Automne, coup de foudre


Ce texte a été finaliste du concours Quartier F organisé par l'Université du Québec à Montréal.

UN BON GARÇON POUR UNE BONNE FILLE

Cogne sur le carrelage à coups de cap d’aciers, crachats caféinés. Elle fonce dans le bus, puis fonce dans l’école, puis fonce dans la classe, puis fonce dans ma tête. Coup de foudre.

Elle traine ses fesses au rythme de sa respiration congestionnée.
Rhume des foins, automne 2016.

Je la regarde du fond de la classe. Assise, elle glisse ses doigts sous la pelure d’une orange. Elle suit les stries de son endocarpe et elle enfonce son doigt au milieu du fruit pour en déloger un quartier. Le jus tiède des pulpes pique ses papilles. Que ce cocktail salive-sève suinte sur mon sexe. Ne ramasse pas tout de suite tes pelures, laisse-moi encore les sentir. Donne-moi une odeur pour que je puisse te reconnaitre. Je veux changer mon prénom et devenir ta dose de vitamine C.


C’est à coup de quatre heures de cours de français par semaine que je colle mon bureau au sien.
Elle me remarque.

Salut t’es joli-e c’est quoi tes prénom et pronom?

Elle trouve des miettes dans les poches de ma veste de friperie et les goûte. Ce ne sont pas les miennes, mais j’accepte le risque.

T’as l’air spécial.

Ses yeux gourmands sont vulgaires: mange-moi la face.

J'accepte le risque.

SALLE DE BAIN

Chez moi, je prends au moins trois bains brûlants pour faire fondre la graisse de mes hanches. Je sors mon engrais et ma brouette pour cultiver mes poils
d’aisselles.

Je lave mes culottes tachées de mon sang de façon hypermasculine.
Montre ma moustache, mes mèches mordorées, et mes mains musclées.

Un homme me fait des clins d’œil dans le reflet du miroir.
J’ai réussi.

 

Chez elle, elle prend au moins trois beignes brûlants pour augmenter son taux de graisse sur ses hanches. Elle sort son engrais et sa brouette pour cultiver ses
beaux cheveux longs.

Elle lave ses culottes tachées de son sperme de façon hyperféminine.
Hors des fabulations et facéties, elle est formidable, singulière fée féline fuchsia.

Une femme lui fait des clins d’œil dans le reflet du miroir.
Elle a réussi.

 

À l’école, on se cache dans les toilettes non genrées pour échanger d’identité comme des jumeaux identiques. Je lui passe du papier de toilette par le dessous de la porte pour qu’elle le mette dans son soutien-gorge.

Je la regarde dans les yeux en me disant que j’aimerais me cacher entre les mottons de son mascara.

Je regarde sa jupe en souhaitant, un jour, bronzer à la chaleur de ses cuisses. Arriver à l’école avec mon bronzage de rêve. Je serais tellement séduisant, comme un sauveteur post-pubère à la piscine municipale. Je surveillerais pour elle, la piscine d’adolescent-e-s jaloux-ses de nous.

À la pause, on fait des jeux de marelle avec les carreaux de la salle de bain, en épelant anticonstitutionnellement et intergouvernementalisation.

NOVEMBRE

Le 8.
C’est ma fête, j’ai 18 ans. Je reçois:
1. L’élection de Donald Trump
2. Des publicités me proposant une carte de crédit
3. Une note: j’ai eu 86% en philosophie
4. Un sac en papier recyclé avec ses poils de barbe, j’en ai plus besoin qu’elle après tout.

Elle me dit que j’ai un visage de 8 novembre: noirceur d’âme et apparence négligée. Je la trouve un peu prétentieuse, mais ça me charme quand même.

En classe, je réalise que mon identité de genre est la même que celle des poètes torturés de l’époque du romantisme. Je décide donc de commencer à écrire. Je compose pour elle:

Ma tête tapissée de toi,
embaumé par ta chaleur,
tu fais de la dentelle avec mes sentiments

Ma tête fleurie par ta voix,
je m'oublie à nos bonheurs,
pendant que tu tricotes mes gémissements.

TRANS-PORT

Dans l’autobus, des filles du secondaire m’envahissent. Une odeur de pêche sucrée toxique du lundi matin. Elles ont pris leur douche le dimanche soir pour sentir bon pour l’école. J’ai peur d’être contaminé et que l’estrogène retrouve mes ovaires en jachère. J’essaie de penser à mon amie, sa féminité ne me fait pas peur, puisqu’elle est vraie.
Je dépose mon pied sur le chauffage, mais j’ai peur que mes nouvelles bottes fondent avant qu’elle puisse les voir.

Quand j’ai le temps, je vais jouer dans ses plates-bandes. En secret, je visite son quartier en sifflotant son nom, comme pour apprivoiser son imaginaire. Je la devine derrière les fenêtres embrumées. Je sens qu’elle me guette autant que moi. Je marche encore. J’apprends à considérer l’amour avec des couleurs froides.

Plus tard, nous dînons dans un coin tranquille. En prenant une bouchée de mon sandwich, je jurerais avoir pris une bouchée de sa joue.

On marche en prenant soigneusement la peine d’éviter les craques de trottoirs. Il fait si froid, mais elle sort une craie de sa poche et je me couche sur le sol. Elle trace le contour de mon corps nouveau-né. Je laisse en souvenir, ma coquille de fausse-femme. Le dessin se dégradera avec la neige.

J’observe,
Son blanc d’yeux frétille
Je joue dans ses rêves
Rêve aux yeux
Blanc de joue
Jouer aux yeux
Frétille des rêves
Rave d’yeux
Jouer aux frais
Revers de joue
Se revêt d’yeux
frétillants

Elle se reconnait dans mon incohérence.

Pour citer

Breton, Camille. 2019. Automne, coup de foudre. Publication en ligne sur le site Quartier Fhttp://quartierf.org/fr/publication/automne-coup-de-foudre