Une dissémination

(Fiction déridante)

Horde-texte

Je m’en tiendrai au texte, promis juré.

De toute façon, si l’on en croit le principal intéressant, «il n’y a pas de hors-texte» (Derrida, 1972: 397). Cette affirmation, certes passible de gloses infinies, pourrait être liée aux mouvances du formalisme et à sa culmination par la mort de l’auteur (dont Derrida se ressentait fortement, c’est avéré): ce n’est pas que le contexte de production est inexistant ou sans importance, mais il est à jamais hors de portée épistémologique; ainsi, quiconque cherche un savoir positif doit s’en tenir au texte.

Une autre interprétation surgit quand on se demande ce que Derrida voulait dire exactement par «texte». Dans la Théorie du texte, à la suite des travaux de Julia Kristeva, Roland Barthes écrivait que «tout texte est un intertexte» (Barthes, 1974: 9). Ainsi, tout texte est traversé par la multiplicité des textes qu’il cite, plagie, auxquels il rend hommage ou rétorque, dont il tire ses influences directes ou interposées. Cette influence peut être très subtile, voire inaperçue de l’auteur: par exemple, on pourrait défendre la thèse selon laquelle toute écriture de l’inconscient est informée par les découvertes de Freud, quand bien même nombre d’auteurs ne l’ont pas lu directement. Ainsi, le texte le plus original n’est pas pour autant une singularité close et autonome (si ce n’est que par ses racines dans la grammaire et le dictionnaire). Son existence repose sur un tissu de textes pouvant ressurgir, soit limpidement, par exemple sous la forme d’une citation textuelle encadrée de guillemets, soit –et c’est le plus fréquent– comme trace à peine perceptible, ce qui complique énormément tout travail de génétique intertextuelle aspirant à l’exhaustivité1

La théorie de l’intertextualité suggère à cet égard une survivance du texte dans la mémoire; elle tolère au sein de sa définition du mot «texte» une décomposition complète de ce dernier. Celui-ci peut encore subsister, sans que son essence ne soit perdue, sous forme de trace laissée sur le lecteur: une façon de s’exprimer, d’interpréter le monde, un motif obsédant ou une idée qui, à son tour, peut en entraîner une autre, qui elle-même en entraînera une autre, et ainsi de suite.

Ainsi, je me souviens avoir lu le Gai savoir de Friedrich Nietzsche en 2011, et s’il me reste bien de vagues souvenirs de cette lecture, je ne peux en aucun cas affirmer que ce texte influence mon écriture. Pourtant, peut-être ai-je absorbé sans m’en rendre compte des caractères de l’«Éternel retour», d’une façon telle qu’ils m’apparaissent entièrement miens. Si c’est le cas, alors la logique de l’intertextualité voudrait qu’un texte se nommant Le gai savoir se trouve effectivement dans mon écriture, et donc en moi. Dans cet esprit, j’ose croire que sont demeurés en moi, dans une proportion plus ou moins grande, tous les textes avec lesquels j’ai été en contact de proche ou de loin au cours de ma versatile inexistence. Depuis 2011, j’aurais été porteur du Gai savoir, que j’aurais fait circuler dans le monde par l’intermédiaire de ma langue contaminée, voire de ma simple présence ne serait-ce qu’infinitésimalement nietzschéenne, voire même de la façon dont l’air se déplace pendant les secondes précédant ma venue dans un lieu. Toutes les personnes que j’ai rencontrées l’auraient ainsi, par ricochet, «lu». En conséquence, j’ai moi-même lu, par personnes interposées, de nombreux textes, soit que mes interlocuteurs les citaient ou en discutaient devant moi, soit que leur trace avait subsisté dans leurs paroles, leurs gestes, leurs actions, dans la manière qu’ils avaient de plisser les yeux en souriant ou de reposer la tête sur le côté quand ils étaient fatigués. Considérant la théorie populaire selon laquelle jamais plus de six degrés ne séparent n’importe quel être humain d’un autre, cette circulation tisse une trame qui englobe la totalité des êtres humains. 

Quand Derrida écrit qu’il n’y a pas de hors-texte, peut-être veut-il dire que, tous autant que nous sommes, que nous soyons des lecteurs (au sens obsolète du mot) ou pas, nous portons en nous un tissu textuel dont nous ne pouvons nous déprendre et que c’est par lui que nous lisons le monde. Ce tissu est une version subjectivée de la prolifération intertextuelle générale: ainsi nous contenons, en puissance, la totalité des textes qui furent jamais écrits dans l’univers.

Les lecteurs –directs ou indirects– de Bakthine auront tôt fait de remarquer qu’une conception du texte comme trace se rapproche de celle de discours. Rappelons que, dans la tradition bakhtinienne, toute parole est striée de discours socialement situés, qui sont son altérité interne et avec lesquels elle doit sans cesse négocier, fondant le mouvement par essence dialectique du langage (Rabatel, 2006: 56-57). Ainsi, quand Je parle, ce n’est pas du haut d’une unicité régnante, mais dans la confrontation dialogique de mes multitudes.

L’intertextualité, au sens large, est-elle autre chose? Pourquoi, si la notion de texte peut comprendre une trace mnésique que j’ai entièrement faite mienne et qui n’a plus rien à voir avec l’original de Nietzsche, ne pourrais-je considérer comme un texte, et soumettre à la logique de l’intertextualité, l’idiolecte coloré de ma mère, mes vieilles conversations MSN, ou mes propres paroles rendues à l’altérité par l’écart héraclitéen de la mémoire? Ceux-ci sont-ils, dans la réactualisation que mon esprit opère sur eux, moins textuels que les livres canoniques? Ou, mieux encore, peut-on ériger en textes des objets dont l’essence ne repose pas sur des mots, mais qui sont néanmoins les dépôts de discours sociaux? Par exemple: une nappe ornée de motifs rappelant le drapeau portugais, un ensemble de lumières de Noël, ou encore un être humain.

Ceci nous amène à une troisième interprétation de l’inexistence du hors-texte: tout est du texte.

Nous devons organiser les innombrables cordelettes de sens qui entrent dans le champ de nos perceptions en un tissu serré afin d’y évoluer avec le sentiment de la cohérence et de la continuité du réel. Cette organisation est la trame narrative où nous jouons le rôle de notre vie. Parce qu’elle implique des choix qui, nécessairement, occultent d’autres possibilités, cette trame est une fiction. Ainsi, nous avons lissé, linéarisé, textualisé ce que nous continuons d’appeler le réel (qui, à mon sens –je partage l’avis de Lacan– est «l’impossible») et qui n’est autre que notre petit cosmos personnel. Chacune de ces cosmologies individuelles forme un texte à part entière, et donc, de par les interactions qui font de notre subjectivité une intersubjectivité, un intertexte.

Chef d’œuf

De la locution «tout est du texte», je voudrais attirer l’attention sur le mot «du». La lecture la plus intuitive nous donnait le sens suivant: «tout est fait de texte». Or, le «du» peut signifier la provenance, l’origine: ainsi, tout remonte au texte, tout découle du texte originaire. Quel est ce texte? La dissémination, de Jacques Derrida. Pourquoi pas? Pourquoi ne pas lire la totalité du monde à la lumière d’un texte arbitrairement sélectionné parmi les autres, puisqu’il les contient en quelque sorte tous? Je l’ouvris et la première phrase ressemblait à ceci: «Ceci (donc) n’aura pas été un livre» (Derrida, 1972: 9). Je l’ai aussitôt refermé puisqu’il n’y avait pas de livre. Il y avait collection de pages reliées, certes, et c’était une voie que j’aurais pu emprunter, mais c’était certainement la plus ennuyeuse. N’étant plus circonscrit au carcan du livre, et considérant que, tout découlant du texte, je ne pouvais faire autrement que m’en tenir à lui, j’ai regardé autour de moi. Ayant incorporé La dissémination, je pouvais maintenant la recracher à ma guise sur le monde. Peu m’importait que j’en retinsse le moindre détail véridique: si l’on en croit Pierre Bayard, «un livre cesse d’être inconnu dès qu’il pénètre dans notre champ perceptif […] Ainsi la rencontre la plus furtive avec l’un d’eux, même s’il ne l’ouvrira jamais, peut-elle être, pour le non-lecteur, le début d’une authentique appropriation personnelle, et n’y a-t-il pas, à la limite, de livre inconnu qui ne perde ce statut dès la première rencontre» (2007: 28). 

Ma posture était d’autant plus légitime qu’elle était éthiquement fondée. En effet, peut-on produire une lecture généreuse d’un texte portant sur La dissémination en s’enracinant dans un parallélépipède rectangle de quelques chiches décimètres cube, confié en outre à une reliure en vache massacrée? N’est-ce pas plus louable, courageux de se disséminer soi-même dans et autour du texte, d’incarner l’écoulement, la contamination du monde que son titre suggère? L’effort disséminateur ne s’exprime pas mieux que par la métaphore de la reproduction: retapisser du texte sur le monde comme on y inscrit son code génétique, de sorte qu’à n’importe quel endroit où on le scrute au microscope, on y détectera toujours le même ADN. Le texte comme dissémination peut alors être compris comme un champignon expirant ses spores au hasard des lecteurs, se greffant à eux et s’y reproduisant comme un parasite.

Je portais La dissémination de Derrida. Mieux, j’étais le texte, puisque c’était par moi qu’il se disséminait, et tout ce qui passait dans le champ de mon cosmos privé appartenait de même au texte. J’irais même jusqu’à déclarer qu’il était écrit que je fermerais le livre, que telle était l’intention de Derrida. Relisant tout à la lunette de ce nouveau monisme, je me demandai alors ce que Derrida avait voulu dire en me mettant dans cette pièce, ma chambre. Je saisis un peu mieux à la vue des nombreux kleenex usés qui s’accumulaient sur ma commode de chevet; traces coupables de mon désir refoulé de me reproduire, c’est-à-dire de me disséminer, en double, en triple, en centuple de par le monde, afin de ne jamais mourir. Il s’agit toujours de prendre de l’expansion, dans la durée et le temps. L’éjaculation n’est-elle pas la plus microscopique velléité de conquérir le monde? Mais je trahissais mon corps en lui promettant monts et merveilles et en ne lui offrant au débouché qu’un tissu de mensonges et de cellulose. 

Je remarquai en outre que la quantité de mouchoirs salis n’avait d’égal que la quantité de livres empilés sur le sol, sur mon bureau de travail ou sur ma commode, certains encore ouverts à des pages que je ne me rappelais pas avoir lues et annotées, alors que sur d’autres reposaient des verres ou des bols de céréales vides, ou encore des factures, relevés d’impôts et autres paperasseries. Il y avait même une paire de bobettes sur mon Siddharta, pardi! Ce fouillis indescriptible se liait dans ma tête –et je crois bien que c’était là-dessus que Derrida voulait attirer mon attention– avec la perdition de mes sédiments. Il me révélait, par l’analogie entre mouchoirs et bouquins disséminés dans l’intimité honteuse de ma chambre, l’exigu néant dans lequel j’épuisais mes forces, les morales (intelligence) autant que les physiques (sperme).

Et, en effet, quelle vie étroite que la mienne, étroitesse que je dissimulais à l’aide des extensions artificielles que je rabibochais à ma conscience, ces «livres» par lesquels je croyais vivre et qui s’avéraient tout autant fantasmatiques que les femmes défilant dans mon imagination tandis que je fécondais mécaniquement mes mouchoirs. Non que je ne crusse plus à la puissance du texte: je comprenais simplement qu’il n’y avait pas de «livre», que ces parallélépipèdes étaient supplantés par le transtexte (Genette, 1982), ce tissu surplombant toutes les intertextualités partielles et qui comptait, non seulement les «livres», mais tout ce qui passait dans mon champ perceptuel et en alimentait le cosmos. S’opérait un renversement: d’une lecture passive de livres qui constituaient autant d’autorités spectrales me dictant muettement leurs ordres, je passais en mode créateur; j’étais le co-constructeur de ces œuvres et ma lecture pouvait même se passer d’eux. J’écrivais en diagonale, par-dessus, à côté des livres que je lisais, y mêlant impudemment mon génome. J’étais à la fois démiurge et possédé, tant auteur de Derrida que personnage de son récit.

Véritable arme chimique, je sortis explorer mon appartement, exhalant à tout vent le capiteux parfum de La dissémination jusque dans la cuisine où ma colocataire, de retour de congé pascal, préparait une omelette aux champignons. Je n’aurais jamais pris la peine de relever ce détail sous tous dehors anodin si je n’avais su qu’il avait été placé là exprès par Derrida. Elle me dit donc qu’elle avait passé sa fin de semaine dans un chalet où elle avait joué avec les nombreux bébés de ses cousines. Mon regard se dirigea alors lentement vers le mélange à base d’œufs vibrant doucement dans la poêle. La juxtaposition bébés-œufs m’apparut dans toute sa grotesquerie: les bébés avaient été déterritorialisés dans cette poêle où ma colocataire les cuisinait à présent en toute innocence, et ce un Dimanche de Pâques, c’est-à-dire sous le signe même de la résurrection du Seigneur. Qu’est-ce qu’un œuf, pensai-je, sinon le potentiel d’une naissance, et qu’est-ce qu’une omelette sinon le recyclage de potentiels irréalisés, n’ayant profité que d’une moitié de fécondation? Le spermatozoïde n’est-il pas la part manquante de l’ovule? Faute de se rencontrer, le premier terminera sa course dans le mouchoir et le second dans l’omelette. 

Les bébés du récit étaient évidemment là pour attirer mon attention sur le fait qu’une œuvre se doit d’être co-construite. L’objet-livre n’est que la sépulture d’une écriture, l’inscription d’un code génétique sur du papier ne suffisant pas –c’est vrai du papier-mouchoir comme du papier-bible– à engendrer la vie. La lecture, quant à elle, se réduit trop souvent à la manducation mécanique d’une omelette d’influences inactuelles. Pour que la fécondation s’opère, il faut que le lecteur y dispose son propre ADN. Si l’objet-livre apparait comme un compromis entre la pensée et son achèvement –ostensible échec, incarnation même de l’humiliation publique– le texte est autre. Entendu comme une productivité-dite-texte (Kristeva) qui s’active via l’engrenage du phéno-texte (texte subi comme phénomène, dans sa matérialité) avec le géno-texte (là où il génère de la signifiance par le travail créatif de la lecture), il apparait comme le lieu où viennent se compléter mutuellement les activités de la lecture et de l’écriture, au point où l’une et l’autre se confondent tant dans l’engagement qu’elles exigent que dans les résultats qu’elles proposent. «[L]e travail signifiant opère constamment sur la ligne de basculement du phéno-texte au géno-texte et vice-versa», écrit Kristeva ([1969]: 219): en bref, quand on lit, on écrit, et quand on écrit, on lit2

Derrida me demandait-il de courir chercher mes kleenex usés (génomouchoirs) pour revenir les mélanger avec les œufs de ma colocataire (phénomelette), ou tout simplement d’éjaculer directement dans la poêle? Non, décidai-je une fois pour toutes tandis que je regardais ma colocataire avaler son omelette.

La manducation des bébés se liait bien sûr –c’était Pâques, ne l’oublions pas– à la communion eucharistique, où consommer la chair du Christ est gage de vie éternelle, fantasme qui est l’un des principaux moteurs de la dissémination. Ce principe de manger Jésus prend évidemment une connotation sexuelle alors que violence et érotisme se rencontrent dans un désir de possession de l’autre qui culmine dans le cannibalisme, cela sans compter le sous-entendu de la fellation, fort bien représentée d’ailleurs par la forme oblongue de l’omelette.

Étant tout à la fois le démiurge lui-même –tapissant le monde de son sperme interprétatif– et son «fils», exauçant les volontés du Père Derrida, je m’identifiais naturellement au Messie. Or, ma colocataire était en train de grignoter le phallus symbolique de Jésus, très certainement pour m’intimer à me substituer à l’omelette. Avant d’aller plus avant dans l’application de cette théorie, je retournai vérifier dans La dissémination pour voir si mes méthodes ne divergeaient pas du contenu: «Dussault, reproduis-toi avec ta colocataire! –Jacques Derrida» (Derrida dans Dussault: 2018). Surprise! Je n’avais pas quitté la pièce: quel en serait le besoin? Vous avez dit «livre»? Mais il n’y a pas de livre, il n’y a rien à vérifier, je vous ai pourtant dit que je m’en tiendrais au texte.

Apprendre à délire

J’exposai la situation à ma colocataire, ne lui épargnant aucun détail. Elle m’écouta attentivement, acquiesçant en silence, puis elle me dit qu’elle avait quelque chose à me montrer. Elle ne pouvait pas l’expliquer: je devais voir par moi-même. Elle se leva et se dirigea vers sa chambre d’un pas lent et sûr; je la suivis, éberlué de la facilité avec laquelle j’allais parvenir à accomplir ma dissémination.

Elle ferma la porte derrière moi et tira les rideaux, plongeant la pièce dans l’obscurité. J’entendis le bruissement caractéristique du tissu qui glisse sur la peau et chute sur le sol (elle ne portait qu’un kimono), mais je ne distinguais rien, sinon une ombre confuse. Je m’approchai et tentai de la toucher, mais elle se dérobait sans cesse. Soudain, la lampe de chevet s’alluma, et je vis enfin ma colocataire dans son inconcevable nudité.

Son corps était un pur volume textuel, fait de bribes de phrases étroitement entrelacées, écrites à l’horizontale, à la verticale, en diagonale, en surface ou en profondeur et s’enroulant les unes autour des autres. Dans ma fascination horrifiée, j’en lus quelques-unes: «Les limites du carré ou du cube, déploiement et reploiements indéfiniment spéculaires du spectacle», «mais qui est mort? aura-t-il demandé tout nu», «un indécidable qui propage ses effets en chaîne, unique et innombrable», «le texte est autrement pénétré, il tire une autre force d’une graphie l’envahissant», «cette composition minutieuse et inutile, obstinée, inlassable», «son engagement dans la division, c’est-à-dire dans sa multiplication à perte et à mort le constitue comme tel, en prolifération vivante», «vous verrez naître des “milliards de récits’’», «vous aurez seulement commencé». Son corps était fait avec les mots du «livre» La dissémination.

Elle me dit de ne pas avoir peur, me fit signe de la rejoindre sur le lit. Je déboutonnai mes pantalons, à la fois dégoûté et terriblement excité par cette prolifération syntaxique. Ce que je vis alors bondir de mon entrejambe acheva de me consterner: c’était un énorme pinceau. L’apparition de cet instrument saugrenu sembla beaucoup plaire à ma colocataire, qui me désigna aussitôt un gigantesque sceau rempli d’encre. Je le trainai jusqu’à elle, pinceau à l’air. Comprenant instinctivement mon rôle dans cette histoire, je trempai mes plumes dans le liquide et commençai l’onction. Partie par partie, à l’aide de coups méthodiques du bassin, je badigeonnai son phéno-corps d’encre noire jusqu’à l’en recouvrir entièrement.

À la fin, elle était absolument méconnaissable; même son visage était masqué par l’encre. Sauf qu’elle ne bougeait plus du tout et je ne détectais pas de pouls sous son tégument. Pris d’inquiétude, je la trainai péniblement jusqu’aux toilettes et l’étendis dans la baignoire, répandant de l’encre partout en chemin, puis je fis couler l’eau du bain. Saisissant une éponge et du savon, je frottai, frottai pour détacher l’encre de son corps. Les copeaux d’exuvie scripturaire s’amoncelaient au fond de la baignoire. Je n’eus pas à frotter longtemps avant de m’apercevoir que quelque chose avait changé. Quelque chose dans la texture, dans l’odeur…

Ce n’était plus son corps.

Une large croûte se détacha du visage de ma colocataire. En dessous se cachait son autre visage: celui de Jacques Derrida.


Il se dressa devant moi et recoiffa sa tignasse blanche; c’était bel et bien l’auteur de La dissémination, nu dans ma baignoire, qui me fixait en souriant. Il m’offrit un objet qu’il semblait avoir gardé dans sa paume serrée pendant tout le temps qu’avait duré notre bizarre rituel: une clé USB. Puis il s’enfuit aussitôt par les rues en ricanant, sans prendre la peine de s’habiller.

Je retournai dans ma chambre et branchai la clé sur mon ordinateur. Elle ne comportait qu’un seul fichier. Je l’ouvris et me trouvai, comme vous, face au présent document.

Ma différance à moi

Non seulement tout ce qui précède s’est bel et bien passé exactement tel que je l’ai décrit, mais ce n’est pas à moi que c’est arrivé.

Si le temps est une dimension, et qu’on accepte le postulat d’après lequel l’univers contient de l’indétermination, alors il existe –non seulement comme idées, mais empiriquement– une infinité de mondes possibles. Je porte moi-même un tel infini, si ce n’est que dans ma production spermatique: par un procédé appelé recombinaison, qui permet une diversité génétique profitant à la santé et à la fertilité, mes spermatozoïdes contiennent chacun de 25 à 36 nouvelles mutations qui en font des individus non seulement distincts de moi, mais de tous leurs congénères (Wang et al, 2012: 402-412). 

Selon moi, il y a un éloquent parallèle à tracer ici avec le décalage qui s’opère par l’écriture. L’écriture la plus autobiographique ne peut recréer l’être de chair; elle ne sait qu’engendrer des mutations à partir du génome de l’original, déterritorialisé et recombiné dans sa progéniture. C’est pourquoi les créations qui ont l’air juste assez humaines pour révéler le défaut de leur fabrication produisent un effet d’inquiétude: c’est la fameuse uncanny valley. Il est bon d’évoquer l’idée de santé: une structure d’ADN trop ressemblante à celle du parent serait susceptible de causer des maladies congénitales, voire l’infertilité. Le principal défaut des œuvres de jeunesse est leur penchant pour l’imitation. Une œuvre qui copie en tous points le style d’une idole sera dysfonctionnelle et infertile: son auteur devra mieux recombiner son génome s’il désire que son écriture fasse des petits.

Chaque inscription, par le jeu de la recombinaison, crée ainsi un nouvel être, différant de tous les précédents; c’est pourquoi il est vain de réécrire un texte que l’on a effacé par accident en espérant reproduire ses effets les plus intimes: la création, ça doit toujours (re)commencer.

La comparaison entre création littéraire et reproduction est d’autant plus productive qu’elle concerne des mondes «fictifs»: les spermatozoïdes sont en effet des êtres en puissance, non encore actualisés. On a admis pourtant une ontologie des mondes possibles. Il nous faudra donc considérer d’un même geste les œuvres de fiction littéraire, actualisables par la lecture.

On comprendra par ce détour que je justifie l’ontologie du Antoine Dussault mis en scène dans les pages précédentes tout en jetant la lumière sur son code génétique, très différant du mien, afin de m’en distancier. Ainsi, les rapports entre ma véritable colocataire et moi sont tout sauf ambigus (vos doutes là-dessus ne m’effraient pas) et jamais je ne songerais à éjaculer dans une poêle, quand bien même Derrida me le demanderait en personne.

J’irais jusqu’à dire qu’il va de la santé de mon texte que celui-ci mette en scène un personnage pervers et délirant (donc tout à l’opposé de moi). Au lieu de m’humilier à tenter de voiler les failles d’une impossible mimésis, j’étale sans pudeur l’artificialité de ma construction. J’évite ainsi la uncanny valley et je mets au monde une créature vigoureuse, maligne et horriblement fertile. Rien n’est plus rafraichissant en littérature qu’un mensonge bien authentique.

Texter les limites

Le monde comme texte signifie que tout phénomène peut constituer une figure, un symbole se reproduisant à toutes échelles de plan et à tous niveaux de réel; ainsi chaque signe du microcosme se dédouble homothétiquement dans le macrocosme selon une nécessité de symétrie, et pareillement les signes de la réalité concrète se dédoublent –mais déterritorialisés, recombinés, génétiquement modifiés– dans les mondes parallèles. Malgré les métamorphoses subies au cours du passage interdimensionnel, une partie du signe –son invariant– est toujours laissée intacte. Elle se préserve au long d’inscrutables circuits qui tiennent les mondes entre eux, substantifique moelle d’une figure en partage protégeant la structure du multivers. C’est sa monade indivisible et indissoluble, son boson, son suprême «transspore»: l’atome de La dissémination, de Jacques Derrida.

  • 1. Notons que Gérard Genette réservera le terme d’intertextualité à la présence effective d’un texte dans un autre, et assignera à la trace spectrale une catégorie plus large qu’il nomme transtextualité, débrouillage qui facilitera l’analyse (Genette, 1982).
  • 2. L’opposition traditionnelle de la lecture et de l’écriture n’est pas sans rappeler la séparation des sexes: l’écrivain (phallus) donne et le lecteur (vagin) reçoit. Le décloisonnement de ces deux activités, co-construction par laquelle l’une occupe la fonction de l’autre et vice-versa, évoque la porosité des rôles de genre.
Pour citer

Dussault, Antoine. 2018. Une dissémination. En ligne sur le site Quartier F. http://quartierf.org/fr/publication/une-dissemination

Référence bibliographique

Derrida, Jacques, Antoine Dussault et Roland Barthes. 1974. «Texte (théorie du)». Universalis Education [en ligne]. Encyclopaedia Universalis. p. 9. http://www.universalis-edu.com.proxy.bibliotheques.uqam.ca:2048/encyclo…

Derrida, Jacques, Antoine Dussault et Pierre Bayard. 2007. Comment parler des livres que l’on n’a pas lus. Paris. Minuit.

Derrida, Jacques et Antoine Dussault. 1972. La dissémination. Paris. Seuil.

Derrida, Jacques, Antoine Dussault et Gérard Genette. 1982. Palimpsestes. Paris, Seuil.

Derrida, Jacques, Antoine Dussault et Julia Kristeva. 1978 [1969]. Σημειωτική. Recherches pour une sémanalyse (Extraits). Paris. Seuil.

Derrida, Jacques, Antoine Dussault et Jacques Lacan. 1967. «Séminaire XIV –La logique du fantasme, séance du 10 mai 1967» [en ligne]. http://gaogoa.free.fr/Seminaires_HTML/14-LF/LF10051967.htm

Derrida, Jacques, Antoine Dussault et Alain Rabatel. 2006. «La dialogisation au cœur du couple polyphonie/dialogisme chez Bakhtine». Revue Romane. vol. 41. n˚ 1.

Derrida, Jacques, Antoine Dussault, Jianbin Wang, H. Christina Fan, Barry Behr et Stephen R. Quake. Juillet 2012. «Genome-wide Single-Cell Analysis of Recombination Activity and De Novo Mutation Rates in Human Sperm». Cell. Volume 150. Issue 2. p. 402-412. http://www.cell.com/abstract/S0092-8674(12)00789-1