Jacques Ferron, traducteur de Jacques Kerouac

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Il se peut que l’on découvre en toute œuvre manquante, un livre marquant. La chose la plus sûre demeure: nous saurions découvrir en l’œuvre marquante, un livre manquant.

Très peu sommes-nous à connaître Jacques Houbard de nom. Très nombreux toutefois sommes-nous à le connaître de fait. Outre quelques essais sans grande visibilité, sa production consiste essentiellement en cinq ou six traductions, dont deux ouvrages sur Mata Hari (espionne, puits de mystères sans fond). Mais l’une d’entre ces traductions, publiée à la maison Gallimard dès 1960, n’est méconnue de personne. Occasion profitable sans doute, du point de vue du traducteur et du bailleur de fonds, puisqu’il s’agit encore aujourd’hui de l’unique version française de On the Road de Kerouac; la seule, vaut mieux dire, qui soit accessible au public.

Point de vue esthétique toutefois, à la bonne affaire commerciale de la maison Gallimard correspond un proportionnel appauvrissement de l’expérience culturelle –de notre héritage culturel. Dans ce livre omniprésent dans le paysage littéraire, la substance de la langue de Kerouac semble partout manquante. La parole est lourde, empêtrée dans le florilège de géométries à dimensions constantes de la France de Jean-Philippe Rameau. En cette Amérique cosmétique, tout le monde parle le plus régulier argot parigot, la bagnole occupe la place du char, et la putain le fin du fin de l’injure. Si la traduction de Houbard voudrait s’affecter du rythme de Kerouac, rien pour autant n’y semble restituer la légèreté de l’Amérique de jazz et de millage –de cette Amérique sans fin, autrement dit, profondément déracinée, défleurie, à ensemencer. La langue y est uniformément parisienne, contrairement à cet anglais de canuck malpoli que tricotait l’écrivain iconique de la génération béate («beat», a-t-on traduit bien élégamment en anglais). L’exemple que voici devrait valoir pour tout le livre (dont l’uniformité si ennuyeuse nous invite, par diligence au lecteur, à n’en citer que le strict nécessaire): Sal Paradise interrompt une bande de marins sur la brosse. La voix de son interlocuteur lui dit dans un anglais aux relents scottish: «Have a drink. Fer krissakes»(Kerouac,[1957]1976: 66). L’orthographe du mot «for» devient «fer», et l’expression «Chist’s sake» se contracte pour devenir «krissakes» en un seul mot. Une telle orthographe laisse place, à même la phonétique, à des variations sociolectiques. Quant à la traduction française, on n’y lira que le juron sans saveur: «putain de Bon Dieu» (Jacques Houbart (trad.): 99), offrant une version lavée, décapée de la mosaïque sociale et culturelle de l’Amérique kerouaquienne. Pénible écriture dépossédée de richesse.

Tout cela étant dit, une découverte que je fis par le tour du hasard aurait pu me conduire à réclamer, en mon for intérieur conquis à l’irrévérence ferronienne, la réhabilitation de Jacques Houbart –eussé-je été convaincu de son existence de chair. À la défense de sa mémoire, il se peut que Jacques Houbard soit le maître-mot d’une fine machination. C’est en déménageant les meubles de mon confrère Langlois il y a quelques mois que j’ai dû déplacer à bout de bras une sorte de pupitre en métal doté d’étriers. Alors que je tentai de soulever le meuble, le petit tiroir dont il était muni s’ouvrit par le bas et accoucha de quelques cahiers d’écriture d’un bleu délavé. Mon ami m’apprit bientôt qu’il s’agissait d’un document qui, comme la table, aurait appartenu à Jacques Ferron. Il l’avait laissé là, comme le résidu de l’âme de l’écrivain dont il avait hérité en même temps que de la table d’obstétrique du médecin. La duplicité de Ferron dont on aurait pu soupçonner qu’elle se résumait à ce double emploi de médecin-écrivain allait alors m’apparaître sous un jour intrigant. On peut soupçonner, par la tenue des jours de l’année 1958 que l’auteur effectue dans ce carnet, que ce texte date du mois de mars:

Yava débarqué dans mon dortouér un bon souér et yava beuglé: «Paradise, lève-toi, voici le vieux maestro qui vient te voir.» Jme su arraché du litt, pis chu sauté dans mes culottes en échappant quek cennes sul plancher. Yéta quatre heures de l’après-midi; quand chta à l’université ej dorma tout le temps. «Allons, allons, ne sème pas ton or dans tous les coins. J’ai mis la main sur la plus bath petite môme du monde et je file droit au Lion’s Den pour passer la soirée avec elle.» Pis y me traîna pou mla faire connaître. Une semaine apra, çtavec moé ka sorta.

Cet extrait reconnaissable du chapitre XI de On the road est rédigé intégralement en joual. Il serait antérieur à la version publiée par Jacques Houbard en 1960. Or voici: si la prosodie qu’en donne Ferron semble bien différente de celle qu’on retrouve chez Houbard, il y a entre les versions des similitudes frappantes. Certains passages en style direct sont identiques. Ceux, précisément, qui rapportent les paroles de Rémi Boncœur, l’ami français de Paradise: 

Un soir il entra dans ma turne et il dit: «Paradise, lève-toi, voici le maestro qui vient te voir.» Je me levai et laissai choir quelques pièces sur le plancher pendant que j’enfilais mon froc. Il était quatre heures de l’après-midi; j’avais l’habitude de dormir tout le temps à l’université: «Allons, allons, ne sème pas ton or dans tous les coins. J’ai mis la main sur la plus bath petite môme du monde et je file droit au Lion’s Den pour passer la soirée avec elle.» Et il me traîna derrière lui pour me la présenter. Une semaine plus tard, elle filait avec moi (93).

Je m’expliquais difficilement que la réplique de Boncœur soit la même chez Ferron que chez Houbart. Je posai naturellement deux hypothèses pour m’expliquer une telle coïncidence. Soit, me dis-je, Houbard a pris connaissance du travail de Ferron et l’a assimilé au sien, soit Ferron a simplement repris pour sa traduction le texte de Houbard.

La première hypothèse impliquait que Houbard eût découvert qu’un jeune auteur Canadien français s’adonnait à traduire ce que lui, sûrement contracturé par Gallimard, allait de toute manière accomplir. Je ne voyais pas pourquoi le traducteur officiel aurait eu recours à d’aussi minces bribes de plagiat. La deuxième hypothèse, voulant que ce fût Ferron qui eût repris le texte de Houbard, conduisait à un autre cul-de-sac. L’incohérence que tout cela recouvrait venait du fait que la traduction de Ferron semblait antérieure à celle de Houbard. 

Mais qu’en aurait-il été si cette traduction de 1958 eût été, plutôt qu’antérieure, simultanée, réalisée en même temps que celle de 1960? Ce fut évidemment à partir de là que je commençai à distinguer une troisième hypothèse.

Je retournai alors visiter mon ami Langlois et je relevai un petit morceau de texte dans le cahier toujours déposé dans sa cachette qui me confirma que j’étais sur une piste:

Il me faudra écrire à J. P. [Jean Paulhan] à propos de la traduction du K. Il faut à tout prix empêcher qu’un autre se laisse séduire et s’essaye par exemple avec un autre père Noël [feu Robert Denoël], comme l’a fait le bon docteur Destouches. Pour damer le pion à mononc’ Gaston et ses fils [Gallimard], ils seraient prêts à dégueniller la Vierge. Il m’incombe d’imaginer une manigance pour reléguer le sort de la Béate Djénérachion hors de tout ce qui a à voir avec le destin canayen. Le choc de l’Onde de Rhode ne doit pas attirer sur nous l’œil du Yagneki au Sud sans quoi nous sommes cuits.  

Je savais que Ferron faisait un cas personnel de la domination du régime anglais sur les Canadiens français. Il en détectait toutes sortes de stratégies d’intervention, de renseignement et de répression dont la mise sur pied, d’une «police politique dite d’intelligence» et de ses «postes d’observation»(1998: 60). (En ce qui le concernait, la Crise d’octobre lui avait donné raison.) Voilà qui m’aidait à expliquer en tout cas la platitude de la langue uniforme, apolitique, non située et désincarnée de la traduction française: rendre, justement, plat, un texte grandiose. Minimiser l’onde de choc. Kerouac semble menacer le salutaire anonymat canadien-français devant la pression invasive anglo-saxonne. Je me mis à conjecturer que la traduction de Houbard eût pu servir de couverture à l’intention de l’édition française, masquant ainsi les conditions pratiques, socioculturelles et politiques de la production de Kerouac. Ferron avait donc peur de révéler au grand jour le génie du peuple subalterne –laissé en paix par mépris– dont il était le rejeton?

Je me demandai alors: finalement, Jacques Houbard aurait-il pu traduire On the road avec la complicité de Jacques Ferron? Ont-ils produit un livre-bouchon, un livre postiche pour combler le vide d’un livre incontournable dans le domaine anglais, et qui allait devenir essentiel dans le domaine français? J’ai suivi la piste. Elle m’a conduit de Paris en Normandie, d’un fond d’archives l’autre. Je suis tombé sur celles de l’homme de toutes les correspondances de l’édition française. Chez Jean Paulhan, il y avait des traces de Ferron: plusieurs lettres qui demeurent inédites. Dont celle-ci qui date du mois d’avril 1958.

***

Ferron, Jacques. 1958. Correspondance avec J. Paulhan. Inédit.

Longueuil, 1er avril 1958

Cher Jean,

Il y a quelque temps que je vous ai écrit. Vous n’êtes pas sans vous douter que la commande que j’ai prise pour votre revue m’a donné bien du souci. C’est que depuis que j’ai entrepris la traduction des facéties routières du p’tit Jacques de Lowell en char comme à pied, mon idée au sujet de la version qu’il convient d’en donner a plus d’une fois basculée. Après maints louvoiements et autant d’angoisses, je suis arrivé à m’y résoudre: je ne puis plus être d’avis que votre littérature parisienne doive faire entendre à vos braves académiciens ce verbe qui n’a rien d’un discours, qui est le paysage et l’âme d’un peuple déchu; et qui pour peu qu’on le laisse en paix, tend à rester coi et discret, qui plus est en vertu de ce sens secret de la préservation de soi qu’il est charitable d’attribuer aux plus maltraités. Il faut à tout prix camoufler cela, alors qu’une version fidèle à la langue de notre pays pauvre irait mettre le Iagnequi, la Reine et leur antenne parapolitique en face du pot au rose. Le beau portrait: avoir la CIA, le MI6 et la police montée qu’ils sous-traitent, non plus seulement sur notre dos, quand, nonobstant toute la prévenance qu’ils mobilisent pour nous convaincre du contraire depuis le généreux Durham, leur contrôle est déjà assez lourd depuis deux siècles, mais, comme on dit par chez nous, dans notre yeule. 
    

Vous qui êtes homme de résistance, vous comprendrez aisément qu’il me faut me résigner à camoufler cette langue fruste de pain noir et de bière écumeuse. Mais il m’en coûte, car je dois m’en défaire au moment même où contre toute attente, elle m’a conquis! Moi et la familiarité avec l’ampoulure que vous me savez, quelle peau dure je faisais devant un tel ébrouage. Quel dommage; permettez-moi à présent de vous confier à quel point cela me chagrine de devoir raturer tout ce banquet des pauvres au caviar et au champagne fin. Mais vous ne devez en aucun cas vous inquiéter. Nous aurons une traduction fidèle à votre argot, quelque chose comme un pastiche de ce style célinien que vos gens affectionnent tant en secret, toutes portes closes. N’en sentez pas d’offense à votre probité, seulement vous n’êtes pas sans savoir que le destin de Jacques et des siens n’est pas votre affaire. Ce qui compte, c’est de pourvoir entendre Paris dans ce roman dont tout le monde parle, et que la NRF en tire bons bénéfices aujourd’hui et dans l’avenir. Et si la version que je vous propose ne doit pas porter au faîte de la gloire le p’tit gars, elle aura le mérite de porter aux nues le mythe américain et de vous faire écouler des tirages entiers. Pour vous convaincre, je joins à votre intention, en suite et fin de la présente, quelques passages de ce que j’entends. D’ici là, je vous dois une historiette.

Vous n’êtes pas sans savoir que je me martelai à grande peine aux fort suantes tournures d’un jeune homme que je considérai d’emblée maître surtout en la matière de faire pitié. Bien que d’un an mon aîné, il me puait la puérilité et la robine et je vous avoue que, si nombreux fussent-ils, ses apologues n’attiraient guère mon admiration. Jusqu’à ce que cette phrase me bondît au visage: «Rémi yéta tun beau grand Français à la peau dorée (y rsembla à une espèce de mafieux marseillais de vingt ans); et pasque yéta Français, y falla qu’y parle en Jazz ameriqueunne; son Anglais éta parfa, son français éta parfa.» Je compris que c’était moi qui parlais, nous deux sûrement, nous tous en fait, et notre secrète et suppurante haine de nous-mêmes qui, comme le veut l’expression polonaise, nous encuculait. Ma prose malgré moi restait clouée à un style soproliphique herbacé-niaiseux dont j’avais hérité de mes idoles françaises de jeunesse: Valéryane, Racine, baille-aux-Corneilles, etc. Contaminé, je l’étais par l’air mystique de la bibliothèque du Collège des Jésuites. Réécrire Jacques Érouacque en Jean Kirouac allait m’être éreintant, mais j’aimerais ma douleur; elle me redresserait de mes langueurs de couvent. Ma pauvre langue s’extirpait peu à peu de ses rouages; les accents printaniers de neige mouillée me rinçaient la bouche et je m’ébrouais tel le jeune joual que je ne m’étais jamais connu. C’était le chaud mois d’avril dernier, mon français de séminariste craquait comme la Vltava en débâcle. De mon pot de scholasticien, je me transplantais dans la terre grâce de mes aïeux et des enfances à venir. Soudain, je fleuris et j’attrapai la parlure de Jacques: frère, doublure. 

Ce furent quatre journées de liesse et d’espérance que je n’avais guère connues que lors de mes transports fiévreux entre les sapins, les érables et les fougères des fourrés louisevillois où mon enfance autrefois m’emportait. Je parvins à recouvrer un style qui allait de soi, celui des Français que l’on parle dans la vallée du grand Fleuve. Faisant résonner ce que je dus m’avouer être la fibre la plus essentielle de l’Onde de Rhodes, la rumeur tragique de langue morte survivante, dans mon emportement, effaçait la version de travail en anglais de fortune si j’ose dire, acclamée par les lecteurs américains –plus avivés par les éclats de la nouveauté que par ceux du style– lors de la parution à peine un an plus tôt. Par mon écriture se ressaisissait l’âme rougeoyante nomade du bêteselleur niouiorquais, le cœur battant de ladite «génération béate, battue, rythmée» qui n’avait d’américain que ce que l’Amérique du Nord niait pour exister à la face du monde: le fait français. Son souffle tragique: la souffrance, l’exploitation et l’effacement séculaire, la longue disparition en cours du vieux peuple Canayen de la Course; l’Homme Blanc se profilant derrière chacun de ses pas pour adoucir son érosion; le confinement de sa parole, de son territoire et de ses voyages anciens dans une alvéole fondue en plein nid de wasp

J’étais devant tout cela en proie au plus grand espoir doublé de la plus grande innocence, car j’allais, traduisant, d’action, de mouvement en mouvement, les mots se faisant naturels, l’élan se faisant certain, à la rencontre d’une identité claire, limpide, indéniable. La trouvant tapie dans l’angle mort du continent conquis, me voici la caressant, lui donnant le goût du retour; voici que l’anglais cède le passage à la vieille bête lumineuse. L’Onde de Rhodes sous-écrite du fameux Jacques Érouacque laissait cours, à travers sa traduction qui me possédait, à une langue apte,  plus que toutes les prières de nos saintes Excellences, à ramener les chasseurs à la vie.

Ça allait faire grand tapage chez vous, cher Jean, vos courtisans allaient rugir de fonne dans tous les salons de tous les Goncourt. Je pressentais l’ampleur que prendrait ma leste traduction. Je voyais s’ouvrir devant mes congénères du Massachusetts le chemin de notre postérité. C’était tout net, après ma version rythmiquement collée à l’erre d’aller de l’originale, la prose du pays magané battrait sur la table de chevet de tous les gaullistes. Aucun doute, Jacques Érouacque le poqué des poqués dûment déshabillé en Jean Kirouac serait le nouveau fin du fin dans le tout Paris littéraire. Et avant longtemps, son prochain roman, il le publierait To de go en français canuck, aux nez et aux barbes des apôtres frais rasés du Lord Durham, de l’Abraham Lincoln et des matamores de l’unionisme tout acabit. Et qui sait, il se départirait peut-être, par amour, de sa compulsion à contracter l’hépatite. Je lui en ai d’ailleurs glissé un mot au prix de ma crédibilité littéraire en invoquant ma crédibilité médicale, avant que son intérêt pour mes rigueurs ne s’affaissât dans les brouillards de l’ébriété. Du reste, je ne lui en veux pas trop: le prix de son sacrifice vaut bien une mort anticipée; nos corps s’éteindront tous trop tôt, rappelés par le souterrain où nous nous reproduisons à demeure.

***

Tandis que je vous imaginais, mon bon ami, sueur au front, la main moite de tant de bravoure et me frottant les yeux de voir se dessiner Loth en sel et en os sur ma rétine, contempler déjà le nouveau Nobel de votre cheptel, et me félicitant qu’il vous soulagerait de vos inimitiés avec le brave Céline pestant encore contre la morbidité universelle qui l’accablait depuis sa retraite clocharde en meus-donc, je me trouvai infus de clairvoyance: l’impair que j’allais commettre nous couperait toute retraite. Il en serait ainsi parce que la voix d’un enfant de l’exode, catastrophant tout le monde d’étonnement, lui ferait également prendre conscience, à ce monde, de ce peuple oublié. Une joie n’attend pas l’autre: la gloire littéraire du petit neveu de Marie-Victorin consacrerait l’éradication de son pays déjà dans une mauvaise passe. Que la majorité dominante soupçonnât chez ses serfs une vague épopée de survivance, elle se rendrait vite convaincue que ce qui perdure du vaincu veut se répandre en catimini jusqu’à son logis. Que ce qui, germé en Lowell, l’invasion française par l’exode canayen, ne saurait tarder à essaimer jusqu’à Boston-la-blanche. Sa sagacité de classe, d’un genre incontestablement belliqueux, se targuerait aussitôt d’avoir mis au clair le complot groulxien: le Canada français est à nos portes! Monsieur le Président! Sa Majestée! Ses agents contrôlent le New Hampshire! Nos informateurs nous informent qu’ils visent La Nouvelle-Orléans! À l’attaque! Mais patiemment. Or nos informateurs ont un plan, ils se feront eux-mêmes les futurs écrivains canadiens-français. Oui, nos informateurs seront majoritairement des Québécois, ils seront même communistes, on les couvrira de soviétisme pour faire réaliste. Khrouchtchev s’en fout, maintenant qu’il a fait main basse sur tout l’empire, on lui souignera du pétrole et des bœufs. Et pour faire sérieux, ils proclameront la Cité libre du Canada et ils fonderont une revue moderne; ils écriront même des livres savants. Offrez-leur la discrétion et la sûreté. Oui, McGill fera l’affaire, personne n’y prête vraiment attention, toutes des pierres tombales… Ou l’Université de Montréal, à vous de voir… Oui, Centre d’Études d’Amérique française («québécoise» pour faire direct, tiens!), très bonne couverture.

Vous le savez comme moi Jean, il existe une police politique qui travaille à visière baissée, et qui le fait depuis longtemps. Et pour fonctionner chez nous comme chez vous, cette police a besoin de postes d’observation, rôle que, en ce qui concerne les affaires du Québec, le Parti communiste canadien remplit à merveille. Il ne suffit que d’un ou deux indics, bien insérés dans l’agitation permanente du parti, pour surveiller toute une jeunesse potentiellement rebelle à l’ordre politique de ces Messieurs, et qui vient à elle toute garde dehors, garnir ses rangs. Mais à lui seul il n’y parvient pas entièrement; ce pays est peuplé d’opprimés, tout le monde cherche à sa manière, à faire éclater cette gangue. J’en ai connu dans mes tournées à domicile des plus insoupçonnables qui font le plein de dynamite dans la grange. Il convient de croire que des mouchards remplissent des tâches de surveillance analogues dans divers secteurs, en toute bonne conscience, pour le maintien de la paix canadienne. Avec le magnanime Frank Scott en tête, l’hypocrisie anglaise a ici une fonction stratégique. Les facultés de lettres sont aussi de bonnes fenêtres sur ce qui se pense et se fomente chez les plus indociles. (C’est pour cela que je préfère le fond de mon cabinet, et l’arrière-cuisine des gagne-petit, je me préserve ainsi de fournir à ces fréquentations invisibles les renseignements minimes qui au cumul permettent à Sa Majesté d’esquisser la carte de notre résistance.) Rendez-vous à l’évidence avec moi, la parlure de nos aïeux invitée à la Collation de Suède fournira à Britannia le signal que la domination de l’Amérique du Nord n’est plus une affaire classée. Comprenez que la recrudescence linguistique déterrée suffira à menacer sa domination assurée. En devenant le Ti-Jean Kirouac qu’il était, Jacques Érouacque, nouveau Frédéric Mistral des nations moribondes, nous afficherait nous, Canadiens français: nous, Occitans déclarés définitivement vaincus par l’Empire du crachin et du capital, confinés irrémédiablement dans notre Louisiane du Nord depuis Riel, condamnés à l’extinction: nous mettrions le nez dehors que nous serions vaporisés entre les mailles de l’histoire. La pluie de l’Académie ferait glisser sur l’Amérique française sa froide caresse; comme la langue d’oc du grand Mistral, la langue de chwal du Ti-Jean se dévoilerait, venteuse et orageuse, tandis que le département d’État des grandes œuvres anglaises s’affairerait à nous reléguer au musée du folklore, de la Guerre des Boers et du complot gaélique. J’anticipai avec horreur cette seconde offensive de l’impérialisme; les Défeunnbéqueur et le club des Très Honorables loyalistes auraient cette fois-ci beau jeu pour pactiser avec le Yagneki déjà alerté par la (re)conversion de Jacques Érouacque en Jean Kirouac sous l’emprise des plus dangereux des sécessionnistes dont je suis. Ensemble, leur résolution à écraser notre fronde serait insurmontable. En ce jour d’avril mil neuf cent cinquante-huit, je me rendis compte que la si grande légèreté qui me poussait à réécrire l’Onde de Rhodes dans sa langue originale –la grâce étant probablement en matière politique la pire conseillère– non seulement rivalisait avec notre persévérance dans le temps, mais encore, révélait notre étendue et notre pacte séculaire de résistance à la Tchèque. L’opacité calculée de notre désir de durer et notre cohésion culturelle seraient foudroyées par l’opération de force qui s’ensuivrait. Nécessairement, en expédiant Jean Kirouac dans le giron de la gloire des arts et des lettres, j’allais fournir toutes les coordonnées de notre tanière à l’ennemi qui, depuis beau temps, nous croyait avoir maté avec son chemin de fer, ses universités de commeunne lah et son Parti du Vide Libéral. Notre dernier bastion, ce langage brûlant, chuintant, chantant, ne pouvait pas se convertir en mouchardise, il serait bientôt un résidu de chagrin tout juste bon à remplir les étalages des facultés de récupération du patrimoine canadien.

Je me rends à l’évidence, contemplant d’un amour craintif mêlé de conviction un fragment du chapitre XI: quelles perles m’apprêtais-je à livrer aux pourceaux! Ma consternation étant sans égale, je cesse à présent mon office sans coup férir et je dépose ce verbe qui m’apparaît sans autre faille que son inexorable plénitude, dans le tiroir du meuble discret duquel, je l’espère un jour, quand nous serons morts Jacques, vous, et moi, il sera repêché pour être apprécié et, qui sait, pour remuer un peu d’air frais. 

Jusqu’à la victoire, ou jusqu’à demain,

Jacques.

Pour citer

Martel LaSalle, Guillaume. 2018. Jacques Ferron, traducteur de Jacques Kerouac. Titres manquants. Cahier virtuel. Numéro 4. En ligne sur le site quartier Fhttp://quartierf.org/fr/article-dun-cahier/jacques-ferron-traducteur-de…

Référence bibliographique

Ferron, Jacques. 1998. Escarmouches. Montréal. Leméac, Fides, Hurtubise. Coll. «Bibliothèque québécoise».

Kerouac, Jack. 1976 [1957]. On the road. New York. Penguin Books.

Kerouac, Jack. 1960 [1957]. Sur la route. Jacques Houbart (Trad.) Paris. Gallimard. Coll. «Folio».

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