Entre trauma et création: le cas de Prairie Johnson dans la série The OA

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Écrite par Zal Batmanglij et Brit Marling, qui interprète aussi le rôle de la personnage principale, la série The OA met en scène la transformation de Prairie Johnson. D’une jeune femme non-voyante séquestrée au sous-sol d’un scientifique, Prairie recouvre la vue et devient OA, figure de résilience et de survie, mais surtout narratrice de son propre trauma. Après plus de sept années de captivité, la protagoniste est retrouvée par ses parents adoptifs par le biais d’images captées depuis un téléphone cellulaire et diffusées aux nouvelles.

Nous sommes à l’intérieur d’une voiture, roulant sur le tablier d’un grand pont. Une jeune femme, qui sera plus tard identifiée comme étant Prairie, court entre les voitures. Elle atteint la rambarde, l’enjambe, se retourne vers la caméra, puis saute. Telles sont les premières images de la série. Une première scène trompeuse, qui semble présenter une tentative de suicide, mais qui met plutôt en scène une tentative de traversée: la protagoniste tente, à travers une expérience de mort imminente, de franchir les frontières d’une autre dimension. Elle souhaite par là accéder au moyen de sauver les autres détenus.es du laboratoire de Haps, le kidnappeur. Produite en 2016 par Netflix, The OA explore de multiples façons la notion de limites. Limites de l’expérience humaine, puisque le scientifique noie à répétition ses prisonniers.ières dans l’objectif de percer le mystère des EMI, mais aussi limites temporelles, spatiales et diégétiques. Bien que le scénario reprenne une prémisse exploitée à maintes reprises, soit celle d’une femme séquestrée par un homme, OA y incarne une figure de créatrice plutôt que le portrait type de la victime. Afin de retracer les enjeux d’une telle posture, nous analyserons ses diverses fonctions au sein d’une réalité traumatique et la manière dont elle permet de subvertir à la fois les relations entre la victime et son bourreau qu’entre le réel et la fiction.

L’insoumission de l’imaginaire de Prairie, aka OA.  

Au sein d’une réalité traumatique, la fiction devient un mécanisme de survie et de résilience, une manière de lier autour de son Je l’expérience impossible de l’horreur (Pierre Lepage, 1998: II, cité dans Gasparini, 2008). Ainsi, la posture créatrice de la protagoniste de The OA lui permettrait de donner sens à ce qui relève, dans un contexte de coercition et de torture, de l’insoutenable, du chaos. Être confrontée à l’horreur, y être avalée, propulse dans l’écriture de soi, dans la création, puisqu’elle deviendra le prisme par lequel (se) prouver que Je, bien qu’un homme ait tenté de l’abolir, bien qu’il faille le recomposer, demeure possible. Lieu d’insoumission à la captivité mentale, l’imaginaire de Prairie aura pour fonction, une fois retournée dans sa famille adoptive, d’échapper aux fictions collectives1. C’est-à-dire qu’une fois prise en charge par le discours des policiers, des psychiatres, des journalistes ou de ses parents, Prairie deviendra le personnage passif d’une histoire racontée par d’autres, d’un drame imaginé et interprété sans elle, en dehors de ses perceptions intimes  –et parfois même à leur encontre. La posture créatrice de Prairie est donc double. Dans la phase post-traumatique, elle prend la forme d’une autofiction alors qu’elle narre elle-même le récit des événements. Dans le temps du trauma, par l’invention de cinq mouvements, de cinq gestes censés ouvrir un portail vers une autre dimension, elle prend plutôt la forme de performances corporelles. Bien que ces deux modalités procèdent des mêmes fonctions, soit celles d’échappée, de résistance et de subjectivation, les enjeux de chacune sont pourtant distincts.

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(épisode 5)

Lors de sa détention dans l’une des cinq cages en verre du laboratoire du scientifique, Prairie, alimentée de nourriture pour chien et noyée à répétition («On est tous mort plus de fois que je ne saurais les compter» (Marling et Batmanglij, 2016: épisode 1)) mettra son corps au service de la créativité. Il deviendra l’un des cinq mouvements, une pièce de la partition symbolique créée par le groupe et censée les libérer. Alors que chacun.e gravera sur sa peau une partie seulement de la composition –sous forme de signes et de symboles que le bourreau ne saurait déchiffrer–, chacun.e dépasse les limites de son être pour devenir le membre d’une unité, d’un organisme collectif. La modulation chorégraphiée dans l’espace de cette entité, une fois les énergies soumises au contrôle de la volonté, structurées et regroupées, transformera le corps en vecteur de liberté. Il y a dans l’intensité de chaque geste, une fois le corps lancé au bout de lui-même, quelque chose qui se rapproche du cri. De la même manière que le laissent supposer les symboles figuratifs, le cri permet d’échapper «à la logique contraignante de la signification» (Alain Milon, 2010: 44), de la refuser, afin d’atteindre un ailleurs dans le sens, ou du moins, son paroxysme. Et si l’on considère comme Nicole Brossard que l’intensité «ressemble à une force par laquelle nous dépassons la mesure ordinaire, la norme» (Nicole Brossard, 1985: 96), ce sont les performances corporelles dans The OA –aussi bien celles incarnées par les prisonniers.ières que celles pratiquées, comme nous le verrons, par les membres de la famille «fabriquée» d’OA– qui permettent de repousser les limites du réel, d’ouvrir en leur sein une voie d’accès à l’inédit, au sensible. Les actes de danse contemporaine entament ainsi la réalité traumatique. Ils altèrent les balises que le scientifique a scrupuleusement définies autour de ses cobayes. C’est-à-dire que la redéfinition subjective des actions du corps de Prairie, du rôle et de la valeur de ses déplacements dans le scénario prédéterminé, arrache la jeune femme de l’emprise psychologique de Haps.

Le trauma, selon la psychanalyste Anne Dufourmantelle, «est un ravissement négatif. Le sujet est ravi à lui-même, son moi ne gouverne plus, il est emporté, démâté […]» (2013: 120). Dans une situation traumatique, la victime, capturée par la toute-puissance de l’agresseur, est désertée d’elle-même, arrachée de ce qui, dans son être, soutenait ses liens au monde. La personne, fracturée, expérimente dès lors la déflagration «des coordonnées imaginaires et identificatoires qui [la] soutenaient […] à telle place symbolique et imaginaire» (Olivier Douville, 2003: 83). Les cadres de référence subjectifs qui lui servaient à appréhender le monde auront été abolis. La victime ne s’appartient plus. Toutefois, dans la série de Netflix, OA est davantage présentée comme une créatrice qu’une victime: elle construit un monde imaginaire interne au contexte traumatique (duquel la cohérence des codes et du langage dépend). Elle opère ainsi un renversement par lequel la part d’inouï du trauma, au lieu de la mener à sa perte, sera mise au service de sa propre fiction.

On doit essayer d’entrer. On se comporte comme des rats de laboratoire. Les rats de laboratoire sont impuissants, parce qu’ils ne comprennent pas qu’ils font partie d’une expérience. Mais ils en font autant partie, si ce n’est plus que, que les scientifiques. On pourrait prendre le dessus. Son expérience, c’est notre porte de sortie (Marling et Batmanglij, 2016: épisode 4).

En considérant autrement les rapports de force entre les objets observés et le scientifique, la jeune femme modifie la trajectoire de sa trame narrative. Par exemple, les meurtres par noyade infligés à répétition aux membres de l’étude, dans la nouvelle vérité conçue par ces derniers, ne serviront plus de prétexte immonde à l’avancement des connaissances sur les expériences de mort imminente. Le pouvoir change de main. Et la torture devient un chemin de traverse, un passage vers les mouvements censés leur permettre d’ouvrir une autre dimension, puisqu’ils ne pourront accéder aux gestes qu’une fois traversés du côté de la mort. En refusant l’aliénation, en ne se coupant pas d’elle-même («Je suis restée présente tout du long. Durant les sept ans, trois mois et onze jours que ça a duré» (épisode 1)), ni de la réalité traumatique, mais en la remodelant depuis l’intérieur, en transformant la signification de ses paramètres, la protagoniste réussit à s’éloigner des bords tranchants de la folie, voire à conjurer les pouvoirs de l’horreur, à survivre. Contrairement à ce qu’on pourrait s’attendre d’une personne séquestrée, OA règne en elle-même en lieu et place du geôlier. Je gouverne son être, comme une pulsion, une volonté. Elle devient, au cœur même de l’expérience scientifique, l’élément imprévisible: une force indomptable, une menace, une bombe. OA s’annonce donc dans la série «comme le pouvoir qui affranchit, la force qui écarte l’oppression du monde» (Maurice Blanchot, 1955: 70) et sa violence inhérente. Elle terrifie. En compromettant l’équilibre des structures et des dynamiques de sa situation –situation qui ne fait que rejouer autrement les codes sociaux de la domination, ceux-là mêmes qui lancent des enfants armés dans les écoles– OA terrifie. Tous.tes et chacun.e, d’ailleurs, à un moment où à un autre de l’histoire, tenteront de la dompter: elle sera encagée, gavée de médicaments, assignée à résidence, surveillée, molestée et coupée de son intimité. La jeune femme sera aussi giflée, attaquée par un chien, insultée, poignardée avec un crayon, accusée de folie, tuée, tuée et encore tuée.

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(épisode 6)

Tandis qu’au moment de la captivité de Prairie, la créativité et l’imagination permettent aux victimes d’acquérir une dose de liberté par rapport à la domination psychologique du bourreau, une fois la jeune femme libérée, c’est-à-dire de retour au Michigan dans la maison de ses parents adoptifs, l’imaginaire féminin la sauvera plutôt d’une certaine forme d’aliénation sociale et familiale alors que diverses fictions, hypothèses et conjectures circuleront à son sujet. Tout au long de la série, la protagoniste sera confrontée, de près ou de loin, aux curiosités entourant sa disparition. Dès le premier épisode, on peut entendre des journalistes débattre sur sa (possible ou non) résilience: «Est-ce que cette jeune fille pourra retrouver une vie normale ou restera-t-il toujours quelque chose…». Une adolescente l’approchera aussi pour lui témoigner son admiration, lui révélant au passage sa propre interprétation du trauma: «Vous m’inspirez beaucoup. Je vous jure. Après tout ce que vous avez subi. Être battue comme ça et sûrement violée. J’arrive même pas à imaginer» (épisode 7). Dans ce contexte, le changement de nom de Prairie, qui souhaite désormais être appelée OA, s’apparente au «second commencement» dont parle l’autrice Chloé Delaume dans son essai La règle du Je:

Je m’appelle aujourd’hui parce que j’ai imposé un second commencement. Où la fiction toujours s’entremêle à la vie, où le réel se plie aux contours de ma fable. Celle que j’écris chaque jour, dont je suis l’héroïne. Mon ancien Je par d’autres se voyait rédigé, personnage secondaire d’un roman familial et figurante passive de la fiction collective. Me réapproprier ma chair, mes faits et gestes comme mon identité ne pouvait s’effectuer que par la littérature. Je ne crois plus en rien, si ce n’est en le Verbe, son pouvoir tout-puissant et sa capacité à remodeler l’abrupte (2010: 6).

Changer son nom, comme elle aurait laissé derrière elle une peau morte, et se faire narratrice de sa propre histoire, offre à la narratrice la possibilité de se faire advenir en tant que sujet. En refusant de céder aux pouvoirs d’anéantissement et de fixation de la frayeur, en choisissant la mise en récit des événements plutôt que le mutisme, OA réussit à remodeler son Je, et ce, d’une manière subjective, singulière et inédite. Le déploiement narratif «de faits et d’événements si strictement réels que le Je ne sait que s’y cogner» (Delaume, 2010: 51) prend la forme d’une fiction dans la série, d’une autofiction. Elle replonge en toute conscience dans ses souvenirs dans l’objectif très précis de partager et de transmettre son expérience aux locuteurs.trices qu’elle aura elle-même choisis.es. Et à travers le jeu sur des procédés littéraires, tels que le suspense, la rétention d’informations ou encore les variations sur la voix, l’intensité, le rythme, OA transforme la détresse inhérente à l’évocation du trauma en force à moduler, plutôt que modulante; elle se réapproprie sa propre histoire. Dès lors, la création dans la phase post-traumatique permet à la victime une reprise en charge de son agentivité, de sa puissance d’agir, mais aussi de reconstruire des liens avec le monde. Cette posture créatrice mise en place dans l’œuvre de Marling et de Batmanglij, qui traverse d’un niveau diégétique à l’autre, s’avère donc multiforme, mais toujours portée par le même désir d’exister absolument.

Vérité et mensonge dans la fiction: la création et l’interprétation

La posture créatrice investie par OA aura des impacts sur la réalité diégétique des autres personnages. Fabulée ou vécue, l’histoire de cette protagoniste influence le cours du réel et renverse par le fait même des oppositions conceptuelles figées. Il semble que la série The OA joue constamment sur la frontière entre vrai et faux ainsi qu’entre réalité et fiction.

Comme nous l’avons précisé, la série présente deux temporalités distinctes, soit le temps de la séquestration et le temps du post-trauma, lequel met principalement en scène le témoignage d’OA. Histoire dans une histoire, fiction dans une fiction, The OA présente une mise en abyme de l’acte de transmission lui-même. Dans son essai Le récit spéculaire, Lucien Dällenbach définit la mise en abyme comme «tout miroir interne réfléchissant l’ensemble du récit» (1977: 52). Dällenbach identifie plusieurs mise en abyme dont celle de l’énonciation qu’il définit comme «la narration mise au jour» (100). Cette locution, «mise au jour», est à considérer dans son sens premier comme «faire apparaître ce qui est caché». Cette mise en abyme dévoile donc le processus de transmission d’une fiction en représentant «l’agent et le procès de cette reproduction même» (100). Comme le processus de transmission est composé de trois éléments, l’objet raconté, le transmetteur et le récepteur, il s’avère que sans l’un des éléments de cette triade la «transmission » échoue. La fiction ne met que très peu en scène le récepteur qui s’incarne plutôt dans le lecteur/le spectateur. En fait, la représentation de ce récepteur à même la fiction crée la mise en abyme de l’énonciation. Celle-ci vise donc à «rendre l’invisible visible» (1977: 100), c’est-à-dire, dans l’œuvre de Marling et de Batmanglij, à montrer le récepteur de l’histoire de la protagoniste. Dans le temps du post-trauma, un groupe composé de quatre étudiants et d’une professeure fait office de ce récepteur. En recevant le témoignage d’OA, ce sont eux qui interprètent son histoire et qui cherchent à prouver la véracité des événements vécus.

Dans la série The OA, le récepteur s’incarne davantage dans la famille –entendue non pas comme celle qui est donnée ou imposée à la naissance, mais comme celle qui se choisit– que dans chaque individu mis en scène. Les deux familles, les deux groupes qui se forment dans la diégèse, soit le groupe emprisonné dont fait partie OA et celui formé par les jeunes étudiants et la professeure sont composés d’individus solitaires et souffrants. Alors que le premier groupe a en commun d’avoir vécu plusieurs expériences de mort imminente et, pour cette raison, d’être tous et toutes les prisonniers.ières de Haps, le second n’a en commun que le fait de fréquenter la même école. Ils n’entretiennent pas d’affinité les uns envers les autres: ce sont des individus blessés qui ne bénéficient d’aucune stabilité familiale. C’est pourtant à ceux-ci qu’OA décide de raconter son histoire.

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(épisode 7)

Loin du foyer familial, la protagoniste donne rendez-vous aux cinq individus dans une maison abandonnée en cours de construction lors de la dernière crise économique. Alors qu’elle déambulait entre ces maisons délabrées, OA constate que «si le projet n’était pas tombé à l’eau, une famille aurait habité ici: les disputes dans la cuisine, la naissance des enfants, les chagrins, le sexe» (Marling et Batmanglij, 2016: épisode 2). Loin de cette famille nucléaire que s’imagine OA, les cinq personnages du groupe deviendront pourtant la famille «fabriquée» d’OA: celle à qui elle se confiera. Le témoignage d’OA, en ce sens, est le seul élément pouvant réellement les unir. La fiction, c’est-à-dire l’histoire que raconte OA, semble avoir la capacité de rassembler ces individus aux horizons divers. Au fil de l’évolution des épisodes, un sentiment d’appartenance se crée entre eux: ils commencent à s’entraider et à prendre soin les uns des autres. Il semble que ce récit réflexif permette en effet, à l’instar de ce que souligne Dällenbach, de «rendre visible l’invisible»: en nous montrant la formation de cette «famille», la série rend visible la construction d’une «communauté interprétative».

Dans son essai Quand lire, c’est faire. L’autorité des communautés interprétatives, Stanley Fish postule que «l’interprétation n’est pas l’art d’analyser, mais l’art de construire» (s. d.). Comme une œuvre analysée toujours a posteriori et non pas de manière simultanée à la lecture, l’histoire racontée par OA est interprétée une fois que cette dernière met fin à son récit. La communauté interprétative présente dans la série prend réellement forme une fois l’histoire d’OA achevée, c’est-à-dire lorsque la temporalité de la séquestration aura complètement été racontée dans la temporalité post-traumatique. Dès lors, cette communauté tentera de prouver la «véracité» de son histoire, puisqu’elle sera remise en cause.

Deux communautés interprétatives se confrontent dans The OA. Alors que l’une d’entre elles considère que l’histoire d’OA est le fruit de son imagination, une «simple» réaction post-traumatique, l’autre –la famille «fabriquée» d’OA– croit que les événements narrés lui sont réellement arrivés. Le groupe formé notamment par les parents d’OA et les policiers n’a jamais entendu le témoignage de leur fille sur sa captivité. Il tente donc d’invalider son expérience. À l’égard de cette interprétation, la communauté interprétative composée des jeunes étudiants et de la professeure tente donc de démontrer, par des éléments de preuve, la véracité de son témoignage. Les frontières entre réalité et fiction, vérité et fausseté se voient brouillées lors de la rencontre entre les deux groupes dans l’épisode final.

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(épisode 8)

Cette famille «fabriquée» passe près de se dissoudre lorsque leur enquête les mène à découvrir des livres dans la chambre d’OA qui correspondent tous à un élément de l’histoire qu’elle leur a racontée. En montrant sa découverte aux autres membres, Alfonso soutient ainsi qu’OA «nous a raconté une histoire. Le seul truc, c’est que rien n’était vrai» (Marling et Batmanglij, 2016: épisode 8). Dès cet instant, la communauté cesse de se rassembler. Puisque la fiction est le seul élément qui les lie les uns aux autres et que celle-ci ne s’avère plus fondée, le groupe se défait.

La série pose les jalons d’une réflexion sur le couple oppositionnel réalité/fiction qui suppose que la réalité (appartenant au domaine du réel) est marquée par la vérité alors qu’en opposition la fiction (liée au domaine de l’imaginaire) est fictive. Cette trop brève démonstration des couples oppositionnels au cœur du débat entre réalité et fiction est certes, loin de présenter l’ampleur des recherches sur cette question, mais situe les bases d’un faux débat dans la série: la scène finale de The OA révèle que les enjeux de la communauté interprétative résident moins dans sa capacité à déceler la part de vérité ou de fausseté dans l’histoire racontée, que dans sa capacité à influer sur le réel à partir de sa lecture. Si Stanley Fish relève que «l’interprétation n’est pas l’art d’analyser, mais l’art de construire» (s. d.), nous pensons, dès lors, cet «art de construire» comme un «art de la création».

Dans l’après-coup du trauma, la création devient à la fois le lieu d’une mise en récit de soi et le lieu d’une survivance. Cinq mouvements, ceux-là même découverts par OA et ses codétenu.es lors de leur captivité, sont enseignés aux membres de la «nouvelle famille». Véritable langage, ces mouvements, leur apprend-elle, leur permettraient de voyager à travers les dimensions temporelles, vers «leur liberté» à tous.

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(épisode 8)

À l’instar d’OA, les étudiants et la professeure s’en arment afin de se libérer d’une situation critique et mortelle. Alors qu’un homme armé d’un fusil entre dans la cafétéria de l’école qu’ils fréquentent, ceux-ci se mobilisent pour leur survie, mais aussi pour celle de tous les étudiants présents: ensemble, ils performent les cinq mouvements appris et détournent ainsi l’attention du tireur. Comme ces mouvements auront permis aux prisonniers.ières de survivre à la réalité traumatique, ils leur permettront, à leur tour, de se soustraire au joug du tireur.  Dans ce contexte, la création devient donc vectrice d’une survivance tout en participant à la réhabilitation de cette communauté interprétative.

Ce nouveau langage ouvre-t-il réellement des portes au travers des dimensions? Les expériences de mort imminentes existent-elles? L’histoire d’OA est-elle réellement arrivée? Bien que ces questions demeurent sans réponse, les cinq membres du groupe performent ensemble un langage dont ils ne possèdent ni le code ni le sens. Envisagés comme des «signes», ces mouvements sont des «signifiants» opaques pour cette communauté, comme pour nous, spectateur.trice, puisqu’ils nous sont à tous inintelligibles. Les cinq membres ne détiennent pas les codes pour déchiffrer le «signifié» de ces mouvements; le seul «signifié» qu’ils possèdent est donc celui qu’ils inventent, celui qu’ils créent. Mais, au fond, cette scène finale révèle qu’il importe peu pour les membres de cette communauté de déterminer de la signification de ces gestes, puisque, performés par le corps, ces mouvements deviennent vecteurs d’une puissance d’évocation qui dépasse le langage. Ils ouvrent une brèche dans les lois arbitraires de la signification.

En ce sens, The OA révèle le pouvoir que possède la fiction sur le réel. En ne sachant ni le sens de ce langage, ni le vrai, ni le faux dans l’histoire d’OA, la seule information que possède cette communauté interprétative, est son interprétation, sa réception de l’histoire. Arbitraire, certes, celle-ci les amènera tout de même à influer sur le réel et à survivre à la fusillade.

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(épisode 7)

Posture indomptable

L’intérêt d’une telle série, d’un point de vue féministe, repose sur la mise en place d’une alternative à la figure de la victime, mais aussi, sur l’importance accordée aux pouvoirs de la création, à la réalité telle que nous la connaissons. En retraçant les enjeux de la posture créatrice d’OA, nous avons pu constater les divers mécanismes à l’œuvre dans son processus de survie et de résilience. Nous avons donc pensé les couples conceptuels réalité/fiction, vérité/fausseté, notamment au sein de la mise en abyme de l’acte de transmission et de la construction d’une communauté interprétative, dans l’objectif très précis de démontrer qu’au final, ils importent peu à l’intérieur d’une logique traumatique, dans la mesure où l’impact sur le réel et sur les victimes n’en sera pas moins grand, du moins dans l’univers de The OA. Il nous a aussi semblé inédit qu’une œuvre télévisuelle présente la parole d’une femme avec autant d’agentivité, qu’elle en fasse le moteur de l’action, le liant entre les personnages et les chapitres. La force d’une série telle que The OA tient à la sensibilité, à l’indomptabilité de l’imaginaire féminin et, surtout, si l’on repense à la scène finale, à la capacité de cet imaginaire à refuser la violence du monde, à la confronter, voire à la dominer.

  • 1. «Puisque le réel n’est qu’une somme de fictions collectives, de la cellule familiale à la saturation des fables médiatiques, politiques, sociales, économiques, écrire sa fiction propre, dans ce même réel, pas seulement par le biais de la littérature, était la seule réponse efficiente, le seul geste, la seule action possible» (Chloé Delaume, 2012: 2e paragraphe).
Pour citer

Gaudet, Annie et Lafontaine, Marie-Pier. 2019. Entre trauma et création: le cas de Prairie Johnson dans la série The OA. Femmes ingouvernables: Postures créatrices. Cahier virtuel. Numéro 5. En ligne sur le site Quartier F. http://quartierf.org/fr/article-dun-cahier/entre-trauma-et-creation

Référence bibliographique

Batmanglij, Zal (réalis.), Batmanglij, Zal et Marling, Brit. (aut.). 2016. The OA [Série télévisée]. États-Unis: Plan B Entertainment et Anonymous Content.

Blanchot, Maurice. 1955. L’espace littéraire. Paris. Gallimard.

Brossard, Nicole. 1985. La lettre aérienne. Montréal. Remue-Ménage. 

Dällenbach, Lucien. 1977.  Le récit spéculaire. Essai sur la mise en abyme. Paris. Seuil.

Delaume, Chloé. 2010. La règle du Je: autofiction, un essai. Paris. Presses universitaires de France.

Delaume, Chloé, 2012. Le soi est une fiction: Cloé Delaume s’entretient avec Barbara Havercroft. Revue critique de fixxion française contemporaine. Récupéré de http://www.revue-critique-de-fixxion-francaise-contemporaine.org/rcffc/…

Douville, Olivier. 2003. Du choc au trauma… il y a plus d’un temps. Figures de la psychanalyse. Vol 8. p. 83-96.

Dufourmantelle, Anne. 2013. Puissance de la douceur. Paris. Éditions Payot & Rivages.

Fish, Stanley. S. D. Comment reconnaître un poème quand on en voit un. Vox-Poetica. Lettres et sciences humaines. Récupéré de http://www.vox-poetica.org/t/articles/fish.html

Gasparini, Philippe. 2008. Autofiction: une aventure du langage. Paris. Éditions du Seuil.

Milon, Alain. 2010. La fêlure du cri: violence et écriture. Paris. Belles-Lettres.

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