[L’interprétation] est toujours avec nous, mais, comme la plupart des activités intellectuelles, elle n’est intéressante qu’à partir du moment où elle est extrême.
Jonathan Culler, Interprétation et surinterprétation
Sarah allait s’asseoir sur la chaise en bois à la table de la cuisine. Une chaise parmi les quatre dont Vincent et elle s’étaient équipés dans un magasin de meubles à bas prix. Évidemment, ce réflexe économe comportait des inconvénients: depuis l’achat, il avait fallu serrer les vis chaque mois (au moins tous les mois resserrer) et admettre que le tissu des sièges allait bientôt se déchirer aux points de tension. Sarah portait une robe noire. L’ourlet frôlait ses genoux. Le décolleté muni de paillettes scintillait en captant la jeune lumière entre les stores. Ses parents avaient passé la nuit chez elle; ils venaient de quitter à l’aurore pour se reposer un peu et se préparer. Comme Sarah, ils porteraient des vêtements neufs, sans extravagance. Sa robe était d’une élégance discrète. Elle eut pu convenir pour un lancement de livre, une conférence, un gala. À un autre moment (dans une autre vie). Sarah attendait son fils, qui viendrait la chercher. Il serait accompagné de sa nouvelle fréquentation et d’un ami d’enfance qui avait bien connu Vincent. Entretemps, elle se retrouvait seule avec la boîte posée sur la table, l’emballage gondolé par endroits, là où, devinait-elle, la moiteur des mains de Vincent avait dû se loger, déformant le papier. Sarah allait regarder longuement cette boîte et se laisser secouer par des émotions contradictoires: curiosité et panique. Au moindre spasme de son corps, la chaise instable menacerait de s’écrouler sous elle. Sarah finirait par se lever, se rendre dans le sous-sol, ouvrir l’armoire. Elle s’emparerait du tournevis étoile et remonterait. Elle ferait basculer les quatre chaises sur le sol puis s’agenouillerait pour serrer une à une les vis. Dans l’action, elle penserait: cette scène improbable appartient à un livre de théorie littéraire, et par distraction, elle percerait un trou profond dans le tissu avec l’outil. Le manche du tournevis était noir. Parfaitement assorti avec sa tenue.
Il n’y a pas de nature du texte littéraire, affirma Rorty, ce à quoi se permit de répliquer Eco, qui croyait que le texte contenait en potentiel (là se précisait sa nature) un certain nombre d’interprétations. C’était croire, se moqua Rorty, à une objectivité du texte que de parler de sa nature (conception totalement aberrante à ses yeux). Un texte ne devait pas imposer des interprétations, pas plus qu’un objet, des utilisations, voulut-il démontrer. Le tournevis eut alors un rôle à jouer dans le débat.
Quand ils s’étaient installés ensemble dans la maison vingt ans plus tôt, Sarah et Vincent avaient eu un accroc qui avait manqué ruiner leur relation. Sarah n’avait jamais été dotée de talent pour les travaux manuels, mais s’était entêtée à poser les tablettes qui allaient soutenir, dans une pièce oubliée du sous-sol, leurs boîtes respectives de paperasses et de souvenirs. Ces boîtes, vous savez, qui camouflent la jeunesse (les crimes), que chacun traîne avec soi jusqu’au vieil âge mais se refuse en fin de compte à rouvrir. Vincent avait rangé une boîte bien scellée, destinée à le rester. Or le paquet aussitôt déposé avait subi une chute (les tablettes mal vissées) et il s’était fendu. Sarah avait eu droit à une série de propos désobligeants. Puis Vincent s’était empressé de remballer la boîte. Sarah n’avait pas eu accès à son contenu. Toutefois, la seule possibilité (la présence du secret) avait creusé une faille dans leurs rapports. Elle s’était raconté, à partir de cette faille, une histoire impardonnable.
Pour Rorty, c’était l’usage d’un texte qui revêtait une importance et non le sens qu’on lui attribuait en tentant d’en élucider les structures. Du point de vue d’Eco, qui ne niait pas qu’on puisse trouver certaines utilités à un texte, là n’était pourtant pas sa destinée: le texte demandait à être interprété. Si plusieurs de ses propriétés ne se prêtaient pas à l’utilisation (argument qui fragilisait la démarche de Rorty), aucune ne se soustrayait à la signification.
Sarah avait lu Interprétation et surinterprétation à l’occasion d’un cours de sémiotique à l’université et avait été bouleversée par l’affrontement entre l’homme pragmatique et l’herméneute. Elle avait alors encouragé Vincent à lire l’ouvrage pour qu’ils puissent en discuter ensemble. Contre toute attente, la lecture avait entraîné plus de discorde que de discussions, confirmant le malaise qu’ils avaient vu s’installer dans leur couple dès les premières années, à savoir qu’ils se comportaient dans la vie comme dans les lettres suivant des philosophies étrangement antithétiques. Si Sarah se demandait pourquoi des vis étoile plutôt que carré pour fixer des tablettes au mur, Vincent répondait que l’important était qu’on puisse entreposer nos boîtes sans qu’elles échouent sur le plancher.
Ce que maintint Rorty, c’était bien l’idée qu’il n’existait pas d’objectivité du texte ou de la chose. Ainsi, il avait pris pour exemple le tournevis, s’offusquant qu’on lui associe une fonction propre. Celui qui serre des vis, celui qui ouvre un paquet et celui qui se gratte l’oreille, avait-il dit, font pareillement un usage du tournevis; un usage juste, qui n’entre pas en contradiction avec l’objet utilisé.
À peine quelques jours plus tôt, Sarah avait découvert le corps de Vincent dans le sous-sol, suspendu à une poutre du plafond grâce à une rallonge électrique de couleur blanche qui avait servi depuis vingt ans à brancher les trois lampes de leur chambre à coucher. Sur le moment, elle n’avait pas fait le lien avec les lampes. Mais, après tout le branle-bas des ambulanciers, de la famille, elle s’était retirée pour se reposer dans la chambre: trois lampes déconnectées étaient fracassées sur le sol. Sarah s’était étendue sur le lit, heurtant avec son pied la boîte scellée que Vincent avait pris soin de mettre en évidence.
Utiliser un tournevis pour visser une vis, pour ouvrir un paquet ou pour se gratter l’intérieur de l’oreille ne constituait pas une preuve, selon Eco. Car un tournevis pouvait aussi être noir, et cet aspect ne répondait à aucun usage (sauf d’un point de vue esthétique, si on en prévoyait l’utilisation dans une cérémonie funéraire).
Le fils de Sarah allait apparaître dans la maison avec sa compagne et son ami pour surprendre sa mère accroupie entre deux chaises, un tournevis dans la main. Elle le faisait tournoyer dans sa paume, prouvant qu’on puisse classer l’outil parmi les objets courbes. Il était impossible, par exemple, d’en dire autant d’une boîte, et cela expliquait notamment qu’on range une boîte sur une tablette et un tournevis dans l’armoire. Une boîte n’avait rien à faire sur un lit, et encore, sur une table de cuisine, elle allait devenir rapidement encombrante.
Sarah se lèverait, voyant son fils, et elle dépoussiérerait sa robe noire. Elle ouvrirait ensuite la penderie pour prendre son manteau et son sac à main. Avant de sortir, elle reviendrait sur ses pas, attraperait par terre le tournevis et l’enfouirait ni vu ni connu dans le sac dont elle aurait d’abord glissé la ganse sur son épaule. Elle aurait une pensée orientée vers l’humour prévisible des théoriciens de la lecture, puis une pensée vers celui, stérile, des pragmatistes. Elle retoucherait, devant le miroir, son maquillage; elle laisserait intact le paquet sur la table.
Bérard, Cassie. 2020. Le tournevis. Publication en ligne sur le site Quartier F.
http://quartierf.org/fr/publication/le-tournevis
Eco, Umberto. 1996. Interprétation et surinterprétation, avec la participation de Richard Rorty et Jonathan Culler. Paris. P.U.F. (1992).