Démarche
Le point de départ pour notre réécriture a été la production littéraire de Sentier Urbain, un organisme œuvrant dans les quartiers d’Hochelaga-Maisonneuve et de Ville-Marie à Montréal depuis 1993, et qui cherche à susciter la mobilisation des collectivités par le verdissement social via trois volets d’intervention: éduquer, mobiliser et verdir. La proximité de leurs interventions et les liens qu’ils tissent entre environnement et communauté nous ont tout de suite rejointes. Après avoir épluché leur documentation, nous nous sommes questionnées sur ces espaces: les avions-nous déjà vus? Nous les côtoyons, et pourtant aucune de nous n’y avait porté attention. Il y avait donc de fortes chances que plusieurs autres personnes ne les avaient pas vus non plus.
Selon Michel de Certeau, pour qu’un espace devienne un lieu, il doit être investi et pratiqué. Mais, où commence notre engagement? Comment nous est-il possible de contribuer à des espaces que nous ne voyons même pas? Nous nous sommes alors questionnées sur nos habitudes de regard et sur ce qu’elles impliquent. En réfléchissant à notre propre manière de regarder le monde qui nous entoure, nous avons réalisé que le regard est en fait politique. Regarder est le premier geste qui nous permet de décider ce sur quoi nous porterons notre attention, mais aussi ce à quoi nous accorderons de l’énergie. Pratiquer un regard actif et volontaire nous apparaît donc comme nécessaire pour changer les choses puisque ce serait une porte d’entrée vers une mobilisation plus active.
Mêlant pragmatisme et écocitoyenneté, notre réécriture se veut un manifeste sous la forme d’un essai poétique. Partant du je, notre réflexion passe au nous avant de rejoindre le vous. Ce glissement pronominal nous sert à montrer comment l’individu est partie prenante du collectif: sans un engagement individuel, il n’y a pas d’engagement collectif. Nous avons également voulu donner à voir des bribes de la documentation de Sentier Urbain. Nous avons intégré en gras quelques citations tirées de différentes vidéos de l’organisme. Elles se voient, mais différemment d’une citation entre guillemets. Le lectorat entre donc dans le jeu d’une pratique du regard.
VOIR VIVRE NOS JARDINS
Je* suis de celles qui ressentent de plein fouet la morosité des hivers qui semblent presque toujours durer de plus en plus longtemps. Le blanc-beige-brun de la neige qui fond, qui se mélange à la terre et aux déchets des saisons précédentes avant de reprendre une forme glacée, pèse de plus en plus au fil des semaines qui avancent. Je rêve des premières éphémères printanières et des premiers bourgeons dès que le mercure grimpe au-dessus de zéro, même si je sais très bien qu’il redescendra rapidement et que ce n’est qu’une question de temps avant qu’une autre tempête nous prenne tous et toutes par surprise. Je le sais, ça fait vingt-cinq ans que j’habite au Québec, mais chaque année la même ritournelle revient: l’anticipation quasi jouissive des premiers végétaux qui revivent. Parce que même si j’ai toujours habité en ville, les arbres et les fleurs sont des éléments de joie quotidienne dans ma routine métro-boulot-dodo. Chaque année, les premiers bourgeons me remplissent d’une légèreté joyeuse que peu d’autres choses me procurent. Ils lèvent le voile sur la lourdeur du manque de lumière et de couleurs causé par l’hiver.
Au moment d’écrire ces lignes, nous sommes en mars. Les journées se suivent alors que le mercure valse, petit rappel amical du réchauffement climatique. La neige a fondu, laissant la ville beige et un peu triste, sans couleur et sans vie. Les jardins sont encore remplis d’arbres endormis, promesses d’un éveil printanier aux multiples nuances de vert.
Le vert, dans un environnement où les matières brutes sont omniprésentes, ce n’est pas rien. Nous sommes dans une métropole où le niveau de béton est assez important, mais il suffit de mieux regarder nos alentours pour nous rendre compte de leur complexité et de leur richesse. Le vert, c’est le gazon qui remplit nos cours et nos parcs, c’est les arbres qui s’érigent un peu partout dans la ville, c’est les feuilles qui dansent dans le vent et servent d’abris aux oiseaux, c’est les haies qui offrent de l’intimité et qui permettent d’embellir nos terrains en plus d’offrir un répit de la chaleur des rayons du soleil.
Je marche et je vois un jardin qui hiberne en attendant le retour des plus beaux jours pour revivre pleinement. Vestiges humains laissés derrière: des râteaux, des pelles, des bacs, des pots vides. Ils sont là comme pour nous rappeler les liens qui existent entre la terre et la communauté, même si ces liens se trouvent momentanément en suspens à cause de l’hiver. L’être humain ne coupe jamais complètement les ponts avec son environnement. Il continue de l’habiter par son absence et ce qu’il laisse derrière lui, alors que l’espace continue d’habiter l’esprit de l’humain par les expériences vécues et les liens qui y ont été tissés. Qui ne se rappelle pas de soirées estivales festives passées entre amis ou en famille dans un jardin où l’herbe rafraîchit les pieds ayant délaissé leurs chaussures encombrantes? Quand je retourne dans mon ancien quartier, ce sont les bruits des conversations entre adultes alors que les enfants jouent librement dans les cours qui donnent sur la ruelle qui me reviennent en tête, même lorsque j’y repasse en hiver.
J’ai déjà remarqué ce jardin qui se trouve devant moi, mais sans jamais vraiment le voir. Je le vois entièrement pour la première fois aujourd’hui, après de nombreux passages répétés devant lui. Je délaisse mes automatismes. Je réapprends à regarder ce qui me passe sous les yeux tous les jours. Je me rappelle ce que j’oublie au quotidien, tous ces infinis détails. Où se pose mon regard si je n’y prête pas attention? La plupart du temps, il balaie nonchalamment ce qui se trouve devant moi, alors que je suis trop préoccupée par mes tracas quotidiens pour être pleinement dans le moment présent et porter attention à l’environnement qui m’entoure.
Depuis mes études à l’UQAM, je suis passée maintes fois devant le parc Émilie Gamelin en longeant la rue Sainte-Catherine. Pour moi, cet espace à côté du métro Berri-UQAM était comme les autres alentours: en béton gris. J’avais cette impression parce que je n’avais jamais regardé vraiment plus loin que le sol, plus loin que ma ligne d’horizon.
L’été, c’est un endroit verdoyant extrêmement prisé où les gens se réunissent pour jouer à la pétanque et aux échecs géants ou encore pour festoyer aux sons entraînants de diverses musiques. Des animations et des ateliers sont aussi offerts dans les jardins Gamelin afin de montrer à la communauté comment faire de l’agriculture. C’est un espace rassembleur et pourtant, je n’avais rien vu de tout ça. Les jardins Gamelin c’est vraiment une façon de rendre les initiatives en agriculture urbaine accessibles à la population. Que les gens puissent venir voir, goûter, toucher, sentir et aussi pour qu’ils viennent redécouvrir peut-être des souvenirs: des souvenirs d’enfance, des souvenirs qu’ils ont partagés avec leur famille.
Lorsque nous* étions enfants, tout semblait grandiose. Notre volonté d’aller à la rencontre de notre environnement était si grande: nous sautions à pieds joints dans les flaques d’eau sans aucun souci et nous jouions avec la terre pour notre plus grand plaisir, mais au désarroi de nos parents qui ne pensaient qu’à laver les taches que nous laissions sur nos vêtements. Nous avions simplement un désir avide d’aventures et de connaissances et c’est cette curiosité qui guidait nos actions. En grandissant, un changement s’opère et nous oublions de regarder avec des yeux d’enfants. Nous oublions d’être émerveillés par les petites choses et de laisser la curiosité prendre le dessus. Nos préoccupations accaparent notre esprit et nous sommes soudainement incapables d’être dans le moment présent et d’apprécier ce qui nous entoure. Nous sommes méfiants et nous oublions que la simplicité d’un moment passé à l’extérieur est synonyme de pur plaisir. À quel moment avons-nous décidé de limiter notre découverte du monde? Pourquoi oublions-nous de regarder autour de nous avec une soif de connaissances, avec un désir d’être impliqué?
Qu’est-ce que je* vois lorsque je laisse mon regard se poser devant moi? Que créons-nous* par nos façons de regarder? Tout comme le langage vient définir la réalité dans laquelle nous évoluons, le regard que nous pratiquons vient lui aussi créer notre réalité puisqu’il est l’une des premières portes d’accès sur notre monde extérieur. Il nous faut donc en faire une pratique consciente afin de renouer sensiblement avec notre quotidien pour mieux réinvestir les liens avec tout ce qui nous entoure. Qui voudrait prendre soin d’un espace qu’il n’a jamais vu, ou s’impliquer dans une cause qui est tenue à distance? Renouveler notre manière de voir notre environnement immédiat engendre des réflexions qui ont ensuite le potentiel de nous faire agir, rendant ainsi le regard conscient précurseur d’une entrée en militance.
Les jardins Gamelin sont un exemple parmi tant d’autres. Quels sont les autres espaces que nous négligeons du regard? Combien d’autres parcs passent inaperçus parce qu’ils ne sont pas connus, entretenus, mis de l’avant? Comment pouvons-nous mieux habiter ces lieux ? Avons-nous, en tant que citoyens, une responsabilité face à ces endroits?
Il y a quelques années, j’ai* commencé à installer des bacs remplis de fleurs sur mon balcon dans le but d’embellir mon espace. Mon voisin, avec qui je partage ce balcon, a complimenté mon arrangement floral et m’a même proposé de l’aide afin de solidifier l’installation qui était un peu bancale. Finalement, nous avons tous les deux pu profiter des couleurs vives pour la durée de l’été. Petit à petit, j’ai commencé à planter des fleurs devant chez moi, et après ça j’ai commencé à planter des fleurs devant les deux arbres […] l’autre bord de la rue. Et si nous* amenions collectivement nos bacs à fleurs à un autre niveau? Si au lieu d’embellir uniquement nos balcons, nous nous regroupions dans le but d’embellir notre environnement commun, en plus de créer des liens avec ceux et celles qui nous entourent? Cultiver un sentiment d’appartenance avec notre environnement et notre communauté nous apparaît comme un premier pas vers une mobilisation active.
Une chose est certaine: les espaces verts sont à la fois rassembleurs et ils font du bien. Les ruelles vertes, par exemple, sont assez populaires dans la métropole. Elles incitent les gens à se mobiliser et à socialiser tout en verdissant un espace qu’ils partagent. Selon un article récent du Devoir, il y a en ce moment 475 km de ruelles vertes à Montréal (Gobeil, 2017). Pour moi, ça représente 475 km de plaisir, de plantes et de possibles. Mais il n’y a pas que les ruelles vertes qui sont synonymes de verdissement social et de mobilisation. Les jardins communautaires du Circuit Jardin en sont un autre exemple. Or, pour que tous ces lieux existent pleinement, nous avons le devoir de les pratiquer. Selon Michel de Certeau, «l’espace est un lieu pratiqué c’est-à-dire un lieu devenant espace à partir du moment où un usage l’investit» (1990: p. 14). Sans une implication volontaire de notre part, ces lieux se voient déposséder de leur potentiel. Ils restent passifs.
Tout comme il faut accorder une attention au regard que nous* portons sur le monde qui nous entoure, nous devons remettre en question notre rapport à celui-ci. Au quotidien, nous devons nous responsabiliser individuellement afin de mieux investir les lieux qui nous habitent de près et de loin. Pratiquer un regard sensible et volontaire devient alors l’élément déclencheur d’une prise de conscience individuelle qui nous mène graduellement à un engagement collectif. Avant de s’engager dans des luttes collectives de manière pérenne, il faut ressentir un appel individuel, sinon notre engagement se fatiguera rapidement. Se sentir concernés par les espaces qui constituent notre environnement quotidien présente un potentiel d’engagement intéressant puisque cette microsensibilisation contient en elle-même tout un potentiel pour se développer davantage. Mieux habiter et pratiquer notre environnement de manière individuelle nous permet d’entrer en contact avec cet environnement, mais aussi avec toutes les autres personnes qui partagent cette manière d’être et d’agir. C’est là où la responsabilisation individuelle rejoint l’engagement collectif.
«Être écocitoyen c’est se sentir concerné par le respect et la préservation de l’environnement et agir en conséquence dans sa vie quotidienne» (Musée du vivant, 2024). Si nous délaissons nos responsabilités, nous délaissons notre environnement, tant social que naturel. Il nous faut donc redéfinir collectivement notre ligne d’horizon afin de poser un nouveau regard qui se veut davantage conscient et sensible sur tout ce qui nous entoure. Considérer que sa communauté a une part de responsabilité dans la protection de l’environnement […], plutôt que de s’en remettre en priorité au gouvernement […], et être préoccupé personnellement face à ces questions […] favoriser[ait] l’engagement écocitoyen. Ce serait en particulier grâce à des expériences de vie significatives […], qui peuvent différer selon les contextes culturels et les personnes et au sein desquelles la fréquentation de la nature occuperait une place importante, que se développeraient une certaine sensibilité environnementale et une volonté d’agir (Sauvé, Orellana, Villemage et Bader, 2017: p. 84-85).
Que ce soit pour diminuer les îlots de chaleur, réduire les émissions de gaz à effet de serre, ou encore offrir des espaces de rencontre entre gens du voisinage, ces espaces verts, aussi petits soient-ils, sont nécessaires dans une métropole comme Montréal. Ils ont un impact direct et réel sur notre qualité de vie. Ce que nous aimerions voir arriver, c’est que les jardins prennent de l’ampleur et craquent le ciment du centre-ville, et même qu’ils prennent d’assaut d’autres villes afin d’étendre un vivre ensemble écocitoyen.
Ces espaces verts ne sont pas aussi répandus que nous l’espérions. À Montréal, certains quartiers, comme Rosemont, ont des dizaines de ruelles vertes. D’autres, comme Saint-Léonard, n’en ont qu’une. Vivre à Montréal, c’est autant d’expériences différentes que de quartiers différents. Mais lorsque nous regardons à l’extérieur du centre de la métropole, ces espaces sont principalement absents. C’est justement par leur absence que ces endroits parlent le plus fort. C’est en les cherchant et en ne les trouvant pas que nous constatons à quel point ils sont importants. Comment pouvons-nous envisager l’étalement de ces espaces verts afin qu’on puisse voir sur une carte thermique une immense tache verte? On a commencé à voir des gens de Sentier Urbain venir faire de l’aménagement, commencer à travailler dans le parc et on se demandait ce qui se passait. De voir ces gens-là venir dans notre quartier et améliorer les choses, je me suis dit pourquoi nous on ne le fait pas ? Alors que nous avons pris conscience de l’importance de nos espaces et de la manière de les habiter, l’heure est maintenant à l’action. Rappelons-nous également que les actions sociales, politiques et environnementales ne produisent pas toujours l’effet que nous aurions espéré, mais qu’elles produisent tout de même, à différentes échelles, des répercussions significatives.
La prochaine fois que vous* serez dans les quartiers d’Hochelaga et de Ville-Marie, prêtez attention aux espaces qui se retrouvent sur les rues Saint-André, Ontario, Labrecque, de Maisonneuve, de la Providence, d’Alexandre-de-Sèves, Papineau, Dufresne, Préfontaine, Berri et de Toulouse. Avec un peu de chance, peut-être verrez-vous pour la première fois un des jardins de Sentier Urbain où œuvrent horticulteurs, bénévoles et gens du quartier. Peut-être pourront-ils vous donner envie de remarquer et de vous impliquer dans le verdissement social de votre propre quartier.
Boucher, Ophélie et Turcotte-Joyal, Elisa. 2024. Voir vivre nos jardins. Réécritures écologistes. Cahier virtuel. Numéro 9. En ligne sur le site Quartier F. https://quartierf.org/fr/article-dun-cahier/voir-vivre-nos-jardins
de Certeau, Michel. 1990. L’invention du quotidien. Paris. Gallimard. 349 p.
Gobeil, Lise. 29 avril 2017. «Les multiples facettes des ruelles vertes». Le Devoir. En ligne. https://www.ledevoir.com/opinion/chroniques/497299/les-multiples-facettes-des-ruelles-vertes?#.
Musée du vivant. 2015. Écocitoyen – Définition. En ligne. http://www.museeduvivant.fr/ressources/mots-cles-ecologie/ecocitoyen-definition.php.
Sauvé, Lucie, Isabel Orellana, Carine Villemage et Barbara Bader (dir.). 2017. Éducation. Environnement. Écocitoyenneté. Repères contemporains. Québec. Presses de l’Université du Québec. En ligne. https://extranet.puq.ca/media/produits/documents/3109_9782760546691.pdf.