Le Horla (version O)

Auteur·e·s de l'article d'un cahier
Cahier référent

Mais sait-on quels sont les sages et quels sont les fous dans cette vie où la raison 
devrait souvent s’appeler sottise et la folie s’appeler génie?
G. de Maupassant

Il existe quatre versions du Horla écrites entre 1884 et 1887, parmi lesquelles trois sont attribuées à Guy de Maupassant –ses nouvelles intitulées «Lettre d’un fou» (publiée en 1885), «Le Horla, première version» (en 1886), et «Le Horla, deuxième version» (deux mois plus tard en 1886, ou alors en 1887, selon d’autres sources). La version zéro, attribuée à Hector Levé, est datée des derniers mois de 1884, soit avant la parution des trois versions de Maupassant. Vous voyez où je veux en venir, et pourquoi je parle de version zéro, ou «O», si on préfère, pour version «Originale». Quant à Hector Levé, qui est-il? J’y arrive.

Mais d’abord, si on se posait la vraie question: pourquoi s’acharner sur la même nouvelle? Je parle de Maupassant, et de sa réécriture. Pourquoi s’acharner au point d’écrire une nouvelle trois fois? C’est la vraie question, puisque c’est elle qui a déclenché toute l’affaire. En fait, c’est la question que s’est posée Laura l’an dernier, au moment d’élaborer son projet de doctorat en théorie de la création. Cette question lui est apparue en lisant les trois versions du Horla auxquelles on a accès, et dans lesquelles le personnage principal (qui se décrit lui-même comme un fou: «Décidément, je suis fou!» écrit-il) abuse du jeu de frontière entre raison et folie (il témoigne d’événements surnaturels avec une certitude qui tient du délire, mais d’un œil si éclairé et avec un tel prosaïsme qu’il convainc de sa rationalité). Et pour ce faire, Maupassant, dans ses créations, explore trois formes narratives différentes: la lettre écrite, le récit cadre, et le journal intime.

Pourquoi, cher Maupassant, s’acharner à la réécriture? s’est demandé Laura (question banale s’il en est, puisque celles et ceux qui pratiquent l’écriture savent –vous le savez– qu’écrire tient essentiellement de l’acharnement –s’il n’y a pas d’acharnement, il n’y a pas d’idée qui vaille, affirmait Proust). La question de l’acharnement, au fond, allait s’épuiser à l’usage. Oui, je vous le dis, c’est plus tard que les choses sont devenues vraiment intéressantes, quand Laura s’est mise en quête de réponses dans les documents biographiques de Maupassant. Attentive aux stratégies mimétiques qu’il utilise dans ses fictions (la lettre, le journal...), Laura s’est dit, «allons voir les correspondances», puis s’est rendue dans les archives de Maupassant à Rouen, pour un séjour beaucoup plus long que prévu: des semaines de lecture de lettres reçues dans les années 1880, ou bien par des membres de sa famille, ou bien par des écrivains connus avec lesquels il frayait, comme Flaubert, Zola, de Goncourt, ou bien alors par d’illustres inconnus, dont –sans surprise– Hector Levé.

Beaucoup de lettres d’Hector Levé, je le précise. Une correspondance assez courte pourtant, qui va de la fin de 1884 à janvier 1887. Après, il n’y a plus de nouvelles de Levé. Dans ses lettres (peu d’abord, puis des dizaines et des dizaines envoyées coup sur coup vers la fin), quelque chose d’assez troublant se dessine. Le ton qu’il emploie pour s’adresser à Maupassant est plutôt menaçant, selon Laura. Elle notait, par ailleurs, que rien n’indique la nature de la relation entre Levé et Maupassant. Pas de «cher ami», etc. On ne sait rien du contexte de leur rencontre, ou encore de leur «rupture épistolaire». Dans les premières lettres, on sent un semblant d’affection éclore, et une curiosité: deux intellectuels qui apprennent à se connaître, en somme. De plus en plus d’agressivité ensuite, et de manière extrême dans les dernières lettres, une grande animosité soutenue par un ton vindicatif. Laura a fait ressortir un extrait de la lettre de Levé datée de novembre 1886, il écrit: «Je ne suis plus très loin. Je vous ferai regretter l’irrespect avec lequel vous vous emparez de la vie des autres. Signé Hector.» 

Bon. Il faut dire aussi que Laura a fait face à un problème courant dans le monde des archives, celui de n’avoir accès qu’aux lettres de l’un des deux épistoliers. Celles envoyées par Maupassant, bien sûr, étaient absentes des archives de Maupassant. Elles étaient la possession de Levé, or existe-t-il une telle chose que les archives d’un homme qui n’a même jamais publié (à ce qu’on sache, du moins); quelle bibliothèque aurait bien pu vouloir mettre la main sur la paperasse d’un quidam? Quant à l’option de retracer la descendance de Levé pour savoir à qui il avait légué ses vieilles malles, ça devenait laborieux (et puis, une des préoccupations de Laura était quand même de se demander si tout ça en valait vraiment la peine, bref.) Impossible de mesurer les réactions de Maupassant devant les propos de Levé qui, à de nombreuses reprises dans la correspondance, l’accuse de vol –il utilise le mot vol, ce qu’on suppose être littéralement un cas de plagiat. 

Maupassant aurait eu en main en 1884, à en croire Levé, un manuscrit de Levé qui était, à en croire Levé toujours, le récit du Horla, écrit d’abord et avant tout par Levé et basé sur des phénomènes étranges dont Levé aurait été lui-même victime. Après quoi, mais là il faut rester prudente, puisque c’est une interprétation émise à partir de ce que Laura a conclu de sa lecture, Maupassant se serait emparé du texte de Levé et l’aurait mis à sa main pour ensuite le publier sous le titre «Lettre d’un fou». 

On comprend que Levé n’a plus laissé Maupassant tranquille à la suite de cette publication. Il pète un câble. Levé lui demande de rectifier le tir plusieurs fois, notamment dans une lettre datée de décembre 1885, puis encore en février, en mars et en avril 1886. Dans la circonstance, on se doute que les réécritures de Maupassant étaient des tentatives pour se débarrasser du problème et pour mettre fin au harcèlement. Avec les propos de plus en plus inquiétants tenus dans les dernières lettres (presque une nouvelle missive par jour), Laura n’a pas eu de misère à croire que Maupassant ait été perturbé par l’affaire. Dans son journal intime, que Laura a aussi consulté, il se dit contrarié par des désagréments, et les dates coïncident. Il étale ses problèmes de sommeil, son sentiment d’être épié, l’impression d’entendre des cognements à la porte nuits et jours, de constants sursauts, bref, une grande nervosité. 

Maupassant interrompt l’écriture de son journal en janvier 1887, pour plus d’un an. À peu près en même temps, Hector Levé met fin à son mitraillage épistolaire; sa dernière lettre annonce sa visite: «Il est temps que nous réglions nos comptes en personne», qu’il écrit. Un mois plus tard, en février, Maupassant est interné pour psychose après que sa maison ait été avalée par le feu, «un feu accidentel», à mettre entre guillemets selon A.V. Gicquel, dans son ouvrage biographique. Un cadavre calciné est retrouvé dans les décombres: Maupassant a toujours soutenu que c’était son domestique. De toute façon, on sait la suite, le déclin de Maupassant, qui hallucinait qu’un homme allait venir l’égorger; il s’est tailladé plus d’une fois avec des éclats de miroirs pour tenter de se suicider. Devenu paranoïaque. Refoulement de la culpabilité? Je dis ça, et en même temps, je ne dis rien. J’ai mentionné à Laura que les preuves manquaient pour avancer avec une telle hypothèse; la piste de la descendance de Levé, ce n’était peut-être pas une mauvaise idée, en fin de compte, pour solidifier tout ça. On s’est laissées là-dessus. Elle était plutôt fâchée. Elle m’a envoyé l’introduction de sa thèse pour avoir mon avis (ou pas), mais c’était inabouti comme travail. À peu près le compte rendu que je viens de vous faire. Et puis, pas un signe de sa part depuis septembre.

Pour citer

Bérard, Cassie. 2018. Le Horla (version O). Titres manquants. Cahier virtuel. Numéro 4. En ligne sur le site Quartier Fhttp://quartierf.org/fr/article-dun-cahier/le-horla-version-o  

Référence bibliographique

Gicquel, A.C. 2006. Maupassant, tel un météore. Bègles. Le castor astral.

Levé, Hector. 1884. Le Horla (version 0). Paris. Oubliettes.

Maupassant, Guy de. 2008 (1885). Lettre d’un fou. La Parure, le Horla et autres contes. Saint-Laurent. ERPI. Pages 32-39.

Maupassant, Guy de. 2008 (1886). Le Horla (Première version). La Parure, le Horla et autres contes. Saint-Laurent. ERPI. Pages 42-52.

Maupassant, Guy de. 2008 (1887). Le Horla (Deuxième version). La Parure, le Horla et autres contes. Saint-Laurent. ERPI. Pages 54-86.

Autres articles du cahier
Marie-Ève Fortin-Laferrière
Qui n’a jamais eu ce sentiment de vide abyssal devant un auteur enchaînant les dédicaces?
Émile Bordeleau-Pitre
Brûlez tous vos livres, comme le doyen de l’université d’Istanbul disait le faire à Erich Auerbach.
Boris Nonveiller
Le post-vivant n'est pas une autre race ni un autre genre, il est une autre version du vivant.