Anatomies graphiques

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[I]l vaut mieux ne pas se fier aux oeuvres de fiction.

Cassie Bérard et Jean-Philippe Lamarche
  1. On jurerait l’avoir enterré pour de bon. Pourtant le voilà au fond du salon, mâchant innocemment une viennoiserie. On hésite. Peut-être qu’on s’est trompé. On fait tourner les pages jusqu’au témoignage textuel de son décès. Le voilà. Un court passage, au beau milieu du paragraphe supérieur de la page 337. On tapote furieusement la feuille, on grommelle devant cette parjure: «Albertine, elle, fut très occupée par les funérailles du baron D., qui venait de succomber à une apoplexie au retour de son voyage en Afrique».
  2. Ainsi on se retrouve devant une singulière aberration, un peu comme si l’on avait croisé le regard d’un comédien sur scène alors que l’on est dans la foule. S’agit-il d’une distraction de la part de l’auteur ou de l’autrice? Peu importe. L’incohérence demeure.
  3. On serait tenté de réprimer cet écueil. Or, nier les aspérités logiques de l’œuvre (et ce, même au profit d’une version présumément «correcte»), c’est, au fond, créer une dérive, se déplacer imperceptiblement d’un texte à un autre. Au lieu d’«épurer» l’œuvre de ses incohérences, comme l’on pasteurise le lait pour produire un liquide homogène, pourquoi ne pas faire de la méfiance –de cette matière hétérogène, foisonnante de vie– un attrait, pour ainsi dire, de l’activité de lecture?
  4. Le retour suspect du baron –artifice volontaire ou bévue– ne fait que témoigner de la nature fondamentalement concaténée de l’activité de narration. Ni l’un ni l’autre de ces chapitres ne se fait le témoignage, en soi, d’une vérité primordiale. Notre baron est un mort-vivant. Ni définitivement passé de l’autre côté, ni totalement rescapé de sa propre mort. Reconnaître la «vérité» des deux versions nous force à prendre une position de recul vis-à-vis de l’œuvre, à créer une sorte de topologie de ses multiples unités narratives.
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    Graphique Excès de fiction 1

  5. On étend donc le dispositif textuel sur sa longueur. On prend un crayon. On trace une ligne bien droite. Ce segment représente l’unité narrative suggérant la mort du baron D. On ajoute à cela une autre ligne, plus haute, et plus éloignée sur l’axe horizontal (axe qui représente le temps non pas de la fiction mais le temps du récit). Il y a maintenant, sur notre feuille, deux segments parallèles.
  6. Erreur fréquente: la «hauteur» du graphique (l’axe transversal à nos segments) ne représente pas l’«enflement» d’une valeur, mais le plan sur lequel on peut se figurer l’écart entre les unités narratives. Les opérations (voltiges) des lignes narratives ne se limitent pas à une telle disjonction, elles sont multiformes. Les combinaisons sont virtuellement infinies.
  7. Ainsi le fil narratif est à la fois cohérent et incohérent. Cohérent dans son ensemble, d’abord, quand il se constitue (ou veut bien se constituer) en une structure plus ou moins logique. Il est, en quelque sorte, un ensemble organisé. On dit de lui, d’autre part, qu’il est incohérent, lorsque certains de ses chaînons narratifs viennent «briser» l’ensemble, lorsque chacune des cellules problématiques introduit en son sein une inquiétude, une «difformité logique» de plus.
  8. «À l’éclat de la vérité, à sa quête et à son désir qui se seraient émoussés, à l’authentique et stable unité des discours, succéderaient, en fait, une constante équivoque, une fuite du sens vrai et la découverte de sens trompeurs, empilés.» (Bérard et Lamarche, 2018)
  9. S’approprier le texte (aller à sa rencontre) comme on (re)produit une partition à partir d’une chanson. Examinons nos outils.
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    Graphique Excès de fiction 2

  10. Notre geste sera, peut-être, d’interpréter graphiquement l’entrelacement des multiples horizons logiques suggérés par un texte trompeur aux anomalies stratégiques: rendre visible le labyrinthe textuel avec la rigueur de l’arpenteur géomètre. 
Référence bibliographique

Bérard, Cassie. Lamarche, Jean-Philippe. 2018. «Littérature suspecte. Présentation du dossier», Captures, vol. 3, no 2 (novembre). [En ligne]. revuecaptures.org/node/3075