De la légitimité du désir et de l’ingouvernabilité au féminin

Critique de l’emprisonnement des femmes de l’industrie culturelle

Auteur·e·s de l'article d'un cahier

Femme ingouvernable, qui es-tu? L’habitacle d’une rage ancienne et légitime ou cicatrice d’un réel espéré, épuisé de la haine de toi? Pour ma part, je t’aime et peut-être aveuglément. J’ai fait de mon corps le gardien de ta puissance il y a longtemps déjà. Car, réciproquement, tu me soignes. Nous avons fait alliance pour fonder en moi le temple d’un insatiable désir de se faire résistance en actes, vivace, embrasée. Or, comment éviter qu’un tel désir ne m’engage à te résister à ton tour? J’ouvre ici le champ d’un questionnement qui dérobe à l’autocritique la promesse du devenir et qui risque inévitablement d’ébranler ta valeur toute positive. 

Le terme ingouvernable tient sa source dans un emprunt technique au mot grec «kubernan», issu très précisément de la langue nautique et signifiant «Diriger un navire»; gouverner, au sens politique, renvoie irrémédiablement à l’acte de donner une direction, un sens, une orientation (REY, 2012: 1619). Sur le plan de la subjectivité, la gouverne renvoie conventionnellement à la raison qui tranche, qui obtempère1. La femme ingouvernable serait celle au contact de qui la direction s’étiole, perd sa valeur d’effectivité, ou est rejetée; il y a défaut de réception. Est-ce parce qu’elle est malade, stupide, bête ou autrement dit socialement indomptable, hystérique ou mal élevée? Doit-on plutôt la décrire comme celle qui nie la direction qui lui est imposée dans une perspective consciente et active de résistance? Car, si le mot «ingouvernable» nous dit nécessairement qu’elle résiste aux ordres venus du dehors, il ne nous indique point si la femme qui est par lui qualifiée peut (se) gouverner elle-même. C’est au creux de cette tension, à mon sens, que repose la valeur émancipatrice d’un tel usage. 

En effet, le mot ne devrait pas en lui-même savoir nous satisfaire: rappelons que toute une part de la violence faite à l'encontre des femmes à travers l’Histoire tient sa prétendue légitimité dans le fait qu’on leur aura refusé le statut de sujet de raison2. Ce problème est par ailleurs loin d’être complètement résolu. Sans compter que c’est loin des principes, et bien plutôt à partir des apparitions possibles de la femme ingouvernable à même le réel, là où elle se donne comme immanente, qu’il s’agit de questionner sa valeur. Ainsi, l’acte de langage qui m’intéresse suppose que l’on se donne les moyens de la reconnaître, de la nommer lorsqu’elle apparait, justement. Mais l’exercice qui suit ne se réclame pas d’un nominalisme; la perspective critique s’avère nécessaire pour se prémunir contre la tromperie de plus en plus sophistiquée que nous donne à consommer l’industrie culturelle, où la femme se présente volontiers et toujours davantage suivant une attitude combattante, critique. J’envisage ce texte comme un jeu de renvoie entre le réel et la construction langagière visant à redécouvrir, malgré tout, le potentiel de résistance contenu en la figure de la femme ingouvernable. 

Poule pas de tête ou révolutionnaire? La figure de la féministe résistante a fait l’objet d’une récupération délibérée jusqu’à devenir un archétype incontournable de l’industrie culturelle. Par le fait même, cette figure en est venue à habiter nos chairs3 et nos imaginations sous des formes toujours plus variées, mais aussi de manière à embrouiller la valeur de la résistance féminine. À Olympe de Gouge et Fridah Kalho, se substituent maladroitement Beyoncé et The B**** in appartment 23 (télésérie écrite par Nahnatchka Khan, 2012). Quoi qu’il en soit, qu’on la reconnaisse ou non, qu’on en consomme ou non l’image, la femme ingouvernable se donne comme existante au sein du paysage contemporain. Mais sous quelles modalités4, justement? 

L’existence excessive d’une figure trompeuse

L’industrie culturelle aura fait naître de nouvelles manières, pour les femmes, de participer du réel capitaliste, de se projeter en lui. Comment réfléchir à l’agentivité de celles qui travaillent en son sein en s’y faisant porteuses de contenus qui lui sont cohérents?  

La double considération pour les contenus et l’industrie qui constitue leur condition de possibilité est d’autant plus pertinente ici, car, comme nous le verrons, celle-ci s’inscrit à même les matières visibles et audibles, dans les mots et les images, des cas de figures issues de la musique pop qu’isole mon analyse. Je choisis des chanteuses, d’abord parce qu’elles font usage de langage, de mots que porte leur «voix»5, mais également parce qu’elles sont envisagées comme des personnages. Leur évolution sur une ligne du temps est pour ainsi dire donnée en récits perceptibles, plus ou moins courts, et méticuleusement racontés par l’entremise de techniques marketing. Ces constructions visent sans aucun doute leur appropriation par les jeunes filles elles-mêmes. Le cas de Miley Cyrus est à cet égard fascinant puisqu’il aura permis aux jeunes adeptes d’Hanna Montana de grandir avec elle et d’expérimenter avec leur idole sa grande transformation. Le jeu évolutif permet d’inscrire des points de rupture, ou autrement dit, d’inscrire dans le récit de la protagoniste le moment de sa révolte en tant que passage obligé. Ainsi, la figure de l’adolescente joue généralement en ces récits un rôle primordial. Elle tend à incarner la rupture qui permet d’installer de façon cohérente la figure de l’ingouvernable. Or tentons ici de lire ces récits, d’en fournir une lecture à caractère émancipateur. 

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I'm a slave for you (2001), Britney Spears

Voyons d’abord le cas de Britney Spears. Rappelons qu’elle apparaît, en 2001, vêtue de haillons roses dans le clip I’m a slave for you (2001) pour s’instituer ainsi dans l’histoire sexuée en tant qu’esclave. Certes, cet usage apparaît être en contradiction avec le caractère affirmatif de son comportement, lequel se veut comme l’expression d’une libération sexuelle6 toute personnelle, où la jeune adolescente «not yet a woman» (I’m not a girl, not yet a woman (2001)) assume enfin ses pulsions au-delà d’une vision prude de l’amour. La jeune pucelle de Baby one more time, alors représentée en écolière déploie dorénavant une curiosité «libérée» pour sa sexualité7. Britney choisit-elle quoi que ce soit dans un tel processus? D’abord, selon ses propres dires, elle est saisie par un appel pulsionnel qui la dépasse: «I can’t control it. I can’t hold it». La pulsion est par ailleurs indiscernable du personnage qu’incarne Britney, là où sa réalisation en tant que femme, ou encore son entrée dans le monde –«All you people look at me like I'm a little girl. Well did you ever think it'd be ok for me to step into this world»–., dépend de la réalisation de «sa» quête pulsionnelle. Ainsi, son désir est de se faire esclave de l’usage langagier lui-même: Britney invoque à travers la figure de l’esclave le véritable maître en lequel son désir se fond. Qui est-il? Il est à la fois la danse, «you», le garçon d’à côté, l’industrie qui a produit la marque «Britney Spears» et avec elle: la fatalité d’une certaine perspective sur la réalisation de la femme dans la société. Ainsi, elle s’offre, elle, sa vie, sa sexualité, sa force de travail et son consentement, au maître, à un désir qui lui est étranger et qu’elle joue si bien à faire sien: «I really wanna do what you want me to». 

La vidéographie d’Iggy Izzalea répond à une autre construction narrative que celle de Britney. Dès son entrée au sein de l’industrie culturelle, Iggy est déjà radicale. Cette radicalité est légitimée dès l’abord par les forces irrévérencieuses instituées par la culture Hip Hop dont elle cultive le prolongement de manière, ma foi, inusitée. Son arrivée en scène est initiée avec Pu$$y (2014), chanson structurée comme un mode d’emploi: Iggy y donne une série d’ordres organisant la tenue d’un cunnilingus. Son vagin s’y présente comme étant doté d’un arsenal visant une désublimation totale et s’attaquant ainsi à la figure politique d’Abraham Lincoln.

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Pu$$y (2014), Iggy Azzalea

Si les textes louent ainsi les vertus de la jouissance féminine, les images, elles, nous disent autre chose. Outre, peut-être, l’instrumentalisation gênante du jeune garçon qui redouble le prétendu pouvoir d’Iggy sur la gent masculine, je note un retour incessant des signes de la domination du masculin et de la jouissance imposante de l’homme. Un chien en laisse tenu par un homme, des popsicles dans la bouche des femmes, un arrosoir qui mime un pénis; série d’images à l’intérieur de laquelle le comportement des femmes (en série qui plus est) vient s’inscrire pour consolider le stéréotype de la jouissance masculine. Elle en est maître et encore toujours l’esclave. 

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Work (2014), Iggy Azzalea

La chanson Work est peut-être plus révélatrice encore de la fonction du comportement sexuel de la femme, assumé comme marchandise avec une valeur d’échange par l’industrie culturelle. La sexualité d’Iggy et celle de la femme y est présentée comme force productive. Il est encore plus aisé de voir comment son personnage se libère pour mieux se soumettre. Dans cette chanson, Iggy fait référence à son passé, celui auquel elle a échappé. Son histoire en est une de «self made woman», une histoire de réussite individuelle, mais au ton cynique et désabusé: «I'm tryna let you know what the fuck that I've been through […] No money, no family. Sixteen in the middle of Miami. I've been up all night, tryna get that rich». Iggy conserve ses origines de «white trash». Elle admet ici que la pauvreté qu’elle a connue l’a formée. La notion de travail est centrale à son système de valeur. Le travail est en effet présenté comme condition de la sortie de la pauvreté. L’accumulation de pièces et le patriarcat non seulement sont valorisés par Iggy, mais son schéma cristallise la valeur de la femme fondée sur son «ouvrage sexuel». Ainsi Iggy incarne la «valley girl giving blowjobs for louboutins», et ce, très littéralement: c’est l’acte de soumission au travail sexuel ici représenté qui lui garantit la sortie de l’asservissement économique. Le clip se termine sur une scène d’Iggy qui marche dans une métropole, avec des habits chics (le veston), dont le style contient quelque chose de son passé de jeune fille pauvre (le mini-short), rappelant l’univers du travail de bureau, de la femme d’affaires. Son désir débouche sur le désir du patriarcat, ou autrement dit du capitalisme, réalisé: elle jouit du travail qui la soumet. La forme du rap ici dénaturée vient conjurer son sort à la perfection. Cet art inventé pour dénoncer les injustices sociales est utilisé dans une perspective «dénonciatrice» douteuse, en tant qu’elles sont tout autant valorisées et reconduites. Le référent de la jeune fille désavantagée par la société est instrumentalisé au profit symbolique du système qui lui fait violence. Mais Iggy est un symptôme ou surtout un produit: c’est l’industrie culturelle en tant qu’espace objectif de la société qui légitime une telle possibilité en l’actualisant. Ainsi il n’est pas question de mépriser une jeune fille qui, plus que d’autres, aura senti la nécessité de se vendre pour faire sa place dans le monde –c’est aussi elle le personnage de ce vidéoclip. 

D’un point de vue d’une critique de l’industrie culturelle, Beyoncé est peut-être l’une des plus controversées des femmes «ingouvernables» de la culture populaire américaine, du moins si l’on considère la part importante que joue l’imaginaire de la lutte dans sa vidéographie. Beyoncé commence sa carrière en chantant un RnB à caractère trivial sans qu’on ne puisse douter de la fougue dont elle fera preuve avec les années qui passeront. On comprend bien a posteriori comment son attitude de «badass» lui permet toutefois de ne pas perdre son sang-froid dans une industrie qui s’est avérée des plus destructrices pour plusieurs. Elle s’y manifeste toujours de manière plus affirmative. Également, «entrepreneure» de l’industrie musicale –elle a pour ainsi dire depuis longtemps dépassé le statut de simple instrument. Elle fonde l’entreprise Ivy Park (2016) et endosse dorénavant la production d’une marque de vêtements fabriqués par des couturières sri lankaises pour 54 cents l’heure8. On ne s’étonne point d’ailleurs de l’allocution où elle se proclame: «the new Bill Gates in the making » (Formation, 2016). Beyoncé prouve son caractère «ingouvernable» l’année même où elle prononce ces paroles, pour se venger des infidélités de son homme, elle sort Lemonade où elle incarne une libération du joug du couple, du mariage et de l’homme infidèle. Dans le processus de son accomplissement au sein de l’industrie, Beyoncé n’hésite pas à mobiliser des référents «intersectionnels» tirés des domaines de luttes antiracistes et féministes. Or, l’inévitable constat est le suivant: ces référents de luttes véritables, extraits de leur contexte d’émergence au profit de «revendications» capitalistes, changent de fonction9

Pour ne donner qu’un exemple, au moment de la mi-temps du Super Bowl (2016), Beyoncé et ses danseuses performent déguisées en Black Panthers. La récupération du capital symbolique de ce mouvement révolutionnaire de libération afro-américaine d'inspiration marxiste-léniniste et maoïste est hautement aberrante et contradictoire. Robert Greene II (2015) rappelle que le programme des Blacks Panthers Ten Point Program (1967) demandait «an end to the robbery by the capitalists of our black and oppressed communities». Il ajoute: «[…] rasing this element of the Black Panther Party’s history –or even downplaying it–distorts the reality of not just the Panthers but the black freedom movements of the period and the US left more broadly».  En faveur d’une mémoire partielle et intéressée des luttes antiracistes, Beyoncé et avec elle l’industrie qui la produit, allie ces images au motif de la femme sexuellement toute puissante qui exige de jouir, celui de la femme qui performe le jeu de l’accumulation du capital. Or, c’est bien une telle quête de puissance qui est sans aucun doute la plus importante pour cet article: celle du capitalisme contre lequel s’érigeaient pourtant les Black Panthers. 

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Formation (2016), Beyoncé 

De Britney à Beyoncé, la femme ingouvernable comme figure «libérée» sexuellement, mais aussi économiquement, devient loi. Tel est le contenu, la matière-marchandise de l’industrie culturelle qui se «naturalise». S’associant à des motifs toujours plus radicaux, sophistiqués, voire historiquement associés à la résistance telle que les Black Panthers, la femme hypersexuée se dégote cependant de nouveaux masques. L’accumulation de capital se présente à travers elle toujours plus clairement comme champ d’une lutte féministe, intersectionnelle et comme condition de la jouissance féminine dont la mise en scène a une valeur marchande10. Il ne s'agit pas ici de s’indigner de la bassesse de la récupération d’images de la résistance ou encore, de la pauvreté des stéréotypes, mais bien de trouver les moyens de se défendre face à eux et, plus encore, face aux sensations de «liberté», voire d’émancipation, dans laquelle ces marchandises nous confortent. Le fait de se livrer à ces sensations sans recul empêche le sujet, par-delà leur immédiateté, de repenser leur fonction à l’égard de l’objectivité sociale dont elles participent– après tout, «la société marche aux désirs et aux affects» (Lordon, 2014: 7). Une fois un recul effectué, on peut toutefois reconnaître que le travail des femmes de l’industrie culturelle contient un rappel: il se pourrait bien que nous ayons besoin de sensations de liberté et d’oubli dans le contexte infiniment contraignant du capitalisme. Et donc, que le capitalisme n’est pas un système de liberté. 

Justement, s’il est un thème qui traverse l’ensemble des vidéographies étudiées, c’est bien celui de la liberté. Et si les manières de mettre en scène la libération de la femme peuvent à certains égards faire l’objet d’innovation –songeons à la Beyoncé du Superbowl par exemple– le phénomène, lui, date. L’industrie culturelle sait nous offrir la liberté tout en nous la refusant, nous apprenait Adorno, d’ores et déjà en 1947. 
Ce qui compte aujourd’hui [c’est…] la nécessité inhérente au système de ne jamais lâcher le consommateur, de ne lui donner à aucun instant l’occasion de pressentir une possibilité de résister. Le principe impose de lui présenter tous ses besoins comme des besoins pouvant être satisfaits par l’industrie culturelle, mais d’organiser d’autres parties besoins de telle sorte qu’au départ il se voit uniquement en éternel consommateur, objet de l’industrie culturelle (1974 : 210).

Il est possible que la seule véritable avenue de gouvernabilité pour l’ingouvernable consciente et affirmée dans la société actuelle consiste d’abord à essayer de sortir de ce cercle fermé du langage, du désir et des besoins. Il n’est pas étonnant ici que la seule absente des perspectives de libération de l’industrie culturelle soit celle des luttes de classes, du combat actif contre l’ordre objectif du monde. Cela n’a rien d’étonnant: le langage analysé dans cet article est le langage du pouvoir11. Ne méprenons pas égalité économique et accumulation privée du capital qui, elle, n’a rien à voir avec la résistance12. Elle est constituante du capitalisme. Les femmes vues précédemment se replient au creux du système et agissent dans le sens de sa reconduction sans lui faire un pli. Que ce soit dit: elles ne gouvernent rien du tout, ne naviguent point. Elles ne sont qu’ombres du même, coincées sur le bateau d’un Autre.

L’une ou l’autre; l’une et l’autre

Sachant la connotation spatiale et géographique du verbe «gouverner», je propose d’inscrire l’existence de la femme ingouvernable au carrefour d’une double possibilité. J’assume fonder ma réflexion en une sorte de faux dilemme. D’abord, il s’agit de reconnaître la femme ingouvernable comme symptôme de notre époque: elle constitue le versant passif de la figure qui nous intéresse. Elle est passive dans la mesure où elle se voit doublement enfermée à même le système de domination patriarcale dont elle est le produit, car non seulement est elle soumise à ses logiques socio-économiques comme quiconque, mais en plus, elle l’endosse, l’embrasse, s’isole en son langage. Même lorsqu'elle prétend être maîtresse de son désir sous prétexte qu’elle en «profite», elle est encore prisonnière d’un désir qui n’est pas le sien. Ensuite, il sera question de réfléchir à la femme ingouvernable comme lieu d’une ouverture, en tant que figure apte à s’engager toujours plus avant et de son propre gré, en une recherche vitale qu’oblige le refus conscient d’être gouvernée par des autorités symboliques, économiques et politiques au pouvoir indu, à savoir celles qui s’imposent dans le système capitaliste. Autrement dit, elle est celle qui, cherchant à se diriger elle-même, se fait navigatrice en dehors des eaux des violences du désir patriarcal. Ne risquerait-elle pas d’y découvrir les contours d’un désir qui, parce que trop peu exploré encore, reste pour ainsi dire inconnu, à savoir le désir féminin? 

Sur le plan ontologique, disons avec Étienne Souriau, qu’aucune hiérarchie n’organise l’existence des deux figures ci-haut décrites. Autrement dit, elles s’équivalent en termes de puissance d’exister (Lapoujade, 2017: 23). Il n’est donc pas question de nier l’une ou l’autre en tant qu’existantes, mais de cerner de quelle manière chacune constitue une configuration particulière, dynamique, combinant modalités d’exister, de désirer, de dire. Or Souriau isole une certaine catégorie d’être, au sens de «manière d’être» (Lapoujade, 23), qui nous permet de réfléchir sur la différence entre les deux figures en question, de distinguer leur position face au monde réel, social, à savoir: les virtuels. Ce sont eux qui «[…] introduisent le désir de création, une volonté d’art dans le monde» (Ibid.: 32), volonté également porteuse de la possibilité de voir leur réalité augmenter, leur existence passer à une plus grande perfection. En effet, réalité et existence constituent pour Souriau des notions distinctes. La réalité, contrairement à l’existence, qui ne connait pas de degrés, qui est toujours pour ainsi dire «pleine», est le vecteur dynamique des processus de transformation, de métamorphose des êtres et s’avère ainsi imparfaite, inachevée. Et avec elle, tout virtuel risque de demeurer inachevé, ne jamais se réaliser dans la réalité par-delà la dimension qui est la leur (que Souriau appelle la nuée). L’instauration des virtuels dans le monde dépend de la perception13d’une créatrice, sans qui les virtuels peuvent perdurer en tant que commencements, en tant qu’ébauches (Ibid: 30). C’est elle qui est susceptible de les «faire voir, de rendre perceptibles de nouvelles classes d’être invisibles sinon» (Ibid: 41). C’est elle qui est susceptible de garantir sa réalisation à même le réel. 

L’acte de description qui a ci-haut donné lieu à une division de la «femme ingouvernable» se voit dorénavant redoublé par un tel recul philosophique. La femme ingouvernable de l’industrie culturelle ne manque pas de réalité ou du moins, sa légitimité y est établie. Elle est présente au monde patriarcal actuel, voire elle est présente sous des modalités qui participent à le saturer, à entraver l’actualisation d’autres possibilités. À l’inverse, l’autre, l’indomptable –laquelle m’apparaît digne des plus riches possibilités contenues en ce mot– qui s’oppose consciemment à l’ordre violent du monde, exige de nous l’effort d’un processus de légitimation14. Désirante, les yeux grands ouverts, elle tend elle-même à se donner comme virtuelle, appelant à ce qu’on participe à augmenter l’intensité de sa réalité. Elle nous appelle à nous faire créatrices, à rediriger nos regards sur l’ailleurs de la virtualité, pour y puiser l’écho d’un désir latent. La créatrice doit être entendue comme l’avocate des existences faibles ou moindres. Elle se porte à la défense de réalités; elle est aussi créatrice de droit (Ibid. : 72-73).

Une fois admise une certaine conception du réel, entendu par Souriau comme une matrice mouvante, il s’agit dorénavant de la mettre à l’épreuve de l’Histoire. Cela s’avère d’autant plus nécessaire qu’il n’est pas rare que la dénonciation du patriarcat s’abreuve d’essentialisme; c’est bien parce que le patriarcat est transhistorique en tant que phénomène –tendant à sa reproduction systématique– dont la réduction langagière peut sans gêne s’articuler comme l’asservissement de la femme à la domination masculine. À mes yeux, c’est d’ailleurs sûrement ce qui facilite les divers glissements du féminisme et sa récupération par l’industrie culturelle: le fait qu’il soit multiforme et que c’est ainsi qu’il habite les mémoires. Or, il faudra encore admettre que, d’une part, «l’histoire est sexuée» (Geneviève Fraisse, 2014: 18) et, de l’autre, que le réel qui nous est contemporain se voit régit par le capitalisme. Dans un tel contexte, le terme patriarcat renvoie inévitablement à la structure symbolique dans laquelle la puissance du père-capital prédomine. Sur le plan de l’économie politique, on dira par ailleurs que «[…] les affaires de sexe, privées ou publiques, ne sont pas de simples réalités anthropologiques soumises à variation, mais des éléments agissants dans l’histoire sociale et politique» (Fraisse: 20). Les femmes ont participé à un patriarcat historiquement déterminé et dont la condition de possibilité repose sur la réduction des femmes à l’esclavage, tel que nous le rappelle brillamment Sylvia Federici15. Sans le travail domestique des femmes, la consolidation du capitalisme est pour ainsi dire impensable.     

Or, en Occident, l’esclavage des femmes est une affaire pour beaucoup révolue, si on admet, bien sûr, que la rémunération minimale n’engendre point des vies d’esclaves. À cet égard, le cas des chanteuses de l’industrie culturelle constituerait un phénomène paradigmatique de la libération et de la réussite des femmes. Or la question est justement de savoir si, au gré de leur intégration aux modes de production capitaliste et de l’accession de quelques-unes à des postes de plus en plus «importants», les femmes œuvrent par là activement à leur émancipation. Ou perpétuent-elles plutôt une tendance qui consiste à reléguer le pouvoir créateur féminin dans l’ «arrière-monde» (Pommier, 2016: 11) où il semble perpétuellement être renvoyé? Ce problème est d’autant plus urgent que comme le pense le psychanalyste Gérard Pommier, l’histoire du pouvoir masculin s’exerça «en contrepoint d’une angoisse du féminin» (2016: 11), et donc de son pouvoir, de son désir, de son devenir. Je propose de comprendre avec Pommier que le pouvoir de la femme n’est pas juste une réalité qu’il s’agit d’inventer, d’actualiser, mais aussi une réalité historiquement réprimée, répression qui coïncide avec la répression du désir de l’homme. La libération du désir féminin se donnerait en effet comme unique avenue pour le dépassement d’une telle angoisse –abyssale et destructrice, mais aussi comme condition de possibilité pour une profonde transformation de l’ordre social. Ce détour par la pensée de Pommier me permet de dire qu’il n’est pas question de tirer à bout portant sur les hommes. Il s’agirait plutôt de distinguer le désir de l’homme en tant que construction historique débouchant sur sa forme actuelle, c’est-à-dire capitaliste. Autrement dit, de reconnaître le désir de l’homme comme cette force réinventée qui naît de la recherche du désir féminin, désir qui a peiné historiquement, à s’émanciper. En effet, l’insistance sur le désir féminin est d’autant plus riche dans cette perspective que, comme insiste Pommier, «La force brute mise au service de la répression du désir (est) universellement incarné par le féminin» (Ibid.: 14). Et puis, soyons spinozistes, et disons que le désir est ce vers quoi nous sommes tendues et non strict principe d’espérance (il est pour ainsi dire sans objet)16. Le désir est une affaire d’orientation, voire de gouverne et de navigation

Je crois sincèrement que le problème de la navigation féminine renvoie à une gigantesque fissure ouvrant sur une double vision. D’abord, sur l’Histoire qui a fait gravement offense aux femmes et qui pourrait sans cesse continuer de les violenter. Puis, sur l’éclatement de domaines vitaux inexplorés qui appellent à être extravasés. Le désir pour de telles avenues n’est pas simplement le fait d’une hallucination ou d’un imaginaire romantique; le monde est parsemé de ses traces et de ses repères, déjà présents dans le monde –les œuvres des femmes ont une valeur de réalité. C’est qu’il s’agit justement d’augmenter leur réalité, de participer à écrire et à créer le réel, mais aussi d’y chercher, d’y puiser la désirabilité de l’ailleurs. C’est ainsi qu’on risque de déjouer les logiques économiques contemporaines, dans le faire même, dans l’énergie déployée par nos activités. 
 

  • 1. Comment ne pas songer ici au sapere aude kantien (1782). «Penser par soi-même» renvoie pour le philosophe du XVIIIe à l’usage de sa raison comme acte de résistance aux tutelles qui lui sont extérieures. L’individu apte d’une telle autonomie ne saurait se plier, ni même à l’autorité potentiellement indigne du gouvernement. C’est donc se gouverner soi que de se donner le courage de faire usage de raison pour penser par et pour soi-même (rappelons que c’est une affaire universelle et non personnelle). Voir Kant (1991).
  • 2. N’est-il pas entendu que «la» femme «symbolise» la nature, l’inconscient ou encore la corporéité? Je me permets par ailleurs de rappeler qu’Emmanuel Kant, «inventeur» du sujet autonome «[…] estime ne pas pouvoir étendre la revendication de la liberté de penser publiquement aux femmes parce qu’elles sont, comme les domestiques, dans un état de dépendance» (Raulet: 37) et que celui-ci est insurmontable.
  • 3. Cet usage admet une valeur matérialiste au rapport liant la figure de la femme ingouvernable aux corps des femmes qui sont par elles affectées (qu’elles en assument ou non la posture). Par exemple, plusieurs femmes en viennent à l’incarner.
  • 4. La notion de modalité d’existence est un emprunt à la philosophie d’Étienne Souriau (lu dans Lapoujade, 2017).
  • 5. Une tension existe nécessairement entre la production langagière assumée par les filles elles-mêmes et l’industrie qui les produit. Ce sont rarement elles qui écrivent leurs textes et lorsque c’est le cas, comme avec Iggy Azzalea (et encore là il a des rumeurs concernant des potentiels ghostwriters), elles le font au nom de et pour cette industrie.
  • 6. Dominic Marion nous somme de considérer ladite libération sexuelle et celle du désir avec prudence. À qui la jouissance immédiate de la consommation profite-t-elle? Il existe une hiérarchie de la jouissance. «Les puissants de ce monde encaissent d’effarants profits, alors que le sujet salarié semble destiné à jouir des miettes que l’orgie du pouvoir partage stratégiquement avec lui» (2016: 13).
  • 7. Je remercie Isabelle Montpetit pour cette piste d’analyse.
  • 8. «The workers who created the coveted new designs at Beyoncé’s Ivy Park range have allegedly been living and working in terrible conditions. Ivy Park has vigorously defended itself against the claims, but across the fashion industry in general many workers are paid pennies an hour, and living and sleeping in cramped compounds –no one can deny the level of exploitation that is endured for the sake of leisurewear. So to pin the blame solely on Beyoncé is absurd, and perhaps yet another example of the double standards that women of colour face in the fashion industry» (Sophie Slater, 2016).
  • 9. Les mondes du cinéma hollywoodien ou du mannequinat fournissent une multitude d’exemples qui confirment l’intérêt grandissant pour le féminisme (les actrices qui se battent pour leurs droits; la marque Chanel qui transforme un défilé en manifestation féministe et qui produit des t-shirts hors de prix avec pour inscription: We should all be feminists). Toutefois, là où les actrices incarnent des personnages et les mannequins sont presque toujours appelées à se faire belles et à se taire, les artistes de la musique pop portent une parole, voire un «univers» (Lady Gaga (Lambda 2013)), et ce, souvent en leur nom propre.
  • 10. «Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacle» (Debord, 1992: 15). En ceci, pour Debord, tout est susceptible de se faire gober comme marchandise-spectacle.
  • 11. «[…] Si certaines militantes féministes peuvent effectivement s’affirmer comme sujets de désir, il n’en va pas de même pour les femmes sur lesquelles les rapports de domination pèsent plus lourd –par exemple, les femmes migrantes qui exercent le travail du sexe» (Morteuil, 2017: 391).
  • 12. Je fais ici référence aux paroles de flawless de Beyoncé qui instrumentalisent les mots de ChiAmamanda Adichie (2014): «We teach girls that they cannot be sexual being in the way that boys are Feminist: the person who believes in the social, political, and economic equality of the sexes».
  • 13. «La perception est participation» et est essentielle à la création. À chacun sa perception, certes, mais pourvu que percevoir soit ici compris comme l’acte d’entrer «dans un point de vue», de se faire prendre par lui (Ibid.: 40).
  • 14. La valeur du concept de légitimité entendu par Souriau peut nous aider à réfléchir de manière très pertinente sur la démarche d’auteures telles que Roxane Gay et Martine Delvaux. Si l’étude d’objets de l’industrie culturelle fournit la possibilité d’une mise à distance face à la doxa qui a participé à nous former, l’acte de légitimation qui caractérise le rapport de ces auteures à de tels objets, lui, semble poser problème –le système les légitime déjà très bien sans nous. Ce type d’analyses devrait surtout, par exemple, ouvrir des questions sur l’éducation des jeunes filles qui baignent malgré elles dans ces images, voire qui sont amenées à les incarner toujours plus sérieusement sur leur compte Instagram, mais aussi sur l’éducation des adultes qui ont été des jeunes filles et qui doivent constamment remettre en doute la construction de leurs sensibilités et leurs propres valeurs à l’aune des «innovations» de cette industrie. Ce n’est pas parce qu’on a été «faite par la télé» (Delvaux 2016), qu’il faut lui être reconnaissante. Je tends plutôt à considérer qu’il faille insister sur son statut de mauvaise mère.
  • 15. Federici fonde ses recherches sur le rappel et le prolongement des propositons de Mariarosa Dalla Costa et Selma James, qu’elle résume ainsi dans Caliban and the Witch (2014: 7-8): «By rooting the exploitation of women in capitalist society in the sexual division of labor and women’s unpaid work, [these authors] showed the possibility of transcending the dichotomy between patriarchy and class, and gave patriarchy a specific historical content».
  • 16. «Le désir (cupiditas) est l’essence même de l’homme, en tant qu’elle est conçue comme déterminée, par une quelconque affection d’elle-même, à faire quelque chose» (Spinoza,1954 : 242). Selon Frédéric Lordon, «[c]ette formule, comme souvent un peu obscure à force d’être rigoureuse, suggère que le conatus, force d’activité générique et intransitive, c’est-à-dire telle quelle sans objet, a besoin d’une affection, pour trouver ses orientations concrètes et être déterminée pour poursuivre tel objet plutôt que tel autre. Ce sont donc les affections par les choses extérieures et les affects qui s’ensuivent, qui mettent les corps en mouvement, faisant d’eux des corps concrètement désirants […] La plupart de ces choses extérieures que nous rencontrons, qui nous affectent et qui nous meuvent, sont sociales, ou dotées de qualités sociales. Elles peuvent avoir le caractère abstrait des structures, d’institutions ou de rapports sociaux» (2013: 78).
Pour citer

Laliberté, Biance. 2019. De la légitimité du désir et de l’ingouvernabilité au féminin. Femmes ingouvernables: postures créatrices. Cahier virtuel. Numéro 5. En ligne sur le site Quartier F. http://quartierf.org/fr/article-dun-cahier/de-la-legitimite-du-desir-et…

Référence bibliographique

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