Ludiques. Quand la littérature se met en jeu

Comme il jouait à la balle et qu’on l’interrogeait pour savoir ce qu’il ferait s’il apprenait que l’heure du Jugement était sur le point de sonner, un jeune homme qui n’était pas encore un saint (qui l’était déjà, mais ne le savait pas) répondit calmement: «Je continuerais de jouer à la balle».

Jouons, mes frères: il n’est que temps.
(Jacques Henriot, «Envoi», Sous couleur de jouer)

 

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Emmanuelle Charneau

Alors que l’on apprend en jouant depuis la maternelle, que travailler en s’amusant est la plus récente trouvaille des gestionnaires d’entreprise, la ludification embrasse chaque jour un peu davantage notre quotidien; depuis l’espace public et les balançoires de la Place des Arts, jusqu’aux sphères les plus intimes où les applications de rencontre ne sont qu’un jeu supplémentaire. Comment, aujourd’hui, discerner la fiction littéraire des entreprises ludiques? Fait-elle partie des «enclaves ludiques, où la question de savoir quelle est la part du factuel et du fictionnel n’est pas primordiale» (Françoise Lavocat)?

Pour répondre à cette question –ou simplement pour en jouer le jeu–, au lieu de tenter de circonscrire la part du «jouer» dans la littérature, renversons la perspective afin de nous demander si la fiction ne ferait pas elle-même partie intégrante d’un grand jeu.

En effet, à grande comme à petite échelle, et même inconsciemment, entrer dans un jeu requiert un nécessaire présupposé de fiction. Que ce soit lorsque l’on s’assied pour jouer avec un enfant pour faire rouler des petites voitures (le tapis, c’est la route), lorsque l’on choisit un pion (je suis le rouge), ou simplement en criant: «Le sol c’est de la lave!»; on fait «comme si». On propose pour le moins une esquisse de règles, on situe les prémisses d’un cadre à découvrir, à explorer, voire à tordre ou à dépasser. Qu’est-ce que le jeu s’il n’est pas l’établissement des conditions propices à raconter une histoire, les premières pierres de ce qui a le potentiel de devenir fiction?

Faire «comme si», peu importe la longueur de la proposition conditionnelle subséquente, revient à établir un contrat, avec d’autres joueurs et, s’il y a lieu, avec un maître du jeu. Quand on joue, on consent à un certain nombre de règles et on sait quand ou comment il prend (ou on y met) fin. Même les initiatives les plus immersives auxquelles nous pouvons avoir accès –nous n’avons qu’à penser à la technologie de la réalité virtuelle, qui prend de plus en plus de place dans le domaine du divertissement–, visant une représentation du monde la plus près de la réalité ou la plus vraisemblable possible, font précisément «comme si».

Et ce, malgré que faire «comme si» n’empêche pas la montée d’émotions et de sentiments bien réels: qui ne se souvient pas avoir renversé le plateau de jeu en perdant, crié de joie en remportant pour la première fois contre son frère à la console, ou bien avoir ressenti une tristesse douce-amère en rangeant le jeu dans sa boîte? Le jeu a le pouvoir de nous emporter, car autant nécessite-t-il un contrat, autant il demeure feintise. Une feintise appartenant à l’ordre du ludique et non à celui de la tromperie, certes, mais dont les frontières sont peut-être plus mobiles et moins distinctes qu’il n’y paraît. De même que Jean-Marie Schaeffer parle de «feintise ludique partagée» pour qualifier la fiction, selon Christophe Bouriau, c’est seulement en voyant le «comme si» comme un type de feintise que l’on peut rendre certaines formes d’expérience a priori paradoxales:

Comment comprendre que nous ayons accès à des émotions et sentiments bien réels face à des œuvres d'art dont le contenu est fictionnel? Pourquoi sommes-nous émus alors que nous ne croyons pas à la réalité des données présentées? Seule l'attitude consistant à faire comme si le contenu de l'œuvre dénotait des personnages et situations réelles permet de lever ce paradoxe. Considérer le contenu de l'œuvre «comme» réel, tout en sachant qu'il ne l'est pas, est la condition requise pour pouvoir vibrer intensément à la lecture d'un roman devant une représentation picturale ou théâtrale, alors même que les événements présentés par ces œuvres sont irréels. (Christophe Bouriau)

Brouillage des cartes: entrerait-on dans une partie de ballon chasseur de la même façon qu’on ouvre un roman, en jouant simplement et délibérément le jeu du «comme si»?

Selon Hans Vaihinger, le «comme si» est la ruse qui permet de poser une fiction en la reconnaissant comme telle en raison de sa fertilité théorique ou pratique, dans quelque activité que ce soit. Pour atteindre certains objectifs, et selon un cadre établi comme par exemple une démonstration ou une approximation, on fait «comme si» une proposition était acceptable, «en dépit de sa non-vérité» (Bouriau, 2013: 105-106). À ce titre, le jeu comme il apparaît dans la littérature, sous ses différents masques, ne permettrait-il pas d’admettre cette ruse? Admettons, juste un instant, que ce roman ne soit pas vraiment un roman mais un jeu, juste pour voir (théorique) ou pour rire (pratique). 

Si le jeu, en tant qu’il fait «comme si», peut bel et bien être utile dans une démonstration, ou incarner une commodité réelle, il a, reconnaissons-le, d’abord une visée hédoniste. Lorsque le jeu adopte le masque du sérieux, c’est pour l’enlever aussitôt et, authentique diable à ressort, retrouver sa véritable nature –pléonasme affirmé– ludique.

Que le jeu a mille et un visage et une seule nature, nous nous en sommes rendues compte lors du colloque «LUDIQUES. Quand la littérature se met en jeu», qui s’est tenu le 22 mars dernier à l’Université McGill à l’initiative de l’ADELFIES (Association des étudiant.e.s en langue et littérature françaises inscrit.e.s aux études supérieures de l'Université McGill), organisé avec Marianne Ducharme, Julie Levasseur, Julien Vallières et Maggie Koggut. Le ludisme s’est imposé à nous dans son omniprésence et sa transversalité. Comme approche théorique, comme thème et, plus récemment dans l’histoire littéraire, comme mode de fonctionnement de l’objet-livre, le jeu nous est apparu indissociable des études littéraires. Rapidement, cette intuition a été confirmée: le foisonnement des exemples s’est transformé en véritable casse-tête. Car des jeux-partis des troubadours jusqu’aux cadavres exquis surréalistes, en passant par les anagrammes, acrostiches ou épigrammes, nombreux sont ces jeux qui investissent le champ littéraire. Ces jeux nous ont apparu faire rhizome: pour chaque exemple nommé, cinq autres surgissaient. Plusieurs ont répondu à l’appel: nous avions effectivement touché quelque chose. L’effervescence était partagée.

Invitation à poursuivre la réflexion amorcée lors de cette riche journée, ce dossier interroge les liens entre le jeu et la littérature. Plus précisément, c’est la fiction moderne et les diverses manifestations qu’elle peut prendre qui trouvent ici leur place. Les articles de ce dossier cumulent les approches, les illustrations, les modèles et les explorations afin d’offrir, sinon une vue d’ensemble, du moins un certain pan et un portrait de l’évolution des interactions qui régissent les formes de la littérature et le jeu. Avec, comme arrière-plan, toujours cet enjeu autour de la définition de la littérarité d’une œuvre: qu’arrive-t-il quand la littérature se met en jeu?

Les jeux littéraires peuvent être génériques (au sens de gender) et se moquer de l’hétéronormativité, comme dans le texte de Chedlia Jedidi et celui de Beth Kearney, où ils retrouvent même des échos intermédiaux. Ils apparaissent aussi dans la relation entre l’auteur de l’œuvre et son lecteur, voire son traducteur chez Astrid Aprahamian, et chez Maxime Plamondon, qui explore la notion de «pacte ludique». Ces effets de mise en scène à vocation ludique sont également analysés par Amine Baouche, dans un corpus de chansons rap francophones. Le débat se situe dès lors dans l’ultra-contemporain, voire dans le post-(tout?), comme le démontre le sujet d’André-Philippe Doré: la pratique du copier-coller comme jeu (littéraire?) sur Facebook. Sur une autre plateforme, les forums de role-play cette fois, Oanez Hélary pose des questions similaires, et spécifiques à ces réseaux. Pierre-Gabriel Dumoulin, lui, développe ce qui est entendu par «récit interactif» et sa place dans l’industrie du gaming. Finalement, de la même façon que le colloque de mars dernier s’est terminé par une conférence des professeures Audrey Coussy et Laurance Ouellet-Tremblay autour de la place prise par le ludisme dans leurs propres pratiques de la littérature, nous avons voulu conclure ce dossier par un entretien, version 2.0 de cette dernière conférence, où le ludisme fut le véritable invité d’honneur. 

Si ce dossier paraît ainsi ouvert à mille et une facettes et possibilités, c’est probablement grâce à l’aspect rhizomique permis par le «comme si», qui autorise au jeu d’être sans cesse rejoué et d’explorer chaque fois de nouvelles avenues, pour le plaisir, ou parce qu’il est simplement fertile: ce n’est pas parce qu’on fait «comme si» que l’on ne tente pas sérieusement d’atteindre la vérité (Christophe Bouriau).

Marie Raulier

Pour citer

2019. Ludiques. Quand la littérature se met en jeu. Cahier virtuel. Numéro 7. En ligne sur le site Quartier F.
http://quartierf.org/fr/cahier/ludiques-quand-la-litterature-se-met-en-jeu

Astrid Aprahamian
Nabokov le traducteur est-il le même que Nabokov l’écrivain?
Amine Baouche
Certains textes de rap francophones présentent une tendance à l’humour et au jeu.
Pierre Gabriel Dumoulin
Le récit est soumis à son époque et évoluera en conséquence.
Oanez Hélary
Les forums de jeux de rôles permettent une écriture nouvelle et collaborative.
Beth Fenn Kearney
La spectralité caractérise la figuration du féminin dans l'univers ludique de «Dons des féminines».
Audrey Coussy, Laurance Ouellet Tremblay, Marie Raulier, Marianne Ducharme
Est ludique ce qui échappe à notre total contrôle dans notre rapport au texte.
Chedlia Jedidi
Le jeu permet d’explorer une multitude de modalités d’expression de soi.
Maxime Plamondon
Certains textes seraient encadrés par un pacte ludique au fonctionnement implicite.
André-Philippe Doré
Le mème-jeu est une pratique redéfinissant les notions d'art, d'auteur.e et de fiction.