un apprentissage corporel et comportemental. Nina élit un référent qu’elle prend pour modèle de la masculinité. Elle prend exemple sur son père en copiant son apparence, en se comparant à lui et en assumant le rôle de protectrice de la famille, elle le «remplace» (50) en comblant son absence et «se nourrit» (Ibid.) de lui. Elle plaque ses cheveux en arrière. Porte un sifflet autour du cou. Porte un faux revolver dans la poche arrière. Ouvre les épaules. Ouvre les jambes (49). Nina s’exerce à être un homme par une mise en scène de la virilité et de la masculinité qu’elle apprend avec son père qui l’élève comme un garçon, puis par l’imitation des hommes algériens: «Les hommes de la place d’Hydra. Leurs mains dans mes cheveux […]. Par leurs mots. Par leurs gestes lents. Par leur attitude. Par leurs visages. Par l’imitation que j’en ferai. Ici je sais. Ici j’apprends. […] Je rapporte la réalité puis la modifie» (25). La narratrice s’initie à la masculinité de la transformation physique à la conversion comportementale, et apprend à devenir une femme en se basant sur les stéréotypes genrés qu’elle cultive. En devenant invariablement femme ou homme par le jeu des postures, elle nie tout essentialisme du genre et consolide l’idée du genre comme une performance et un apprentissage.
L’incertitude que le jeu introduit répond à l’indécidabilité de l’identité et l’illusion ludique participe à l’émancipation de la narratrice. Le jeu permet à la narratrice de vivre pleinement une pluralité identitaire qui lui est inhérente, libre de tout déterminisme hégémonique. C’est effectivement dans un espace non chargé symboliquement que la narratrice arrive enfin à vivre son indéfinition sans culpabilité. Tivoli tient lieu pour Nina du «tiers espace» au sens que lui confère Homi Bhaba. Un espace hybride, loin des jeux de pouvoir et des absolus qu’ils convoquent, loin de l’arbre généalogique qui subordonne l’identité en lui refusant une individualité, loin de l’altérité de l’Algérie et de la France et de l’exigence de genre. Le verbe «être» constitue une phrase à lui seul à la fin du roman. Être, non plus par rapport à un modèle imité ou selon un modèle auquel se convertir par obligation, mais tout simplement être. Libérée de toute altérisation, l’identité renait à elle-même et pour elle-même en vue d’enfin s’autodéfinir et de se posséder dans son indéfinition originelle. Le passage suivant est à ce titre emblématique:
Je n’étais plus française. Je n’étais plus algérienne. Je n’étais même plus la fille de la mère. J’étais moi. Avec mon corps. […] Je suis devenue heureuse à Rome. J’ai attaché mes cheveux et on a découvert une nuque très fine […]. Des mains et des gestes de femme. Une voix plus grave et contrôlée […]. Mon corps portait autre chose. Une évidence. Une nouvelle personnalité […]. Je venais de moi et de moi seule. Je me retrouvais […]. Je sortais de moi. Et je me possédais. Mon corps se détachait de tout. Il n’avait plus rien de la France. Plus rien de l’Algérie. Tout changeait. Par mon seul corps. De ce qui s’en dégageait. Par sa décision. D’être un corps libre dans les jardins de Tivoli. (184-185)
Selon Barthes, «dès lors que le paradigme est brouillé, l’utopie commence: le sens et le sexe deviennent l’objet d’un jeu libre […] libérés de la prison binaire […]» (1975: 137). Le double jeu de la masculinité et de la féminité a permis à Nina, enfant, d’explorer son hétérogénéité, de se travestir pour devenir autre, d’imiter pour mieux apprendre, d’éclater la façon de concevoir l’identité sexuelle en de multiples modalités d’identification et d’être hors de soi pour se dépasser et revoir les marges de manœuvre de l’identité à l’intérieur de structures sociales figées. Il s’agit donc d’un processus d’apprentissage qui s’est soldé par une conscientisation dont témoignent les interrogations de plus en plus soutenues vers la fin du roman et une écriture fragmentaire où l’identité, tiraillée et étouffée par l’entre-deux, se livre par bribes. Le ton saccadé avance en correspondance avec des binômes qui structurent tout le texte et qui sont alimentés par les quatre problèmes énoncés par la narratrice au début du roman, soit l’entre-deux: fille/garçon, Algérie/France qui génèrent les couples nous/eux, vrai/faux, blanc/brun, mensonge/vérité, etc. Le roman reprend une logique de classification en reproduisant un monde social qui «construit le corps comme réalité sexuée et comme dépositaire de principes de vision et de division sexuants» (Bourdieu, 1998:16) afin d’en démontrer le caractère absurde.
En mettant en scène une narratrice-enfant, l’auteur fait de ce je-narrant en pleine période de développement et d’apprentissage un réceptacle des clichés sociaux et des stéréotypes régulateurs de la féminité et de la masculinité. La reproduction des clichés par l’imitation expose l’uniformité et les irrégularités sociales qui étouffent l’individualité. L’écriture intervient dans ce sens à libérer ces tensions entre les oppositions binaires afin d’assumer une autonomie existentielle fondée sur l’hybridité. Le texte littéraire de Nina Bouraoui arrive à délier la parole pour exprimer les non-dits dans un contexte d’ordre social normatif implacable en mettant en place un «je» enfant dont la candeur permet une exploration des frontières et l’expression d’une complexité identitaire.
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