Ton errance

Ce texte a été finaliste du concours Quartier F organisé par l'Université du Québec à Montréal

Tu vois défiler devant tes yeux des arbres sans feuilles et des piétons qui semblent regretter être sortis dans le froid glacial qui enveloppe tout. Tu ne sais pas où tu t’en vas, tu marches sans direction. Tu déambules, te dis-tu. Tu avances pour avancer, tu avances parce que tu sais que si tu t’arrêtes, ça te fera trop mal.

Tu l’avais rencontrée à l’école. Elle était nouvelle, et les autres gars de ton année avaient tous simultanément démontré de l’intérêt pour elle. Elle était petite, blonde, avec les cheveux aux épaules et un regard franc. Quand elle souriait, ses lèvres brillaient à cause de son baume à lèvres aux cerises, ou peut-être à la fraise. Tu voulais l’embrasser pour savoir lequel ça goûterait.

Maintenant, ça goûte amer dans ta bouche. Tu t’empares d’une gomme pour essayer de te débarrasser de la saveur de chagrin qui t’empoisonne, mais la Trident à la menthe verte ne fait pas de miracles. Tu mâches avec peine; la saveur te rappelle le dentiste qui te terrifiait dans ton enfance parce que la lumière était trop forte, et que tu saignais toujours parce que tu n’avais pas passé la soie dentaire assez souvent. Le goût familier du sang ressurgit dans ta bouche. Tu t’es mordu la langue par accident. Tu t’arrêtes dans un abribus pour finir de mastiquer ta menthe maintenant teintée d’un goût métallique. Une vieille femme avec trop de maquillage et un immense sac de plastique à la main vient s’asseoir à côté de toi. Tu te lèves, jette ta gomme et repars.

Elle était particulièrement douée en histoire. Elle connaissait les conquêtes de Charlemagne sur le bout des doigts, maîtrisait les politiques de Jean Talon et pouvait nommer les présidents des États-Unis en ordre chronologique. Tu la regardais, envieux, alors que tu recevais un 57% pour le test sur la Première Guerre mondiale. Elle était assise deux rangées devant toi, en diagonale vers la droite. Tu t’en veux de te souvenir de ces détails. Tu t’es donné comme mission d’oublier. Ça s’avère plus difficile que tu l’espérais.

Après quelques mois, vous avez commencé à vous parler plus souvent. Tu lui racontais une blague niaiseuse qui la faisait sourire, et tu avais l’impression d’avoir conquis le monde. Vous vous textiez avant de vous coucher, elle te jouait de la guitare au téléphone pour t’aider à t’endormir. Puis, tu as eu le courage de lui demander de sortir ensemble, «genre pour de vrai». Elle avait dit oui. C’était le mois d’avril.

Tu passes devant le Couche-Tard où vous alliez ensemble acheter une sloche les vendredi soirs. Elle choisissait toujours framboise bleue, et te jugeait un peu parce que tu mélangeais toutes les saveurs. Elle disait que tu ne pouvais pas tout prendre, que ça ruinerait l’intégrité même de la boisson. Tu riais et entourais ses épaules de ton bras pour la serrer contre toi tout en buvant ton grand verre de sucre et de saveurs artificielles. Tu as envie de passer ton poing à travers la vitrine, de la défoncer et de fracasser les machines à sloche, tant qu’à y être. Tu te retiens et continues ton chemin, puis tu croises le regard d’un passant qui a l’air trop heureux à ton goût. Il te fait chier.

Vous étiez ensemble depuis six mois. Tu étais heureux, elle était occupée. Elle étudiait beaucoup plus que toi, et ses temps libres étaient rares. Elle faisait partie du comité d’Amnistie internationale, du club de débat, et du club écolo. Tu la voyais moins, mais quand vous étiez ensemble le temps te semblait infini. Tu n’arrivais pas à comprendre comment tu avais pu être aussi chanceux. Tu étais justement en train de penser à ça quand elle t’a demandé de t’asseoir pour que vous puissiez «discuter».

Elle aurait pu te tromper. Embrasser ton meilleur ami à un party, ou avoir une aventure pendant des mois sans que tu le saches. S’en seraient suivies la trahison, la crise de larmes, la douleur. Tu aurais pu alors la détester pleinement, avec justification. Souhaiter qu’elle se fasse trahir à son tour, pour qu’elle ressente ce qu’elle t’avait fait subir, qu’elle ait toujours mal comme tu as eu mal. Ça aurait été de sa faute; tout le monde aurait sympathisé avec toi, et peut-être que ça t’aurait apporté un peu de réconfort.

Elle aurait pu mourir, tiens, d’un cancer ou dans un accident banal. Ça aurait été une tragédie, mais au moins tout aurait été intact quand elle aurait disparu, l’amour aurait été là. Tu aurais pleuré à ses funérailles comme le bon gars que tu es. Éventuellement, après un long deuil, tu aurais pu rencontrer quelqu’un d’autre, mais sans jamais oublier l’amour de ta vie qui t’avait quitté trop tôt sans le vouloir.

À la limite, tu aurais accepté un suicide. Tu aurais cherché à comprendre, ça t’aurait obsédé pendant des mois, tu aurais lu et relu les centaines de commentaires des gens émus qui auraient écrit des messages de condoléances sur sa page Facebook. Tu aurais milité pour elle, pour lui faire honneur; tu aurais témoigné à des conférences sur la santé mentale, pour aider les gens à reconnaître les signes que tu n’avais pas pu voir. Ils t’applaudiraient, verseraient peut-être une larme devant ton courage. Tu aurais été un héros.

N’importe quoi aurait été mieux que la fin que vous avez eue, que de l’entendre te dire simplement qu’elle ne t’aime plus, que c’est fini, mais que vous pourriez rester amis. Tu avais eu envie de vomir tout d’un coup en l’entendant. Ton bras droit te faisait mal, tu t’étais brièvement demandé si tu subissais une crise cardiaque, avant de te souvenir que c’est l’autre bras, idiot, connard, c’est pour ça qu’elle te laisse, parce que t’es bon à rien, tu la mérites pas. Finalement tu t’es levé et tu es parti en trombe pour renvoyer dans une poubelle du couloir, pendant que des gens te regardaient d’un air dégoûté.

Tu es assis dans le métro, tu n’es pas sûr dans quelle direction tu vas. Peu importe. Tu te rendras au terminus et tu feras demi-tour, c’est tout.

Le problème avec votre fin, c’est qu’elle est banale, normale: des milliards de personnes ont vécu ça et s’en sont remis. Tu sens que tout le monde commence à être fatigué de t’entendre chialer et dire à quel point tu t’ennuies d’elle. Remets t’en. Get over it. Tout le monde passe par là, dit ton ami. Le plus sain, c’est de continuer de vivre, chuchote ta mère en te frottant ton dos par-dessus tes couvertures. Je pensais même pas que t’aurais une blonde à la base, ricane ta sœur. Ça ne t’aide pas.

La fin de l’année passe sans que tu le remarques. Tu étudies machinalement pour tes examens, et tu te dis qu’au moins tu n’es pas distrait par ton téléphone qui s’illumine pour te montrer des mots doux. Tu n’as toujours pas changé son nom dans l’appareil. Il reste là, accompagné de trois cœurs roses, comme pour te narguer.

L’été te change les idées. Tu travailles au Canadian Tire, un endroit qui te fascine parce que tu peux y acheter un kayak ou un blender. Doucement, tu redeviens toi. Tu apprends à être moins égoïste, tu comprends que tu n’es pas un héros et que tu n’es pas fait pour l’être. Tu es un humain comme tout le monde.

Elle sera rousse. Elle jouera du piano et vous vous tiendrez par la main alors que les flocons fonderont sur vos joues. Elle mélangera deux saveurs de sloche ensemble. Elle partagera sa gomme à la cannelle avec toi. Toi, tu l’aimeras de tout ton cœur. Tu ne sauras pas si vous resterez ensemble. Mais cette fois, ça ne t’inquiétera pas.

Pour citer

Blair, Margaux. 2019. Ton errance. Publication en ligne sur le site Quartier F. http://quartierf.org/fr/publication/ton-errance

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