Les cuillères à soupe ne croient pas en Dieu

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J’aimerais attirer votre attention sur un livre qui est passé complètement sous le radar –et à la première lecture on comprend aisément pourquoi. C’est à se demander si l’auteur est au courant qu’il y a un monde à l’extérieur de lui-même ou s’il n’est pas simplement pris au piège dans une fabrique de miroirs, partisan d’un solipsisme immodéré. 

Quand il écrit à la troisième personne, ce n’est que pour mieux parler de lui-même, encore et toujours. On ne sort jamais du je, me, moi avec Asselin. Il a beau, au détour d’une phrase retorse, interrompue par des enchâssements discutables, des bouts de phrases qui ne mènent visiblement nulle part, comme s’il avait décidé de nous épuiser avant de finalement nous révéler le complément du verbe –au point qu’il se sente souvent obligé de répéter le début de sa phrase avant de poursuivre– il a beau, disais-je, vouloir toucher quelque chose de vrai, il finit toujours par palper l’épiderme de sa petite entreprise personnelle. 

Pourtant, j’ai eu l’impression que je me devais de réhabiliter cette œuvre, de montrer en quoi elle est le reflet de toute une génération vidéomaison-souris-la-caméra-est-ici, habituée à être le centre du spectacle, à communiquer ses moindres états d’âme sur le mur immense de sa sociabilité technique, bref, tout ce que Emmanuel Kant avait admirablement dépeint dans sa Critique du réseau pur

Rappelons un peu de quoi il est question dans ce livre. Un jeune écrivain de Montréal, nommé énigmatiquement P. M., tombe lors d’un voyage en Cisjordanie sur un manuscrit signé de la main de Jésus Christ. Eh oui, le célèbre prophète aurait écrit un évangile, assez médiocre d’ailleurs, mais auquel notre auteur consacre tout de même vingt-six pages, écrites en araméen (drôle de choix éditorial, mais bon on en reparlera plus tard…). Je me permets de vous en citer un court passage: «Élôï, élôï, lama sabacthaneï» (Asselin, 2018: 123). C’est le cas de le dire, le lecteur se sentira abandonner par moment. Il se demandera pourquoi pas, tant qu’à y être, lire l’étiquette d’une bouteille de shampoing? Et il sera servi. 

Car le chapitre suivant, dans lequel l’alphabet latin laisse place à un mélange atypique d’écriture cunéiforme et de hiéroglyphes, propose une association bizarre entre l’évangile de Jésus Christ et le mode d’emploi de centaines de bouteilles de gel de douche Nivea. Le narrateur est persuadé d’y découvrir, en jouant avec les lettres contenues dans les «Appliquer sur cheveux mouillés», les «faire bien mousser», les «laisser agir pendant 2 minutes», les «rincer à l’eau tiède» et les «si les pellicules persistent, veuillez contacter un dermatologue», une sorte de code plus ou moins décrit. Ne me demandez pas de quelle manière exactement, mais on finit par comprendre que le Christ aurait lui-même été fortement influencé par les manuscrits de Socrate. Sur ceux-ci, le narrateur ne nous dit pas grand-chose, sinon qu’ils n’ont strictement rien à voir avec la philosophie platonicienne telle qu’on la connaît aujourd’hui. Je cite le passage pour vous donner une idée du style: «Sorte de clou qui descend, marque profonde qui se divise en trois branches, serpent, aigle ou en tout cas un gros oiseau, une lune, une ligne torsadée, un enfant portant la main à sa bouche, une femme assise, une bande d’étoffe frangée.» (867) Voilà, ceux qui sont familiers avec ce type de symboles figuratifs pourront nous aider à établir une traduction plus signifiante.

On aurait pu penser que ce passage, par la paléographie, serait une occasion pour Asselin de faire quelques recherches, de sortir un peu de son anthologie du moi, de cette «pathologie typiquement autoréférentielle» comme il aime à le rappeler lui-même. Mais il n’en est rien. Quand il aborde le christianisme, c’est comme si toute sa connaissance du phénomène se résumait à un atelier de pastorale dans une école primaire, lors duquel un missionnaire passionné par la pédagogie avait laissé les enfants excités humer sa bouteille de 750 ml d’huile de cacahouète et caresser les peaux tendues de ses bongos bon marché. «Je les ai eus pour quasiment rien, avait dit le vieil homme. Fin de la citation.» (1031)

La chose ne s’améliore pas lorsqu’il nous parle de Socrate et de sa philosophie antiplatonicienne, car le narrateur en profite plutôt pour revenir à la façon dont le gel de douche Nivea ne remplit pas ses promesses, s’étendant difficilement sur le torse du principal concerné et lui laissant des cheveux squameux et dépourvus de volume.   

Malheureusement, les cheveux du narrateur ne sont pas la seule chose qui tombe à plat dans ce roman. Le style, cosmétique, épate par son ridicule. Les métaphores sont des icebergs retournés à l’envers, dont la partie émergée est si immense qu’on ne peut éviter de s’y heurter bêtement, à la manière du petit orteil au coin d’une patte de chaise –sauf qu’ici le contact nous laisse autrement plus froids. Quant à la signification sous-jacente, la partie submergée, elle s’avère la plupart du temps qu’une pointe sans importance. Les hyperboles sont tellement exagérées qu’elles provoquent des holocaustes de malaise, et je ne veux pas dire par là que les malaises sont massacrés sauvagement par milliers, mais bien l’inverse. J’ai relevé aussi un chiasme à un certain niveau de ma lecture, mais le niveau de ma lecture n’a certainement pas été relevé par ce chiasme. 

Ne vous laissez surtout pas berner par le dernier chapitre, dans lequel soudainement le narrateur devient un critique désabusé et chiant, qui s’adresse à un auditoire imaginaire. Ce dispositif permet à l’auteur de s’autodénoncer et de créer une certaine distance par l’ironie, mais j’aimerais mettre l’accent sur un fait indéniable: derrière cette façade, Asselin est encore et toujours en train de nous parler de lui-même. Il ne s’agit, au fond, que d’une banale mise en abyme où le narrateur devient celui qui critique le critique qui critique l’auteur. Il pourrait continuer la régression à l’infini –être le critique qui critique le critique qui critique l’auteur qui critique le critique qui critique l’auteur qui critique le critique- que cela ne l’éloignerait pas plus de son reflet dans le miroir. 

Cette proposition trouble aboutit dans une finale surréelle, où soudainement, le narrateur prétend avoir lui-même écrit le Discours de la Méthode, en lieu et place de Louis-René des Forêts. Il se livre alors à une démonstration –en français dans le texte, cette fois-ci– démonstration qui, à l’image du reste du roman, démontre surtout les capacités de l’auteur à construire sur du simulacre. Je me permets de vous citer un long passage: 

C’est la religion qui porte une langue. Le fleuve de la langue est Dieu. Une langue sans religion est vouée à la disparition. Tous les mots croient en Dieu. Tous les objets croient en Dieu. Certes, on peut se mettre à en douter et se demander: est-ce que cette table-ci, devant moi, croit en Dieu? Est-ce qu’un trident croit en Dieu? Est-ce qu’une fourchette croit en Dieu? On peut passer tout le mobilier de la maison si vous le voulez, tout le vaisselier, tous les couverts. Douter, une fois dans notre vie, de toutes les choses où nous trouvons le moindre soupçon d'incroyance. Et pourtant, que serait une cuillère à soupe qui ne croirait pas en Dieu? Bien sûr, nous devrions alors admettre qu’il s’agit d’une cuillère athée. Et comme un seul et unique objet ne saurait être à la fois une cuillère à soupe et une cuillère à thé, il s’en suit que tous les objets sont croyants. Fin de la citation. (1743)

Je ne suis pas certain de prêter foi à cette dernière démonstration, mais chose certaine, qu’il nous parle de ses shampoings, de sa vaisselle ou de l’histoire de l’écriture, Asselin génère une sorte de questionnement trouble sur son époque. Où allons-nous, semble-t-il demandé, si l’image d’une chose et la chose elle-même ne se distingue plus essentiellement. C’est là, peut-être, que ce roman, même s’il apparaît comme un ramassis de passages creux et de citations inexactes, prend peut-être un peu de sens. C’est-à-dire qu’en ne voulant strictement rien dire, il finit par dire quelque chose sur cette croissante incapacité à accorder du sens à une suite de traces gravées, peintes ou générées sur une grotte, un écran ou un papyrus. Chez Asselin, finalement, ce ne sont pas tellement les titres qui sont manquants, pour reprendre le thème de ce merveilleux colloque, mais le monde lui-même. 

Pour citer

Asselin, Pierre-Marc. 2018.Les cuillères à soupe ne croient pas en Dieu. Titres manquants. Cahier virtuel. Numéro 4. En ligne sur le site Quartier F. http://quartierf.org/fr/article-dun-cahier/les-cuilleres-soupe-ne-croie…

Référence bibliographique

Asselin, Pierre-Marc. 2018. CASNCPED. Montréal. Les éditions du Ciel.

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