Pour quelqu'un d'autre

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Cahier référent

«Être quelqu’un d’autre. […] Il n’est peut-être pas trop tard pour changer de peau définitivement, de haut en bas et de long en large.»
Anne Hébert

L’entrainement s’éternisait. Il nous arrivait de rester à la piscine jusqu’à 22h durant la période précédant une compétition. Mes mollets et mes bras s’ankylosaient à un tel point que je n’arrivais plus à me donner une poussée suffisante pour sortir de la piscine. B. ne m’y aiderait pas. Je n’avais pas été à la hauteur. Mes brassées avaient été lourdes et irrégulières, mes abdominaux s’étaient relâchés de fatigue, me faisant adopter une posture que je savais mauvaise. J’arrivais à me voir à travers ses yeux, je voyais mon dos de son angle comme si on me transmettait l’image d’une caméra destinée à la télévision sportive. Je connaissais tellement les corridors que je n’avais plus à y porter attention.

J’essuyai mes jambes fuselées, y appliquai une crème hydratante. Mes cheveux commençaient à retrouver leur couleur blond clair en séchant. B. partit sans dire un mot. Il pesterait sans doute jusqu’au bar, m’insulterait devant toute l’équipe de natation. Il exposerait sa déception, regretterait d’avoir investi autant d’énergie en moi. Il n’avait pas besoin de me le dire pour que je le sache. Je m’habillai hâtivement, nouai mes cheveux en chignon. Je m’assis en face de mon casier, y déposai la solution liquide pour emplir la seringue neuve. Mon bras allait rester marqué d’une ecchymose de la taille d’un deux dollars. Personne sauf B. ne le saurait: demain était un jour de congé.

Je savais que cela le dégoûtait, lui pour qui le sport revêtait une valeur sacrée, intouchable. Pourtant, je n’avais pas le choix de le faire, pour notre bien. Je levai les yeux vers le portrait de B., sculptural dans son maillot, impassible. C’était à l’époque de Comaneci, des enfants prodiges, des commanditaires enthousiastes. On ne souriait que sur la première marche du podium. L’olympisme dans sa forme la plus pure. Je ne ferais jamais mieux. À cet instant, je m’en suis voulu d’avoir mal pour si peu. Quelques heures plus tard, l’épaississement artificiel de mon sang me donnerait une illusion de récupération, je sentirais mon corps ferme et disposé, me tiendrais debout avec les pieds bien plantés au sol comme l’homme de la photo. Pourtant, je savais par son silence de portrait que je n’appartiendrais jamais à son rang.

J’ai rejoint B. dans la boîte de nuit où nous sortions. Autour de lui: l’élite en devenir de la natation féminine canadienne. J’avais la conviction de ne pas y avoir ma place, mais un peu plus tard, j’arriverais en faire abstraction. B. me tendit le petit sachet de poudre blanche, dont la valeur était probablement incluse dans le montant que mes parents lui versaient pour s’occuper de mon avenir. Durant les courts instants d’intoxication que me procurait la cocaïne, j’arrivais presque à ignorer son dégoût manifeste à mon endroit. Je ne voyais plus peser sur ses épaules le poids de la responsabilité que je lui engendrais. Pendant que j’inhalais sans gêne la poudre sur la table de bois –privilège des athlètes–, il me caressait doucement les hanches, posait sa main sur le bas de mon ventre. Je sentais son corps ferme pulser sur mon dos, presque rassurant tout à coup. Le doux sentiment que me procurait son approbation ne durait pas plus longtemps que l’agréable bourdonnement au ventre amené par la drogue. Mon sang devenu visqueux faisait battre mon cœur dans mes tempes, me donnant la capacité de me trémousser sur la piste de danse jusqu’à ce que B. m’interpelle de façon autoritaire. Il me ramènerait chez moi.

B. semblait se plaire dans ma nudité. Il pétrissait fermement mes cuisses comme s’il pensait les façonner lui-même. Il ouvrait sa braguette avec assurance, laissant découvrir l’imposante érection que je m’étais efforcée d’alimenter durant la dernière heure. Il m’arrivait de penser que je lui devais au moins cela. Pour être honnête, ces moments ne me déplaisaient pas. Je n’avais presque pas d’effort à fournir pour lui plaire, seulement être ouverte, disponible et gémissante. La cocaïne m’aidait à crier sans gêne, à me tortiller comme une chatte sans avoir à penser aux mouvements à exécuter. Son attirance pour moi me mystifiait à chaque fois. En ne faisant presque rien, j’avais l’impression d’être entière à ses yeux, comme s’il jouissait de ma seule présence. Je n’étais témoin de sa satisfaction que lorsque nous étions au lit, et ce nouvel accès à lui, si mince pût-il être, m’excitait. Je le trouvais beau lorsqu’il perdait le contrôle, le visage tordu d’intensité.

***

B. faisait de brusques va-et-vient en moi. Il éjacula en agrippant furieusement ma tignasse blonde. Je ne me rendais pas compte, à cet instant, que ce qui excitait plus que tout mon entraineur était de posséder tout à fait l’une des nageuses les plus performantes que ce pays connaitrait.

Pour citer

Gagné, Laurence. 2018. Pour quelqu'un d'autre. Quelqu'un d'autre. Cahier virtuel. Numéro 3. En ligne sur le site Quartier F.
http://quartierf.org/fr/article-dun-cahier/pour-quelquun-dautre

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