San-nakji

Le marché

Le raclement des pattes de crabes dans les bacs de plastique. Les battements des branchies des poissons, le frottement de leurs écailles. Les bagarres de calmars, les souffles de centaines de siphons. Le tremblement des palourdes affamées, qui filtrent une eau vide, sans plancton. Les vapeurs acariâtres des oursins et des concombres de mer. Les tâtonnements des ventouses qui explorent, se collent et se décollent. 
Des dizaines de tentacules qui ne sont pas nous. Ils nous touchent. Nous palpent. Nous goûtent. Ils souhaitent se reproduire. Ils souhaitent nous dévorer. Ils craignent d’être dévorés. L’univers est une foule à laquelle nous ne pouvons échapper. Impossible de nous cacher. Où sont les rochers, les coraux, les algues, le sable? Il n’y a que les corps des autres sous lesquels disparaitre. Leurs corps froids. Leurs corps étrangers. Leurs corps terrifiés. 
Nous pourrions attaquer. Nous enrouler autour des tentacules ennemis, serrer. Ouvrir le bec, mordre les chairs, injecter le venin. Tuer. Nous pourrions cracher. Faire jaillir l’encre. Les repousser. Tous. Nous pourrions fuir. Dehors, là où il n’y a pas d’eau. Ramper vers l’inconnu. Espérer l’océan. 
Mais nous respirons à peine. Nous baignons dans le carbone et l’adrénaline.

 
*


Déposer la pieuvre sur le tapis de découpe. Presser la tête entre le pouce et l’index pour que sorte tout le mucus (sinon, le nakji prendra une saveur amère). Trancher la tête d’un coup net et réserver. Découper en morceaux grossiers les tentacules. Ajouter une pincée de gingembre et un filet d’huile de sésame. Servir et consommer immédiatement. 
La recette était censée être facile à réaliser. Ni préparation ni cuisson. La fraicheur dans son état naturel. Elle avait pensé à la glacière, à l’eau et aux glaçons pour transporter les nakjis du marché jusqu’au love motel. Elle avait même pensé à demander au vendeur une petite bouteille d’huile et un sachet d’épices.
Mais elle avait oublié le couteau. 
Elle en avait demandé un à la réception. La vieille dame lui avait lancé un regard suspicieux. Comme si elle allait planter la lame dans le dos de Kim, tacher les draps et les murs rose gomme balloune de la chambre avec le sang de son fiancé. Elle avait ouvert la glacière et montré la pieuvre à la réceptionniste. Sans un mot, l’hôtesse était partie avant de revenir avec des ustensiles jetables et des assiettes en styromousse. Au love motel, on reçoit sans même le solliciter du parfum, des préservatifs, du lubrifiant et du bain moussant, mais ne pensez pas avoir besoin de quelque chose d’aussi prosaïque que des baguettes.
Maintenant, elle doit préparer les nakjis sur une table de mélamine plaquée or. De la main gauche, elle tient la tête de la pieuvre et de la droite, un couteau en plastique. Les tentacules s’enroulent autour de son poignet; les ventouses collent à ses doigts. Si elle ne fait pas attention, le nakji laissera à l’intérieur de sa paume une morsure en forme de fer à cheval. 
La jeune femme a beau appuyer de toutes ses forces sur le couteau, bouger frénétiquement la lame de haut en bas, de droite à gauche, la chair caoutchouteuse refuse de se rompre. À chaque mouvement, elle devient même plus fuyante, plus liquide. Une flaque d’eau saumâtre apparait sur la table tandis que ses mains se couvrent de noir. 
Elle se tourne vers Kim, assis sur le lit-coquillage. Elle espère que ses yeux croiseront les siens, qu’il lui sourira, lui dira que ce n’est pas grave. Qu’ils n’ont pas besoin de manger du san-nakji pour passer un weekend mémorable. Qu’ils peuvent simplement appeler à la réception et se commander du bibempas ou même des haemul-pajeon, si elle souhaite absolument manger des fruits de mer. Mais la tête de Kim reste obstinément penchée. Ses yeux, ses mains, fusionnées à son cellulaire. Un Samsung Galaxy S21 Ultra. Le meilleur sur le marché. Sa fierté. La preuve qu’il a enfin ce salaire-là, ce niveau de vie-là. 
Face à l’indifférence, elle retourne à sa tâche. Sur la table plaquée or, les tentacules se tortillent, semblent fuir dans toutes les directions. À cette vue, elle a l’impression qu’une main se serre autour de son cou. Sa bouche devient pâteuse, sa langue, épaisse.

 
*


La glacière

Nous ballotons. D’un côté à l’autre, comme dans un ressac. Des glaçons frottent contre notre peau, la raidissent. Nous nous recroquevillons. Nos branchies battent plus lentement; nos cœurs ralentissent. Nous pourrions nous endormir. Blanchir. Croire que nous sommes toujours chez nous.
Enfouis dans un trou dans le sable ou bien une de nos maisons: une cavité rocheuse ornée de coquillages de bernard-l’hermite, un corail décoré de galets empilés. La nuit, se fondre à la mer, devenir roches, boue, algues, attentifs au moindre mouvement, au moindre contact. Engloutir un poisson-perroquet passant par-là. S’éloigner de la maison, goûter les ondulations du sable, suivre les traces chimiques d’un crabe ou d’une squille jusqu’à des crevasses inconnues. Dans ces nouveaux territoires, être partout et nulle part à la fois. Chaque tentacule pour soi dans un interstice, touchant-goûtant jusqu’à tomber sur quelque chose d’intéressant –une proie ou un danger. Au matin, retrouver la sécurité du logis. Les murs étroits contre notre peau, la fraicheur de l’eau, nous entortillés, douloureux de fatigue, mais repus. Fermer les yeux. 
Soudain la lumière. Nous pénètre. Nous lacère. Bouillir de l’intérieur. 

Sur la table, nous liquéfier.

 
*


décapités.  

        les dents du couteau              au secours
au fond du siphon                    s’accrocher à sa main       
                                                                                               les dents du couteau fractures
 nos yeux nos pupilles                    ses doigts noircis par                nous ne savons plus qui
découpés le monde comme         notre vie qui s’écoule     nous sommes la pulsation de ses veines
les lignes de son destin  
tachées d’encre
un geyser de sang                           ventouse après ventouse
                          sur la table                                                                                                Je


*


Son cœur cogne dans sa tête, ses tempes surchauffent. Elle ferme les yeux pour apaiser le malaise ou, peut-être pour fuir ce lieu, ce repas. Juste un instant. Mais c’est suffisant pour que son attention se relâche, pour qu’elle oublie que ce qui se trouve dans l’assiette de styromousse n’est pas encore mort. L’assiette est trop proche du bord de la table, l’assiette est trop légère. Dans une danse presque gracieuse, les tentacules se tortillent jusqu’au coin supérieur droit du plat, font pression. Balancier. 
Quand elle rouvre les yeux, il ne reste sur la table que la fourchette et le couteau en plastique qui baignent dans une mare d’encre et d’hémocyanine. Elle baisse la tête, contemple le repas renversé sur la moquette vert forêt. Elle ne se demande pas immédiatement où sont passés les tentacules —invisibles sur le sol. Elle est plutôt envahie par un nouveau haut-le-cœur. Quelle épouvantable moquette. Les poils longs et verts, presque soyeux. On dirait qu’on a écorché le Grinch pour le transformer en tapis.
S’il la regardait, s’il abandonnait son écran, Kim pourrait la saisir par les épaules. La jeter par terre. Faire éclater les boutons de sa blouse. Déchirer sa culotte de dentelle. La prendre sur ce tapis. 
Mais Kim est toujours dans la même position. Cou arqué, genoux collés, yeux et mains fixés à l’écran. Une chanson d’enfant jaillit de son cellulaire, suivie de cris et de tirs de mitraillette. Complètement absorbé, il n’a pas remarqué l’assiette renversée, ne la remarquera peut-être pas. À moins qu’il n’ait tout remarqué et n’attende le bon moment pour exploser. À moins qu’il ne s’amuse à la voir défaillir devant un plat de fruits de mer. À moins qu’il ne veuille pas l’offusquer parce qu’elle s’est donné tant de mal. À moins qu’il s’en fiche.
La jeune femme s’accroupit. Tend la main pour saisir l’assiette. Surveille du coin de l’œil que Kim reste bien immobile. Bruits d’explosion. Sanglots. Kim éclate de rire. Elle aimerait être capable de lui faire ressentir autant d’émotions que ce ramassis de circuits chinois. (Tu n’es même pas capable de préparer un plat sans cuisson sans qu’il s’échappe.) Il n’y a pas de tentacules sous l’assiette. Seulement les poils du tapis, dégoulinants de sauce sésame.

 
*


Le tapis

Nous —en suspension. Gouttes de sésame qui perlent sur notre peau, tempête de gingembre qui carbonise les ventouses, une lumière tiède dont nous ne comprenons pas la couleur et le frottement de l’air, glacé. Une seconde de grâce entre la table et le tapis. 
L’oxygène nous gonfle comme une nouvelle tête, les ventouses si proches les unes des autres qu’elles se sentent penser, l’air si souple qu’il ressemble à la mer. Voler comme on nage dans les vagues: liberté. Mais nous, mais je… Je tombe. 
Je tombe. 

Le sol est une forêt caressante de varech. Je m’enroule dans ses tiges longues, me fonds à lui. Vert forêt épais poilu plastique. 
Partout des sensations de vie morte. Des perles de sueur et de larmes salées. Des retailles d’ongles vernis de plastifiants, de pigments, de nacre et de solvants. Des flocons de peau mousseux de glycérine, de gomme guar, de sulfates, d’acide citrique. Des cheveux et des poils rouge vert bleu mauve paraphénylènediamine éthanolamine ammoniaque… Je me cambre, me tords, des boutons apparaissent sur mes ventouses. Je suis toxique artificiel. 
Les poils du tapis frottent contre ma peau, la creusent. M’écorche. Me dévide. Eau et hémocyanine dans les algues synthétiques.
Soudain quelque chose d’autre. Un vague apaisement autour de trois ou quatre ventouses. Un baume visqueux et blanc dans lequel se fondre. Je m’enfonce dans l’odeur tiède et sucrée. Tout ici est liquide et nourrissant. Je sens les protéines et les sucres, la texture grasse de palourde. Je m’enroule autour de cette proie inespérée, tente de la ramener à notre bec.

 
*


Dangsin-eun meogji anhneunda?
Il sait. Son indifférence n’est qu’une façade; son silence, celui d’un prédateur. Certains de ses pareils aiment regarder des vidéos de leurs collègues féminines en train d’uriner. (C’est juste pour s’amuser, voyons, il ne faut pas dramatiser, quel mal y a-t-il à installer une caméra cachée dans les toilettes des femmes?). Kim, lui, est plus discret, manipulateur. Il veut la voir devenir folle. La dessécher comme une fleur enfermée dans un placard. Ou un poulpe sur la coque d’un bateau, abandonné pour suffoquer au soleil. 
Il sait. Il l’a vue se trainer à quatre pattes sur la moquette sale à la recherche des tentacules remuants. Il l’a vue verser trois larmes de dégoût au contact du condom usé, grimacer en détachant les ventouses du caoutchouc. Il l’a vue remettre les tentacules dans les assiettes. Et, maintenant, même si ses lèvres ne remuent pas, même si ses yeux restent impavides, il rit. L’humilie déjà en l’imaginant croquer l’appendice couvert de poussière et de sperme. 
Dangsin-eun meogji anhneunda?
Elle sait qu’il sait. (Pourquoi te soumettrais-tu à son jeu? Lève-toi. Sors de la chambre. Cours.)
Elle attrape la fourchette en plastique. La plante une, deux, trois fois —la chair glisse, se contracte— dans le tentacule. L’amène à sa bouche.

 
*


La fourchette

Ils sont là, mais nous ne sommes plus là. Je me cambre jusqu’à leurs corps déshydratés, colle mes ventouses à leurs ventouses. Je ne goûte que des spasmes électriques, des cellules sans oxygène. Ils ne répondent plus. 
Soudain un mouvement, une douleur. Transpercé par le plastique. Trop faible pour comprendre d’où vient la menace. Trop faible pour comprendre d’où vient la douleur. Je me tords, mes ventouses crachent une salive acide. Me débats. 
Je ne suis pas encore mort.

 
*


Elle mâche. Il n’y a aucun goût sur sa langue. Seulement le mou entre ses dents, la forme des ventouses sur ses papilles. Parfois, il lui semble goûter un soupçon de sel, un grumeau, un reste de sésame ou de gingembre, sans doute. (Un motton de poussière, un motton de sperme). 
Les spasmes dans sa bouche. Elle mâche. Un filet de bave coule à la commissure de ses lèvres. Elle mâche. Le tentacule refuse de se broyer, de se réduire en morceaux. Il s’allonge sous ses molaires, s’aplatit sur sa langue. Elle mâche. 
À quel moment déglutir ? Une fois dans son estomac, elle ne le sentira plus grouiller. Les ventouses vont se dissoudre dans l’acide gastrique, la chair, fondre. Visqueuse comme du savon à vaisselle. (Aller, tu es capable. Avale.)

 
*


La bouche

Échapper aux dents. S’enrouler autour de la langue. Se fixer en dessous, tout près du frein et du canal de la glande sous-mandibulaire. La salive. Respirer dans la salive. Envahi par des saveurs inconnues, une montée brutale de sucre. Banane chocolat, quelque chose que la bouche a consommé la veille. Et, autre chose, les résidus d’un feu liquide censé camoufler la mauvaise haleine, les vapeurs de dessert. Alcool et menthol. Je m’endors. Je brûle. 
La langue se débat; je suis repoussé à sa surface. Sous l’assaut des dents. Écrasé. Pressé. Pour que je me déchire, me décompose tout à fait. M’aplatir. M’étirer. 
Je ne me fragmenterai pas.

 
*


Elle pose une main sur sa gorge. Sa langue se contracte, gonfle. Elle tente de tousser. Ses yeux rencontrent ceux de Kim. De l’air. (S’il te plait.)


*


L’œsophage

La luette. Les amygdales. Succion, aspiration. Les vagues de salive m’attirent vers l’œsophage. Le long tuyau noir vers… l’estomac. La dissolution. Non. Je me fixe au larynx. M’accroche, avec toute la force de mes ventouses.

 
*


Les pupilles de Kim s’agrandissent. Il fronce les sourcils, sa bouche s’ouvre. Mais il reste immobile. N’esquisse pas un mouvement pour se lever. (Cela ne peut pas être vrai.)


*


Le larynx

Je sens la peur des parois qui se contractent. L’oxygène chargé d’adrénaline et de cortisol qui me traverse. Les soubresauts du larynx. Me tousser. M’expulser. Me rejeter. 
Pour survivre.

 
*


Des veines éclatent dans ses yeux. Ses orbites se remplissent de sang. Ses deux mains autour de son cou, comme si elle s’étranglait elle-même. À l’autre bout de la table plaquée or, Kim contemple le spectacle de son étouffement.

 
*


La trachée

Mes ventouses résistent. Je ne tomberai pas.

 
*


Elle ne voit plus très bien. Seulement les yeux de Kim, les iris marrons où pétillent des éclats rougeâtres, les pupilles dilatées, si rondes… Elle a déjà vu ces yeux. Dans un appartement miteux à la place d’un love motel. Les yeux presque riants de son père alors qu’elle s’étouffe. Des yeux qui lui disent qu’elle n’est qu’une fille, une bouche de trop à nourrir. 
Sa vue se brouille, elle tombe sur le tapis.

 
*


La prison

Je suis coincé entre les murs de sa gorge. J’étouffe. Elle étouffe. Nous asphyxions.

 

 

Pour citer

Paquin, Anaïs. 2023. San-nakji. Publication en ligne sur le site Quartier F. http://quartierf.org/fr/publication/san-nakji