Wilder ou le moment qui vient

Ce texte a remporté la deuxième place du concours Quartier F organisé par l'Université du Québec à Montréal

PRÉFACE-ÉPILOGUE

Je raconte un scénario que je n’écrirai jamais.
Personne n’est là pour s’en rendre compte.

SCÈNE 1

Vendredi. Intérieur soir.
Je lis le journal d’hier. Je me tais. Je bois un cidre à la paille. Je suis fragile comme ma mère.

SCÈNE 2

Une femme de cinquante ans. Rien d’autre que son visage vierge et ses grosses boucles d’oreilles.
Je pense ici à Johanne, mais n’en parlons pas:
Quand tu mets du rouge à lèvres, les coins de ta bouche restent sans couleurs. Et même l’année dernière, en février, tu sentais la bière et le saucisson. Tout ça, pour de l’argent que tu ne dépenses pas. Camille, je te le dis maintenant parce que je n’en peux plus d’attendre; j’ai la plotte à terre.  
On ne voit pas Camille. Pas du tout. Si on la voyait, on se rendrait tout de suite compte que ce n’est pas elle.
Camille n’existe pas, je l’invente. En disant Camille, je pense à Nikita. Mais parlons plutôt de Camille.
On l’entend faire des bruits de bouche, comme une enfant qui imite le galop d’un cheval.
Le changement de scène est très sec. Comme un mal de gorge.

SCÈNE 3

Un dos nu. On distingue une nuque. C’est peut-être un garçon. Peut-être une fille aux cheveux relevés. Et puis ce n’est pas très important. Ce qui est important, c’est l’amour. Quelqu’un fait l’amour. Des vas et des viens. Des cris aigus, au même rythme que les bruits de bouche de Camille, mais ce n’est pas un cheval qu’on entend, c’est le plaisir qui galope.
Le spectateur se demandera qui chevauche et qui est chevauché. Je ne sais pas. J’aimerais savoir. Heureusement pour certains, je ne l’ai jamais su. J’ai ma petite idée, gardons-la secrète.
Le pénis de Dominique, les couilles rasées, sans érection.

SCÈNE 4

Camille. Fond vert. Ce serait bien si c’était les vitres colorées de l’édifice Wilder. Le volume d’une toute petite radio émet un son énorme, trop fort pour être le sien. Camille danse.
Camille est une fiction; Nikita n’est rien. Un ouragan. Rien à dire de plus. Je bois un verre de vin rouge à la paille.
Camille continue de danser.
Les plans se superposent à une vitesse impossible. Ainsi, le spectateur croira que Camille et moi sommes dans la même pièce. Seulement, ce n’est pas le cas.
Plan rapproché sur ses fesses. Il n’y a rien d’érotique, rien de pervers. Ses fesses. Musclées. À travers son pantalon. Mis à part le fond vert, les autres couleurs sont si ternes qu’elles trompent. La petite radio cesse ses électrochocs. Dans l’apparent silence, le spectateur est libre de s’imaginer un bruit. Camille danse toujours, elle n’a plus de chandail. Son dos est nu. Le regard se rapproche de sa nuque cachée par ses cheveux. Comme un grand plaisir qui danse.

SCÈNE 5

Et moi. Qui termine mon verre de vin. La paille racle le fond et met fin aux halètements de plus en plus bruyants. Car il y a une fin à tout et celle-ci tardait trop.

SCÈNE 6

Une douce mélodie acoustique. L’édifice Wilder s’effondre dans un plan séquence. Une pour chaque couleur de mon corps.
Et moi qui me verse un autre verre de vin.

SCÈNE 7

Extérieur. Jour. Le soleil éclate. Figurativement.
Certaines femmes de mon cœur n’ont pas d’âge.
Une d’entre elles s’avance rapidement vers le regard du spectateur, à la façon d’une entrée en scène. Sa marche est assumée. Cheveux bouclés, peut-être une teinture, grise, sans rides, des lèvres qui donnent une envie. Plan coupé aux épaules fleuries:
À partir de trente ans, j’ai vieilli, eux, non. Ils n’ont pas d’âge pour moi. Vraiment. Et de toute façon. Je les aime tous, mes amants. Je les aime encore d’ailleurs. Dimanche, je vois Christian.

SCÈNE 8

Nous ne sommes pas encore dimanche. Simultanément, un trousseau de clefs est déposé sur un comptoir. Camille a un pénis dans la bouche. Les couilles rasées. Les couilles de Dominique. Une érection.

SCÈNE 9

La femme sans âge, même cadre qu’avant.
— Je suis.  Dit comme si la suite devait venir, mais ne venait jamais.
Je pense qu’elle est, tout simplement.

SCÈNE 10

Je remplis tout de noir. Je ne sais pas pour combien de temps, j’y penserai.

SCÈNE 11

Gare au gorille joue faiblement, mais très clairement. Le chat est sur mes genoux. Je le flatte avec une cadence tellement parfaite que n’importe qui pourrait devenir fou. Je ne sais pas combien de temps durera cette scène. Le plus longtemps possible, j’espère. Disons jusqu’à la fin de la chanson.

SCÈNE 12

Camille parle tout bas. En fait elle chuchote. Elle est une nuit, elle est un contour d’ombre, elle n’est presque pas, mais on peut la voir. Que sa silhouette noire dans une lumière d’un bleu très sombre.
Je ne vous dirai rien de plus sur elle, vous ne saurez jamais si elle vous faisait face ou si elle vous tournait le dos. Je ne connais pas Camille, la réponse saute tout de même aux yeux:
Je pose mes lèvres comme ça. Je garde ma langue pour moi, c’est très important. Et alors qu’une envie se forme dans le bas de nos deux ventres, je m’arrête. Je m’arrête et je m’en vais. Beaucoup en sont mort, c’est mon secret.
La voix de la femme sans âge:
Et après? Et après je me mets un porno sans son et je me branle. Il faut ce qu’il faut. Je ne veux pas mourir moi aussi. Pas du tout.
Le spectateur sera trop occupé ou trop distrait, c’est vous qui voyez, qu’il n’aura pas remarqué qu’il commençait à faire jour. On se croirait dans une jungle. Bruitage de la forêt tropicale humide du Biodôme.

SCÈNE 13

Intérieur. Soir. Les mains mouillées de Camille ouvrent une armoire. La plus grosse bible du monde lui sert de tabouret pour atteindre les choses hautes. Elle attrape une boîte de condoms. La boîte lui glisse des mains, il pleut.1

SCÈNE 14

Le prochain plan vient très rapidement.
La femme sans âge en tient un dans sa bouche. Elle déchire l’enveloppe avec ses dents, son sourire n’est pas exagéré, ce n’est pas la première fois qu’elle le fait.
Par là, je ne veux pas dire l’amour; personne ne fait l’amour en déchirant ainsi une enveloppe de condoms.

SCÈNE 15

Le prochain plan vient très rapidement.
Camille découpe le condom avec une paire de ciseaux à bouts ronds. Si quelqu’un faisait pause à ce moment précis, on verrait son nom écrit au feutre sur le manche des ciseaux. Elle le tient avec quatre doigts; pouce et index de la main droite; pouce et index de la main gauche.
Voix de la femme sans âge:
— À quarante ans, j’ai eu envie d’une femme.

SCÈNE 16

Travelling. Ou autre chose qui bouge très vite vers un autre personnage dans le même plan.
Dimanche est passé: Mardi? Il a annulé. Trop de travail. Dans une semaine, je ne sais pas trop quoi lui proposer. C’est rien de mal, je veux juste le sucer un peu tu comprends.
Et moi qui tapote mes cendres dans le cendrier plein. Une montagne de cendres noire et grise. C’est dégueulasse.

SCÈNE 17

Intérieur jour. Blanc. Un ventilateur qui tourne très vite. Ses pales et son grillage sont tachés de peinture.
Un homme avec un accent français parle.
— Je me suis simplement dit; je le fais parce que ça fait du sens.
Ses paroles ont un écho qui se veut plein de reproches.
Le plan reste toujours fixe sur le ventilateur coloré. Une musique branchée joue. Je ne dis pas laquelle, je ne peux pas savoir plus que la personne qui écoutera.
— Les grands peintres et les artistes morts. Je ne suis pas impressionné.
Cette voix française pourrait être un homme portant la cravate avec une tête de cheval.

DERNIÈRE SCÈNE

Je parle avec la même femme que dans les scènes précédentes.
— Quand elle dansait, je ne trouvais plus rien à dire.
— C’est son vrai nom?
Une pomme tombe et elle tire longtemps sur sa cigarette. Dans dix ans, ses lèvres se fissureront peut-être.
— Oui, malheureusement.
— Elle est russe?
— Non. Italienne. Un peu.
Et la musique part d’entre ses mains. Je lui dis qu’à cette époque, j’avais le droit de toucher ses seins. Elle était rousse et j’étais blonde. Quelque chose devait clocher.
— Et l’amour?
— Je l’aimais, mais l’orgasme n’est jamais venu.
Une pomme tombe et elle rentre avec le cendrier. Il y a déjà quelques heures que je ne vois plus son visage. Seulement ses mains, ses genoux et la lumière de ses bagues. J’éteins ma cigarette dans un verre de vin. Je lui crie d’attendre.
— Et toi?
— Et moi quoi?
— L’orgasme?
Elle m’embrasse la joue.
— Jamais non plus.

PRÉFACE-ÉPILOGUE

On m’entend très clairement. Mes désirs se déshabillent comme une petite fille. Je raconte tout. Camille est un rêve; rien ne s’invente de toute pièce. Je n’ai fait qu’apprendre à bien mentir.

  • 1. Gregg Araki, Mysterious Skin, 2004.
Pour citer

Desrosiers, Mégane. 2018. Wilder ou le moment qui vient. Publication en ligne sur le site Quartier F. http://quartierf.org/fr/publication/wilder-ou-le-moment-qui-vient