Corps récits

Ce texte remporte la 2e place au concours Écrire l'arbre organisé par l'équipe Réécrire la forêt boréale et le Groupe de recherche interdisciplinaire sur le végétal et l'environnement de l'UQAM. 


 

Vivre signifie être au milieu de la vie.
Kafka

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Légende / Description

Pour l’érable chu du parc Molson, Montréal, au coin des rues D’Iberville et Beaubien.

Je m’allongeais sous le déploiement de tes verts. Dans la pénombre ou dans les reflets crus de la lumière, j’admirais tes extravagances. Entre l’azuré et le citron, la gamme chromatique ondoyait et embrassait le champ des possibles. Tes verts muaient dans la circulation des vents. L’émeraude, la pistache, la pomme ou l’olive, telles des voilures, animaient l’ensemble du feuillage. Les oiseaux murmuraient tout autour. Sur ta tête porteuse, les moineaux construisaient patiemment leur monde. Quelle patience, ils ont, les oiseaux, qui recommencent le même vol, qui ramènent et entrecroisent brindilles, tiges et autres matières organiques. Le creux de tes branches recueillait leurs nids.

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Tes branches recueillaient plus encore. Tout ce qu’on ne sait pas voir ou qu’on ne devine pas s’installait imperceptiblement à même ta chair ou sur ton corps ligneux. Les petits rongeurs, la faune terrestre et d’autres oiseaux s’animaient sur toi tout autant sous la pluie. Puis le soleil réchauffait tout, par petites touches délicates comme une langue goulue lèche peau, plumes, pelages et antennes. Tout s’asséchait, les poursuites et les jeux recommençaient. Un enfant faisait la roue. À chaque éclosion de tes verts, un enfant fait la roue. Et la roue se poursuit encore dans le temps, aussi sous ton tronc majestueux qui s’élançait solennel comme un i altier au-dessus de mes déjeuners sur l’herbe. Tu t’abreuvais du vent bourdonnant et donnais à voir les secousses de l’air aux points les plus ondoyants de ta chair.

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Puis une fois t’a jeté au sol. Une fois t’a distingué de tous les autres. Une fois, nous n’avons vu que toi. Entre ses bras, la tempête t’a secoué. Dans l’instant de la bourrasque, la terre s’est ouverte, elle s’est creusé un lit. Le poids de la bête que tu étais a heurté lourdement le sol, de plein fouet. À la renverse, ton corps s’est allongé de la tête buissonnante jusqu’à la base souterraine. Une partie des racines, pivotantes et traçantes, a éclos en mottes comme au temps des labours. Un précipité d’eau et de sel puisés par tes radicelles a coulé. Tu t’es affalé comme un petit animal. Or, l’étalement de ton feuillage ressemblait, ce jour-là, aux cheveux hérissés du géant que tu fus.

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Un instant de pure perte t’a poussé au plus près de la surface, émergé, dans une position saugrenue jusque-là inexplorée. À demeure, tu ne remues plus la moindre parcelle. Déjà, ton corps vivant ne franchissait aucune distance, inapte à se mouvoir. Balloté et caressé par les vents, sillonné de bas en haut par le corps des rongeurs et des oiseaux, tu remuais seulement la tête, ton panache verdoyant, effleurée par les masses lointaines et flottantes en suspension dans l’atmosphère. Jusque-là, ta colonne soutenait une couronne broussailleuse et vivace. Maintenant s’effeuille ta nouvelle forme.

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Mais, le lien à la terre tient bon. Sans être le même, il devient lien de surface, d’épiderme. Le volume ne creuse plus le sol comme aux temps insolites de la croissance. Rien dorénavant ne s’agrippe plus aux profondeurs. Rien ne s’enfonce plus. Mais, le lien n’est pas celui d’une nappe légère que déplieraient les soubresauts du vent. Sans racine, la matière préserve son poids. Désormais, l’attache demande une étendue horizontale. Le plan du corps initial s’est modifié: la verticalité n’est plus.

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Un autre temps commence. Certaines durées comptent plusieurs formes qui se succèdent l’une et l’autre comme les énièmes vies du chat. Les félins qui choient se redressent promptement dans leur chute. Avant de toucher terre, ils pivotent sur eux-mêmes. Jusqu’à neuf fois, dit-on, ils atterrissent à l’endroit sur leurs pattes. Le choc est avalé par un mouvement mou élaboré dans la nuit grise des fauves. L’organisme absorbe prestement la force d’attraction, et les pattes coussinées récupèrent aussitôt. Mais, tous les corps ne se cabrent pas ainsi hors des emprises. Soumis aux éléments, le corps peut être vulnérable. Parfois, la dégringolade reste à plat ventre. Toi, tu t’étends de tout ton long, bouleversé et bouleversant. La tempête défricheuse a arraché tes battements de vie comme de candides brindilles.

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Les gardes verts ont coupé ton tronc allongé en quatre parts inégales –peut-être pour faciliter le transport– puis t’ont oublié là. Ou alors ils ont décidé de laisser tes restes précipités sur l’herbe comme une trace, un emblème tutélaire. Ta dépouille demeure au point d’impact, parc Molson. Personne ne t’a fait disparaître. Tu n’es pas soustrait à la vue, tu résides au lieu même de la bascule ad vitam æternam. Ta splendeur verdoyante est perdue, de même que l’idée pure de l’arbre. Aboli, le sucre ne coule plus. La vie t’a fait cette jambette ahurissante. Mais les saisons te baignent toujours de leurs eaux. Elles défilent sur toi. Elles te touchent, elles t’astiquent, te fignolent. Le rugueux devient lisse. Tes aspérités s’adoucissent. Tu deviens cette tige épurée, plus nue qu’aux jours d’hiver.

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Et ta plus simple expression est féconde. Voilà que tu t’offres en balustrade comme un autre perchoir. Ce ne sont plus les oiseaux ou les petits mammifères qui courent sur toi, mais les enfants en t’apercevant de loin. Te voilà devenu corps à escalader, corps à naviguer, paquebot et vaisseau hallucinés, poutrelle d’or, petit abîme arborant des îles fabulées, cap ou promontoire qui surplombe la mer rêvée dans une flaque.

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Les enfants s’élancent. Parmi les ballons rouges qui bondissent et ricochent sur ton corps de plus en plus lisse, une armée de petits doigts t’agrippent. Des sautillements te chevauchent. Mille et un scénarios imaginaires puisent à ta chair. Tu appartiens maintenant au monde de l’enfance, à la rondeur des yeux ronds. Ton corps récif est corps récits propice aux histoires.

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Chaque fois, l’empressement retentit. Je les entends s’approcher. Ils accourent. Leurs petites jambes bondissent, te parcourent. Les enfants t’explorent. Ton essence est devenue magnétique. Tel un socle, tu t’offres en monticule, un poste d’observation inhabituel, tu les réjouis. En maillots, en bottines, ils grimpent, arpentent, sautillent sur toi. Ils ont appris récemment à tenir la verticale, ils l’affichent et la brandissent sur toi. Parfois, des consonnes mouillées se répandent, des larmes chaudes humectent la rambarde que tu formes. Ils tombent, se relèvent. Dans ta énième forme, tu es un muret de petites lamentations.

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Des histoires prennent appui sur ton corps abracadabrant. Mille récits s’ébauchent là, s’épanchent et tournent autour de toi comme ton nouveau feuillage éthéré. Les langues enfantines se délient. Je les écoute. Une ribambelle de personnages défile. Noyau et réservoir d’oxygène narratif, ton corps vogue et plane avec eux dans l’espace du parc. Ce carré verdoyant où je reviens sans cesse, où je plonge ma tête dans les feuilles des livres, où je m’installe sous ton ciel. Il était une fois mille fois féériques qui se réjouissent de toi.

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Ton corps hors de ses assises se déroule telle une langue, d’où éclosent rires et vocables. Ta colonne est maintenant une colonne d’air. Tu offres une aire de jeux, une petite scène d’où les voix se lancent et bondissent. Tu es une ligne qui surplombe l’horizon, sur laquelle circulent de petits fildeféristes. Ils posent pieds, bras, têtes, genoux sur toi comme des signes, comme les mots que je trace dans mes cahiers, quand je m’appesantis, et que la mine de mon crayon me retient de tomber. À ta façon, tu es aussi un support pour les sons de la voix.

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Depuis toujours, c’est l’héritage du bois, ta descendance, de porter et d’inscrire les voix d’encre dans leurs veines. Déjà, des sillons secrets tournaient dans ta chair, préservant le décompte des jours. Déjà, l’écriture s’emmêlait à ton corps. Ton corps est feuilles. Ton corps reste feuilles. Après l’arrêt pulsatile, ton bois s’est mué en voie porteuse, en corps récits, à ciel ouvert.

 

 

Pour citer

Lafrance, Suzanne. 2023. Corps récits. Publication en ligne sur le site Quartier F. http://quartierf.org/fr/publication/corps-recits