Lisières

Ce texte remporte la 1ère place au concours Écrire l'arbre organisé par l'équipe Réécrire la forêt boréale et le Groupe de recherche interdisciplinaire sur le végétal et l'environnement de l'UQAM. 


Image
Légende / Description

Pin blanc situé à Saint-Élie-d'Orford, sur une propriété privée près du chemin Alfred-Desrochers.

 

Il y a quelque chose de merveilleusement doux dans cette étude de la nature,
qui attache un nom à tous les êtres,
une pensée à tous les noms,
une affection et des souvenirs à toutes les pensées.
Charles Nodier, Souvenirs de jeunesse


La maison mène au jardin
en bout de route, un regard derrière
Voici mes parcelles, mes fouilles:
montagne, roseraie
bassins
écrans

Il y a cette lisière de plus rien où j'oublie,
là où je me terre
Je voudrais dire virages
grains
miels d'août
Peu de choses, enfin

Ce terrain qui me contourne
et vous rejoint
Une effusion sourde

*

Je mesure l'âge des forêts
la longévité des genres végétaux le
cycle de transformation des sols
Je nomme les règnes
les ordres, les familles
les besoins d'eau et
de lumière

Tout autour
hauteur, flore
Le catalogue des corps-noeud
à la frontière du système racinaire
et de l'appareil sensible

feuilles: coeur
les tombées et les naissances

*

J'ai choisi ce pin
tout près
pour solidifier l'espace, faire graviter en cercle
la forme des pousses
des doutes
Je tiens une feuille de paroles et
un outil de creusée
pour meubler la terre
aménager la toile des collines
entre pensées pleines et vacantes

Il y a la marge entre l'arbre et l'orée
entre vos paroles, vos gestes,
votre ton juste
ce qui porte à l'autre
Une échelle précise entre la solitude du pin et le système des forêts
le regard éloigné vers
ce qui nous comprend face au monde
la nature face à ce qui sent, qui vibre
L'essence

C'est l'arbre qui fait dire le deuil
une gerbe isolée, loin de l'empilement
des villes
loin de mes frontières

Voici l'équilibre entre le clair, le seul,
le présent, la saison douce

*

Je me tiens aux combes
À l'ouverture des bois
le lieu intime de la recherche

Voici mon rempart fragile le long des terres,
une topographie des limites
Voici la fuite, l'enfouissement, la levée des voiles sous les arbres
Voici la mesure d'un verbe à l'espace
qui tient le corps
et qui ne le tient plus

J'écris au seuil
loin et près
de l'enfance et des images
des mains d'abîmes qui tendent à l'autre

*

Jardins-faisceaux
Je deviens
galeries
corolles

Voici la marque de septembre taillée dans la nature
l'étroitesse de la terre, les fautes du silence,
la tendresse minuscule des choses qui poussent
Voici les immensités qui me séparent de vos rumeurs
de vos visages
Du soupçon de vos voix de souvenirs
et d'enfance
Sillons,
doigts, traces: le mélange des signes et
des glaises froides

Et ce pin blanc, au champ
la solidité, le Centre intermédiaire
entre le mot le sol
le temps qui passe

*

Deux ruisseaux se croisent
près des racines
L'un vient des sens, l'autre des mémoires
la coulée
des fuites, du travail des poussières
L'érosion des années

Un gouffre à franchir entre l'âge qui est et
l'âge laissé

D'autour, le rire des bouleaux et
des fougères
la jeunesse végétale qui fait jours heureux

Un bruissement de présence

*

Je donne un peu de corps un peu
de pleurs et
d'eau neuve

Près de l'écorce, j'apprends
Je pourrais voir
ce qui peut me nommer
me connaître
ce qui peut m'assouplir après dans
la fatigue,
le silence, tant,
tant de silence

Le pin est l'arbre solaire
l'arbre au-delà
Il lit le passage des voiliers

*

Brunante:
le vert des épines trouve l'orge du ciel,
le ventre léger des champs

J'ai vu cette table de pollen et
de résine blonde, sous les branches
une couverture friable
Aux pieds, les racines ligneuses
Bouquets d'écorce

Je fais le calcul des jours
du raccourcissement des couleurs
Je devine la profondeur de la forêt
par le vent glissé dans la soie des feuilles

Voyez les souches
le sol délesté
ces demeures blanches

*

Délimitations
tout près l'enceinte, les flancs de la terre
L'humanité tendue
aux plaisirs vains
ma solitude des mélèzes
Je suis aux vides de jadis, aux circularités
des teintes et des décors
aux filaments de peaux lointaines

Voici la finesse de l'épine
la césure des branches, des vers
le coffre du tronc
le murmure pâle des étangs:
Je vous offre ce qui est maigre, et grandira

*

Octobre:
couture répétée des pas dans les sentiers
l'enfermement humide des fruits tombés
dans l'oubli vierge des graminées

Je trouve des ponts de papier à construire
la mise à langage des rêves
nouvelles lignes douces ou
résistantes
C'est là que coulent
secrets, souvenirs
plus près du coeur-amour
que du coeur sanguin

Le territoire fait maison
la lisière fait maison
le pin-source
enfin
fait maison

*

L'arbre devient lieu,
seuil, formes
lieu de naissance
Une figure vive de la lenteur
ou de l'attente

Je voudrais croire
m'attacher à un frisson de survivance
avant la fin
trouver le point d'équilibre
entre route, cime,
terre

Je voudrais suspendre la violence et
le déversement des époques
Répondre des cycles et de
l'espace vide

*

Je voudrais donner tort au dernier mot
au hasard des pousses, à
la divergence des houppiers

Résoudre l'incertitude
Saisir
la hâte du printemps et des floraisons
la fragilité d'un nid au creux des branches
des partages
des choses aimées

Surmonter la timidité des arbres

*

Je voudrais devenir chose solide
pin bleu, vert, acide
suivre vos vents et
les parfums grêles de l'hiver
Ces paroles: est, nord
Une photographie momentanée des sentiments
passés ce
qui atteint
Je sais, là, je
retiens
l'arbre porté par la courbe de la montagne

J'aurai cultivé ici les versants
ses larges couronnes

*

Rideau de pluie sous les rameaux
passage d’eau de novembre
L'air appelle au son des vagues

Voici le chant des alvéoles
le calme des cellules-corps,
des os d'hiver
Voici les sources et les nouvelles ouvertures
une plongée de main vive
à la cime
ou aux drageons

Pin: unité de mesure
jardins, habitats
L'image qui vient par l’oeuvre d’une nature immense
qui rend
qui met au monde

*

J'ai laissé mes volontés aux branches premières
vos tiédeurs-sèves à la tendresse de l'aubier
ce sont les phrases dont vous hériterez
les survivantes
tapies sous le liège

hiver: soins, maigreurs
le son brumeux
des conifères sous robes blanches
Un mince fil portant
la sueur légère du soleil
la tranquillité intime du pin
au couchant des saisons


 

Pour citer

Voyer, Loïc. 2023. Lisières. Publication en ligne sur le site Quartier F. http://quartierf.org/fr/publication/lisieres