Coudées franches

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Cahier référent

Tu réfléchis à un projet d’écriture. D’abord tu penses à un titre: Coudées franches. Ce serait à propos d’une femme qui se déplace dans la ville. Tu souhaites écrire sur le désir, faire parler un corps désirant, dans une forme rythmée par les pas et le paysage urbain, entre prose et poésie. 

Nous sommes en 2014.  
Ce projet, tu ne l’écriras pas.
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Tu t’installes à ta table de travail. Tu écris deux, trois mots, une phrase. Tu effaces. Le curseur clignote. Tu commences une autre phrase. Tu l’effaces aussi. Un vertige s’installe et tout ce qui est autour, tout ce qui n’est pas des mots sur la page, jusqu’à la couleur du plafond et du mur, leur texture, mobilisent toute ton attention. 

Tu ouvres un nouveau fichier, puis un autre et encore un autre. Plus le temps passe, plus tu t’absentes. À un point, tu commences à arracher tes cheveux, un à un. Ils forment une pile sur le plancher. Ta tendance à vouloir tout effacer s’étend à ton corps. Tu te crispes, et la tension monte dans ton cou. Tu connais bien ces états, ces jeux de fuite et de destruction. Mais, chaque fois, tu ne sais pas comment en sortir. Ça dure des jours, des semaines, des mois. Et tu te convaincs que tu préfères ne pas écrire. 

Et c’est précisément ce que tu fais, ou plutôt, ce que tu ne fais pas. 
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Pour Giorgio Agamben, Bartleby, en tant que scribe qui a arrêté d’écrire, représente: «la figure même du rien dont procède toute création et, en même temps, la plus implacable revendication de ce rien comme pure et absolue puissance» (2014: 41). Il écrit:

Ce n’est qu’au moment où nous parvenons […] à faire l’expérience de notre impuissance même que nous devenons capables de créer […]. Et le plus difficile, dans cette expérience, ce n’est pas le rien et ses ténèbres, où cependant beaucoup restent emprisonnés à jamais –le plus difficile c’est d’être capable d’anéantir ce rien pour faire être, à partir de rien, quelque chose (38).

Et tu reviens à France Théoret, pour qui celle qui souhaite écrire doit trouver, en plus de la chambre et de la rente proposées par Woolf: «le support affectif, des relations nécessaires qui vont permettre le passage à l’acte de l’écriture, et surtout la ténacité qu’il faut pour continuer envers et contre tout et tous» (1987: 105). 

Elle écrit: «Barrée, ça n’écrit pas. Obsessive, ça n’écrit pas. Illégitime, ça n’écrit pas. Un pur vouloir dire, ça n’écrit pas» (106). Et toi, tu t’es demandé et tu te demandes encore, en la lisant: mais alors qu’est-ce qui écrit? Comment faire pour traverser le rien, ou, pour parler comme Agamben, l’anéantir par la création?

Peut-être qu’il s’agit, comme l’avance Annie Ernaux dans son journal d’écriture, d’explorer, en écrivant, où se situe son propre désir, de le retrouver par tâtonnements. Elle affirme: «J’ai besoin de découvrir sur quoi j’ai le désir d’écrire, de connaître ma nécessité, et souvent ma nécessité la plus dangereuse, celle qui me fera m’engager pour des mois dans un texte, vivre avec lui constamment et aller jusqu’à la fin, coûte que coûte» (2011: 10-11).

Mais, pour ce faire, il faut d’abord prendre un premier risque: celui de sortir du rien. Pour Anne Dufourmantelle, le risque ne détermine «pas seulement l’avenir, mais aussi le passé», puisqu’il est à même de «désarmer la répétition» (2011: 13). Prendre le risque de l’écriture demande la capacité de s’abandonner: puisque toute création se présente comme «un pari dont l’un des deux termes vous échappe, que l’on voue au hasard, à la chance ou à tout autre visage de l’imprévisible» (36).

Le peu que tu arrives à écrire, tu l’écris –et tu l’écris seulement– à partir de tes projets avortés, de l’impossibilité d’écrire, qui est tout à la fois pour toi une menace et une séduction. C’est cette possibilité de l’impossibilité qui fait naître le sentiment d’urgence et qui permet que le décompte des mots n’aboutisse parfois plus à une somme négative et qu’il reste quelque chose sur la page, ne serait-ce qu’une seule ligne.

L’idée d’Agamben selon laquelle le point de départ de la création est le rien te rappelle une performance de l’artiste Tracey Emin, Exorcism Of The Last Painting I Ever Made. En 1996, durant quatorze jours, elle s’enferme dans une galerie d’art, avec pour objectif de surmonter sa difficulté à peindre, de faire un exorcisme de sa dernière toile, une toile ratée. 

Toi aussi, tu veux rendre visible l’invisible, montrer l’envers du décor: les idées restées à l’état d’idées, les pages jamais soumises, jamais écrites. C’est là que se situent tes Coudées, demeurées du côté du rien parce que le processus n’a jamais vraiment été enclenché. Oui, il y a eu des brouillons, quelques pages écrites puis jetées, mais il y a eu surtout une nécessité –qui a été aussi un choix: la fuite. 

Et si ce projet n’est plus, il te reste le souvenir d’un danger plus effrayant peut-être que l’écriture elle-même: le néant dont il est possible de ne jamais revenir. Tu te rends de plus en plus souvent au bout de tes phrases. Tes cheveux ont repoussé. Et, à présent, quelques mots, c’est déjà mieux que rien.

Pour citer

Desmarais, Nelly. 2018. Coudées franches. Titres manquants. Cahier virtuel. Numéro 4. En ligne sur le site Quartier F. http://quartierf.org/fr/article-dun-cahier/coudees-franches

Référence bibliographique

Agamben, Giorgio. 2014. Bartleby ou la création. Belval. Circé.

Dufourmantelle, Anne. 2011. Éloge du risque. Paris. Payot & Rivages.

Ernaux, Annie. 2011. L’atelier noir. Paris. Éditions des Busclats.

Freedman, Carl, Rudi Fuchs et Janet Winterson. 2006. Tracey Emin: Works 1963-2006. New York. Rizzoli.

Théoret, France. 1987. Entre raison et déraison. Montréal. Les Herbes rouges.

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