Conjurations

J’eus l’impression singulière d’être épié –oui, moi, seulement moi– à travers la multitude de mes collègues. Je rougis inexplicablement, tentant aussi bien que mal d’éclipser mon visage derrière l’éventail de cartes.

Quelqu’un déposa un trente-trois de carreau. 
 
C’est alors qu’une puissante émotion déferla sur la foule. Ma chaise pliante à deux piasses subit le gros des secousses. Autour de moi, l’alcool se balançait dans les verres. De la poussière, qui jaillissait du plafond de l’entrepôt, vint épaissir l’atmosphère. 

Un vacarme sourd retentit. Deux personnes –Stéphane et Doris la pas fine– se levèrent subitement de leur chaise pour se tapocher. Bousculées par le tremblement sismique de cette titanomachie, les colonnades de jetons se renversèrent. Certains contenants, laissés sans surveillance, déversèrent une portion de leur contenu. Les liquides ambitionnaient, à l’unisson, de s’échapper de leur prison de verre.

Or j’étais, moi, de plus en plus assujetti à la loi de Newton. La gravité accroissait progressivement sa poigne sur l’ensemble de mon corps –devenu aussi puissant qu’une guenille– alors qu’une à une, les cartes me glissèrent des mains...

Roi de carreau... treize de trèfle... 

Des larmes inattendues ruisselèrent jusqu’à mon menton. Il me sembla que quelqu’un m’épiait, me maudissait dans mon dos. Ses accusations me creusaient, me fatiguaient.

De l’autre côté de la table, ce qui n’avait été au départ qu’une altercation localisée se transforma en véritable bataille générale. Qui avait gagné? Cela n’importait plus désormais. Mes camarades, rassemblés coude à coude en face de moi, se disputèrent brutalement le magot (les épaules collées-collées de même, ils formaient, ensemble, une nouvelle Cène, une Cène sans Christ). J’observai, du coin de l’œil, des visages que je n’avais jamais vus auparavant. Ces grimaces exagérées jusqu’au paroxysme frappaient mon imagination. Les mains, recouvertes de morsures, s’empilaient les unes sur les autres.

En proie à la panique, j’eus l’idée de rassembler mes doigts en un poing. Les cartes, alourdies, eurent très vite raison de mon audace. La reine de cœur, dernière amie, s’échappa de mon emprise. Elle alla rejoindre ses camarades sur le sol bétonné de l’entrepôt. Même mes doigts débordaient hors de leurs articulations habituelles, impuissants qu’ils étaient à maintenir leur propre structure.

S’il était seulement possible de me retourner. Je voulais répondre à celui ou celle –il ne faisait aucun doute désormais– qui me maudissait ainsi. Je n’étais pas une lavette. C’était pas moi, ça.

Mais l’accusation –oiseau minuscule, infatigable– se creusait en moi, s’installait dans mon sein pour y faire son nid. Mon cœur battait en synchronie avec le martèlement d’un juge imaginaire. Chaque coup resserrait plus intensément mes liens. Coupable, coupable, coupable...

Cette voix qui jaillissait de ma poitrine: était-ce la mienne? Cette interrogation soudaine m'enfonça plus profondément dans mon rôle de guenille. Mes organes, désespérés, se séparèrent les uns des autres. Dans le chaos, ma tête, en heurtant la table, se couvrit de plis impossibles. Mes bras firent toutes sortes d’improbables contorsions. 

Ma «fonte» s’accélérait.

Je tentai une dernière fois de me lever. Cet infructueux projet me déversa aux pieds de mon siège. 

Je ne sentis pas le piétinement de mes collègues, mais bien le choc des vagues qui pétrissaient mon corps aqueux.

Le drain central de l’entrepôt, ayant aspiré ce qui avait jadis été ma jambe, tirait –avec une insistance croissante– mon centre de gravité vers lui. J’avais déjà observé ce phénomène, étant petit: le crachat, la patte coincée dans le drain du lavabo, coule d’abord lentement, mais à mesure qu’il se déverse au fond du trou, la vélocité de sa chute devient plus marquée.

Je pus néanmoins poser un dernier regard sur la confrérie. Des billets flottaient çà et là dans l’atmosphère. Ça se fouettait avec des serviettes, ça se tirait les cheveux. Certains collègues, étranglés avec succès, gisaient sur le sol. D’autres, plus malins, se massaient en haut des étagères. Perchés ainsi, ils paraissaient former un mur de corneilles. 

Tout ce beau tableau s’éloignait de moi à mesure que je m’enfonçais. Avec lui, lentement, s’évanouit le chant des vautours. Je poussai un long soupir –de soulagement– avant de disparaître dans les conduits.

*

Sans le chant des vautours, ça pourrait être un beau moment. 

Le concierge adresse un regard aux lumières pétillantes de cette Montréal figée, de cette Montréal factice qui ne change pas avec les années, qui ne veut pas changer, qui refuse obstinément de changer.

Il pousse un ultime soupir (le même qu’il pousse depuis une éternité) et voilà qu’il gravit l’escalier, toujours debout par un miracle qu’il ne comprend pas. Il jette un œil sur le couloir qui s’étire devant lui.

Belle journée en perspective.

Sa ronde commence. Son itinéraire –il le sait, c’est lui-même qui l’a choisi– est immanquable. Quatorze stations : salles de classe où il ne veut pas mettre les pieds, épreuve de la photocopieuse, immense cafétéria, etc.

Il pense à sa mère. Ça ne l’aide pas non plus.

Un petit cri. Il pivote sur lui-même.

Un petit bonhomme attaché à sa roue se lamente dans le couloir. Il pousse un sacre en voyant le concierge.

C’est un vieux Grec en lambeaux — mais maintes fois rafistolé pour la cause : Des taques dans la chair et le bois, banderoles solidement nouées et ficelles (pour retenir les doigts) attachent le vieil homme à son instrument. Le concierge s’avance.

Tu sais ce qui va t’arriver si je te mets la main dessus une autre fois? Chacun dans sa cour, c’est ça la règle. Tu le sais bien.

Il le sait bien, je pense.

D’un coup de pied, le concierge débloque la barbe du petit bonhomme qui freinait le dispositif. Malin, ça. La roue du nain poursuit sa trajectoire sans plus d’assistance. Elle négocie un virage brusque, laissant échapper dans cette bousculade un nouvel accès de gémissements.

Le concierge pousse un soupir. Non, à gauche, épaisse.

La roue, honteuse, corrige son erreur, passant de nouveau devant lui. Les deux damnées ont le temps de s’échanger un regard inutile.

De nouveau seul, le concierge effleure la poignée du placard de service. Il hésite. Chacun dans sa cour. Et sa cour à lui, ce sont les quatorze stations qui l’attendent. Sur la porte, un tableau. Une Cène vide.

Il ouvre le cabinet, tire violemment le chariot du placard (qui émet au passage un petit couinement). Les armes –moppe, pistolet à windex, rouleaux de papier brun– se balancent au fond du panier.

Quatorze stations de souffrance. 

Il raffermit ses muscles. Son regard solide se perd devant lui. Il observe sans comprendre, touche sans se briser. Ses frontières sont solides. Le monde lui échappe. Rien ne lui échappe.

Il se dirige vers la première salle de classe. La neige continue de s’infiltrer par les fenêtres brisées.

Dehors, une chorale. On se masse derrière les banderoles. Sirènes. Lumières. Il y a les parents, les amis, les amoureux qui attendent et qui espèrent. 

Même les anges se rongent les ongles.

Le flash lumineux –le quinzième– semble désormais si distant. Pas de son. Une petite fenêtre blanche dans le visage de la polytechnique, tout au plus, pour un moment, petit moment. Il y a comme un mur d’amour entre nous et lui.

*

J’ai douze ans quand j’écoute Polytechnique. C’est la veille de Noël, il neige comme un six décembre. Je trouve le film par hasard dans la vidéothèque de mes parents. Je ne regarde même pas la couverture. La fumée de ma cigarette illégale monte en volutes dans le salon. Je suis brisé. Il me semble qu’on m’a menti à propos de la rigidité du monde et du chant des vautours.

À seize ans, je vole le char de ma mère (c’est correct, elle part des jours chez son chum). Je sillonne les rues du quartier. Neige de six décembre sur l’asphalte. La radio crépite. Après quelques mots de l’annonceur, on prend des appels. 

— Dites-nous donc qui vous êtes.

— Je l’ai déjà dit.

— Répétez pour nos auditeurs.

— Je suis la réincarnation de Marc Lépine. Je veux…

Je ferme la radio. 

La réincarnation de Marc Lépine. Cette pensée me paralyse, un moment. J’appuie sur l’accélérateur. J’ai comme mille balles dans le corps.

La banlieue semble s’étirer à l’infini. Les arbres se succèdent. Leurs branches deviennent, à mon sens, autant d’épées dangereuses. Des milliers de Marc Lépine dans les maisons qui bordent la route. Écoutant la télévision. Dans la chambre principale. Cloisonnés dans leurs berceaux. Des millions de petits cons à la carabine, coat camo, dans les parcs, les hôpitaux. Partout à leur place. Tout le monde est prêt à se sauter à la gorge. Une planète entière de Marc Lépine... 

Il nous a bien eus.

Cette nuit-là, mon dos macère dans mes couvertes. J’ai pas envie de me rendre à l’hôpital cette semaine. Je tente de contrôler ma respiration. Mes doigts frémissent d’un nouveau désir. Devenir amour. Je cherche sincèrement ce que ça pourrait vouloir dire.

Je me cale dans la chaise d’ordi de mon père. Je respire mieux. On est minuit douze, le sept décembre est arrivé et fuck je suis en vie. Des flocons s’infiltrent par la fenêtre ouverte. Les mots s’accumulent sur la page. Par milliers.

Pour citer

Grenier, Pierre-Marc. 2018. Conjurations. Publication en ligne sur le site Quartier F. http://quartierf.org/publication/conjurations