Il libro dei mattini (Le livre des matins) de Sandra Occhipinti

Auteur·e·s de l'article d'un cahier
Cahier référent

Sandra Occhipinti est née en 1924 à Sant’Ambrogio, petite ville près de Torino, en Italie du Nord. Son père est pharmacien, sa mère s’occupe de l’administration et de la comptabilité pour le magasin de son mari. Sandra est la deuxième de trois filles. Elle reçoit une instruction à l’école primaire. En 1942, en pleine Seconde Guerre mondiale, elle devient l’épouse de Maurizio Bordone, de dix ans plus âgé qu’elle, et quitte ses parents pour aménager chez lui. Riche commerçant, Maurizio double ses revenus en collaborant avec les autorités locales fascistes. S’il joue le rôle du collaborateur et du spéculateur, il s’engage aussi à aider les familles en difficulté de Sant’Ambrogio en leur fournissant de la nourriture, des médicaments et d’autres produits de base. Sandra et Maurizio auront quatre fils et deux filles, ainsi que douze petits-enfants.

Le lundi 29 mai 1993, Sandra et Maurizio réunissent la famille pour le traditionnel dîner de la Pentecôte. Les invités succombent aux mets cuisinés et empoisonnés par Sandra Occhipinti, qui s’enlève aussi la vie en consommant son propre poison. Une seule fille, Miriam, survit. Elle ne comprendra jamais l’acte terrible commis par sa mère.

Femme et mère exemplaire, aimée de son mari, de ses enfants et de ses voisins, Sandra Occhipinti entre dans l’histoire italienne comme la meurtrière ayant décimé sa famille, en tuant en un seul repas trente-six personnes. Aux enfants et aux petits-enfants de Maurizio et de Sandra, il faut en effet ajouter les conjoints de leurs enfants, la mère de Maurizio, deux sœurs de Sandra, leurs maris et leurs enfants, et quelques cousins et cousines.

Après avoir passé deux ans dans une clinique psychiatrique, Miriam, la fille survivante, cherche une explication parmi les affaires de sa mère. Dans une armoire de la cuisine, elle trouve les centaines de cahiers que Sandra a rédigés. Elle réalise que sa mère, depuis son mariage, a tenu un journal.

Tous les lundis, Sandra Occhipinti relate ses activités depuis son réveil jusqu’au moment où la famille se retrouve pour déjeuner dans la salle à manger. Sandra se lève vers cinq heures. Elle fait un tour de rangement dans les pièces communes de la maison. Jusqu’à la fin des années 1960, le rez-de-chaussée accueille aussi un poulailler et un petit enclos pour des chèvres. Elle s’occupe donc de la cueillette des œufs et de la traite du lait. Puis elle prépare le déjeuner, et passe enfin d’une chambre à l’autre pour réveiller son mari et ses enfants.

On a supposé que l’écriture du journal se déroulait après le départ du mari au bureau et l’arrivée d’une voisine, Carmela Zolfo, qui, pendant trente ans, travaillait dans la maison comme domestique, aidant Sandra avec les enfants et le ménage. Elle aussi, accompagnée de son mari et de leur fils demeuré célibataire, mourra durant le repas fatidique.

L’écriture est pour Sandra un rituel. Elle décrit dans l’ordre de leur déroulement les actions qu’elle accomplit. Les descriptions des tâches journalières sont intéressantes parce qu’elles permettent d’assister à la transformation de la maison du fait de l’arrivée de nouveaux outils ménagers et du réaménagement des lieux en lien avec les modes des différentes époques.

En 1996, Miriam confie les cahiers de sa mère à l’Archivio Diaristico Nazionale (les Archives nationales des journaux intimes) de Pieve Santo Stefano (http://archiviodiari.org/), l’une des rares institutions publiques italiennes spécialisées dans la conservation du patrimoine autobiographique amateur. Les écrits de Sandra Occhipinti y sont librement consultables.

Gianluca Tosatto, éditeur de l’historique maison italienne Einaudi, comprend la valeur commerciale de cette œuvre. Il embauche une jeune écrivaine, Gianna Marucchio, qui, en 1997, vient de gagner le renommé prix Calvino pour son premier livre, le recueil de nouvelles Vento freddo, vento caldo (Vent chaud, vent froid). L’écrivaine passe plusieurs mois dans les archives de Pieve Santo Stefano. Il libro dei mattini (Le livre des matins), composé de quatre tomes de cinq cents pages chacun, sort en librairie entre 1998 et 2001 et devient aussitôt un bestseller. Marucchio décide de ne pas signer comme auteure du livre, mais comme directrice exécutive du projet. Pour elle, Sandra Occhipinti doit être reconnue comme l’écrivaine de cette œuvre. Sandra a en effet un style littéraire particulier que Marucchio a essayé de préserver.

Le livre des matins devient un succès international. On pourrait croire qu’un livre de deux mille pages où l’on relate des besognes ménagères devrait achever d’ennui le lecteur. Mais si celui-ci lit le déroulement minimaliste d’un quotidien, il vit dans son imagination le déploiement de la vie sécrète d’une assassine, il cherche à trouver l’envie de tuer, la haine, derrière chacun des actes de Sandra Occhipinti. En quelques années, Le livre des matins a été traduit en douze langues, et est devenu l’un des livres de la littérature contemporaine italienne parmi les plus lus au monde. La traduction française a été réalisée par Frédéric Sambuchi, et publiée chez Gallimard entre 1999 et 2002.

Le succès du Livre des matins est aussi dû au travail de Gianna Marucchio. L’écrivaine a choisi, entre autres, de trier et de conserver, pour la publication, les lundis où Sandra décrit son corps et y réfléchit, c’est-à-dire que par l’écriture, elle prend conscience de son état de santé quotidien et de sa transformation physique en lien avec ses grossesses ou son vieillissement. À partir de ses trente ans, elle rédige des pages entières sur l’observation de son anatomie dans la salle de bain. Elle examine ses grains de beauté, ses dents et ses gencives, la formation de son double menton, la tension et l’élasticité de ses articulations, les sensations qu’elle éprouve au contact de l’eau de la douche. Dans un entretien que Gianna Marucchio a accordé au journal italien La Stampa, paru le 10 janvier 1999 à l’occasion de la sortie du deuxième tome, elle souligne que les descriptions corporelles révèlent la vraie vie de Sandra. Son existence la plus intime et la plus libre se déroule dans la salle de bain en dialogue avec sa chair. Si dans son quotidien elle s’occupe des autres, suit le rythme et les opinions de son mari et de ses enfants, dans son intimité elle s’épanouit sensoriellement. Dans son journal, elle ne relate jamais ses désirs ou ses rêves, mais elle affirme le plaisir de se toucher, de se contempler dans le miroir. Progressivement, les descriptions corporelles s’approfondissent, deviennent plus précises, charnelles, passionnelles. Et dans les dernières années, elle montre un amour obsessionnel pour son corps, presque maladif.

Si je vous parle aujourd’hui de ce livre, c’est parce qu'on n’a jamais essayé de comprendre la personne derrière la meurtrière. En dehors de Gianna Marucchio dans quelques-uns des témoignages qu’elle a accordés à la radio et à la presse, la romancière Marta Parmigiano, l’une des principales représentantes de la littérature féministe italienne, est la seule qui a rendu hommage à l’œuvre de Sandra Occhipinti. En 2006, Parmigiano cite Le livre des matins dans une communication sur l’essai Les subalternes peuvent-elles parler? de Gayatri Chakravorty Spivak (2009), qu’elle a tenu pendant un colloque international organisé par le CIRSDE (Centre interdisciplinaire de recherche et d’études des femmes et du genre)  dans la ville de Turin. Elle revient sur cet écrit fondateur des études subalternes et postcoloniales de la théoricienne indienne, où elle dénonce l’ambiguïté de différents essais philosophiques et politiques qui défendent les droits des femmes où les écrivains hommes ne donnent jamais la parole aux groupes de femmes dont ils parlent.

Si, dans le cadre de mes recherches de doctorat sur la valorisation d’écrivaines italiennes oubliées ou marginalisées, j’étudierai Le livre des matins, c’est pour reprendre les propos tenus par Marta Parmigiano dans sa communication sur Spivak, où elle souligne que Sandra Occhipinti a été une femme subordonnée à son rôle social, une personne invisible, jusqu’à devenir, à l’opposé, une meurtrière. En lisant son journal, on voit apparaître sa personne dans toute sa complexité, surtout par son style formel où elle alterne des descriptions minimalistes de tâches ménagères avec des descriptions corporelles intimes.

L’écriture sensorielle de Sandra dans sa salle de bain est un procédé de libération existentielle des identités imposées par les autres, une libération que, malheureusement, elle n’a pas pu vivre dans la réalité.

Pour citer

Scarpulla, Mattia. 2018. Il libro dei mattini (Le livre des matins) de Sandra Occhipinti. Titres manquants. Cahier virtuel. Numéro 4. Publication en ligne sur le site Quartier F. http://quartierf.org/fr/article-dun-cahier/il-libro-dei-mattini-le-livr…

Référence bibliographique

Chakravorty Spivak, Gayatri. 2009. Les subalternes peuvent-elles parler?.Tr. Fr. Jérôme Vidal. Paris. Éditions Amsterdam.

Autres articles du cahier
Pierre-Marc Asselin
C’est à se demander si l’auteur est au courant qu’il y a un monde à l’extérieur de lui-même.
Marie-Ève Fortin-Laferrière
Qui n’a jamais eu ce sentiment de vide abyssal devant un auteur enchaînant les dédicaces?
Émile Bordeleau-Pitre
Brûlez tous vos livres, comme le doyen de l’université d’Istanbul disait le faire à Erich Auerbach.
The website encountered an unexpected error. Please try again later.