Discours fragmenté d’un esprit inquiet et paranoïaque 

[Titre volé sans scrupule à la quatrième de couverture du livre "La famille se crée en copulant. Histoires et provocations" de Jacob Wren]

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Je cherchais un moyen d’entrer dans une réflexion sur mon processus de création, et sur la dimension et le potentiel inquiétants de celui-ci, mais je me suis égaré. Et c’est justement en m’écartant de manière délibérée du chemin qui aurait pu me mener à des observations riches et originales sur ma démarche d’écrivain et sur mon rapport au sentiment d’inquiétude que j’ai trouvé le nœud de cet essai. Il m’apparaît en effet que j’ai tendance à m’égarer dans cet espace imprévisible entre un point A et un point B, où la tentation de dévier du sentier simplement pour aller voir ce qu’il pourrait y avoir à découvrir s’empare souvent de moi. Je crois que je cherche avant tout ce sentiment à la fois inquiétant et enivrant que procure l’étrange mouvement que celui de choisir l’égarement comme outil heuristique. Quoi qu’il en soit, il semble que ce soit une des raisons qui explique pourquoi bon nombre de mes lecteurs disent ressentir une certaine inquiétude en lisant mes œuvres.

Quand j’ai écrit mon premier livre, mon but n’était pas de présenter un portrait essentiellement pessimiste de notre société ni d’inciter le lecteur au cynisme en affirmant que la seule solution pour sauver la planète était d’arrêter de procréer. Seulement, j’ai voulu remettre en question notre perception du noyau familial. Imaginez qu’un couple particulièrement progressiste dévoue une grande attention à élever ses enfants en leur inculquant des valeurs de tolérance et d’ouverture, et que ceux-ci, dans un acte de révolte ou je-ne-sais-quoi, décident au contraire d’épouser les doctrines les plus pernicieuses de la droite conservatrice [cette phrase est trafiquée de manière éhontée à partir d’un passage du livre La famille se crée en copulant. Histoires et provocations de Jacob Wren]. Voilà une idée plutôt inquiétante, selon moi.

En réfléchissant à ma démarche de création, je reviens immanquablement à ma pratique du théâtre. J’ai développé une bonne partie de mon langage artistique dans des locaux de répétition, des laboratoires de création et sur la scène, à tenter de faire vivre les mots des autres à travers ma chair et par ma voix. Il m’est arrivé au cours de ma formation de tomber sur des écrits qui ont changé mon regard sur le théâtre et sur le jeu de l’acteur. Je dois à Edward Gordon Craig le terme «surmarionnette» (Craig, 1964), qui décrit l’écart nécessaire entre l’acteur et le personnage. De son côté, Brecht prône un processus de distanciation permettant de «faire comprendre» plutôt que d’imiter (Brecht, 1999).

Sur scène, mon objectif a toujours été de présenter des performances, des spectacles et des installations intimistes dans le but de questionner notre rapport à l’art et de faire écho aux contradictions et aux paradoxes résultant de l’inconfort social et personnel. Je pense en effet que de confronter directement des réalités dérangeantes –plutôt que de prétendre qu’elles n’existent pas– est fondamental pour développer des approches critiques, généreuses et imprévisibles [ce paragraphe est plagié presque mot pour mot depuis la section intitulée «Démarche artistique» du site web de la compagnie PME-ART, cofondée par Jacob Wren. http://pme-art.ca/].

C’est une sensation étrange que de s’écarter de soi-même afin de manipuler son propre corps comme un pantin. Cette distance a quelque chose d’angoissant, comme si elle représentait un espace où l’acteur peut finir par s’égarer. J’ai réalisé que de telles pensées forment un combustible efficace pour nourrir le sentiment d’imposture de quelqu’un qui n’est pas certain d’avoir emprunté le bon chemin. Depuis que je passe plus de temps à écrire, ce sentiment ne s’est pas dissipé, mais s’est simplement renversé sur lui-même. Il me semble tout de même qu’il serait plus profitable de considérer ma maîtrise de ces deux disciplines comme un atout plutôt que comme une faille.

J’ai fini par écrire un livre sur ma pratique scénique multidisciplinaire, dans lequel je m’interroge sur ces choses qui rendent la vie intolérable et qui en même temps font qu’elle vaut la peine d’être vécue. À travers une série écrite de propositions théâtrales à la fois intimistes et éclatées, j’ai voulu montrer un lieu où l’angoisse, l’autodérision et la lucidité viennent en lots désordonnés d’expériences et d’idées, dans le but d’éprouver et de reconnaître pleinement ma propre paranoïa [ce passage est copié sans aucune gêne de la quatrième de couverture du livre Le génie des autres. Série de propositions théâtrales –à répéter, rejeter, jouer simultanément et/ou recombiner de toutes les façons possibles et imaginables– toutes vaguement reliées à la considérable ambivalence morale de l’auteur de Jacob Wren].

Je crois que tout ça a probablement commencé à l’école de théâtre. En tout cas si ce n’est pas le cas, il faut reconnaître qu’un tel environnement n’est pas propice à favoriser l’allègement des tendances à l’inquiétude et à la paranoïa. Quoi qu’il en soit, c’est après que les enseignants nous aient annoncé les textes sur lesquels nous allions travailler pour les productions à venir que je me suis retrouvé à lire La famille se crée en copulant. Histoires et provocations de Jacob Wren.

Ça me rappelle une anecdote qui m’est arrivée un soir où je me rendais vers la minuscule salle de spectacle où, avec mon groupe de création interdisciplinaire, nous allions présenter une performance intitulée Le DJ qui donnait trop d’information. Après être sorti de la station de métro, je me suis mis à marcher en visualisant ce que j’avais à faire au cours du spectacle. Je me voyais manipuler les disques vinyle et expliquer au public les histoires particulières qui me lient à chacun des morceaux que j’allais faire jouer pour eux. En arrivant à destination, j’ai remarqué une fourgonnette blanche stationnée juste devant la salle de spectacle. J’ai tout de suite pensé à ce livre que j’avais écrit et dans lequel un personnage est convaincu d’être suivi par un véhicule du même genre. Une fois revenu chez moi, j’ai ressorti le livre de mes fonds de tiroir.

Je l’ai lu d’un seul trait. Je ne savais pas trop dans quel genre le classer. Je me suis dit qu’il y avait là une rencontre entre le roman fragmenté, l’essai sociologique et la pièce de théâtre. Après l’avoir terminé, je me suis senti partagé entre l’exaltation de m’être reconnu à travers les tendances paranoïaques du narrateur, et le désespoir engendré par l’apparent et irrémédiable cynisme de celui-ci. Durant les mois de répétitions qui ont suivi, j’ai fini par me rassurer en m’accrochant aux brèches de lumière qui parsemaient ces histoires où tout n’a réellement pas l’air d’aller. Après ma première lecture, j’ai déposé La famille se crée en copulant, et j’ai tenté de m’endormir alors que résonnait encore dans ma tête la phrase: «Arrêtez d’avoir des enfants» (Wren, 2008: 37-38-39).

Dans mes œuvres, je cherche à brouiller les frontières entre la fiction et le réel. En anglais, les termes fiction et nonfiction permettent de décrire un peu mieux ce que j’entends par là. Pour moi, nonfiction ne veut pas dire le contraire de la fiction. Dès que j’écris, je considère qu’il y a un part de fiction dans mon travail, même lorsque je prépare un essai ou un récit autobiographique. Je rédige à temps perdu un blogue intitulé Une faille radicale dans la texture du réel, dans lequel j’explore cet espace flou et fécond entre fiction et nonfiction, où il est facile de s’égarer. La phrase suivante témoigne bien selon moi de l’inquiétude que l’incursion dans un tel territoire peut engendrer: «Lire un ouvrage non romanesque et rencontrer un personnage secondaire, un personnage mentionné pour un passage seulement, mais qui est clairement représenté comme étant détestable, et puis réaliser peu à peu que le personnage est basé sur toi» [cette citation est une traduction libre tirée du blogue A Radical Cut In The Texture Of Reality, créé et entretenu par Jacob Wren. L’extrait provient d’une publication intitulée «Three Fragments», datée du 29 octobre 2017. http://radicalcut.blogspot.ca/].

C’est quelque chose qui ne m’est pas arrivé souvent: rester si longtemps habité par une œuvre de fiction. Peut-être que le fait de l’avoir monté sur scène, d’avoir été un vaisseau chargé de porter ces mots, a accentué l’attachement que je ressens envers ce texte. Je me rappelle un détail qui m’avait particulièrement marqué. Dans le livre, un personnage appelé le théoricien du complot affirme être suivi jour et nuit par la même fourgonnette blanche, convaincu que celle-ci abrite une machine émettant des radiations qui le rendent malade. À l’époque, j’étais profondément angoissé par l’idée que mes appareils électroniques puissent faire éclore une tumeur dans ma tête. Je lisais les mots de Wren et je me disais: «Voilà le genre de chose que j’aurais pu écrire.»

Ce qui m’amène à parler de mon dernier livre. Il s’agit d’un hybride entre récits, témoignages et théorie de la performance. J’y explore entre autres le défi fragile mais essentiel que je me suis lancé au sein de ma pratique interdisciplinaire, qui consiste à tenter d’«être moi-même dans une situation de performance». Après toutes ces années passées à me déplacer entre le théâtre et l’écriture, à endosser plusieurs rôles et à changer sans cesse de posture, j’en suis finalement venu à la conclusion que l’authenticité n’est sans doute rien d’autre qu’un sentiment [cette description du livre Authenticity Is a Feeling. My life in PME-ART de Jacob Wren est en grande partie calquée puis traduite à partir du site web de la maison d’édition Bookthug. http://bookthug.ca/shop/books/authenticy-is-a-feeling-my-life-in-pme-ar…].

Le moment est d’ailleurs venu pour moi de faire preuve de transparence. Cette réflexion sur l’inquiétude et sur la création, j’en ai dérobé une bonne partie aux divers écrits de Jacob Wren. J’ai choisi d’enfiler sa peau et de ravir son identité l’instant d’un essai. Mon expertise en théâtre d’objet m’a ainsi permis de manipuler à ma guise cette enveloppe qui jouit d’une bonne réputation sur la scène culturelle locale et internationale, en plus de s’accorder à merveille avec ma situation d’artiste multidisciplinaire investi d’un sentiment d’imposteur. Cette posture d’imposteur, je la revendique d’ailleurs pleinement. Je crois en effet qu’il s’agit là d’un moyen pour moi de me promener entre les discours, entre les pratiques. En m’égarant peut-être un peu, mais en ressortant des broussailles avec de nouveaux outils à chaque fois. C’est donc ici que je rends à Jacob Wren sa coquille, en espérant qu’il ne m’en voudra pas trop. Et vous non plus.

 

Pour citer

Serra-Wagneur, Alec. 2019. Discours fragmenté d'un esprit inquiet et paranoïaque. Matières à inquiétude. Cahier virtuel. Numéro 6. En ligne sur le site Quartier F. http://quartierf.org/fr/article-dun-cahier/discours-fragmente-dun-espri…

Référence bibliographique

Brecht, Bertolt. 1999. Théâtre épique, théâtre dialectique: écrits sur le théâtre. Paris. L’Arche.

Craig, Edward Gordon. 1964. On The Art of the Theatre. Londres. Heinemann.

Wren, Jacob. 2007. Le génie des autres. Série de propositions théâtrales –à répéter, rejeter, jouer simultanément et/ou recombiner de toutes les façons possibles et imaginables– toutes vaguement reliées à la considérable ambivalence morale de l’auteur. Montréal. Le Quartanier.

Wren, Jacob. 2008. La famille se crée en copulant. Histoires et provocations. Montréal. Le Quartanier.

Wren, Jacob. 2010. Revenge Fantasies of the Politically Dispossessed. Toronto. Pedlar Press.

Wren, Jacob. 2014. Polyamorous Love Song. Toronto. Bookthug.

Wren, Jacob. 2016. Rich and Poor. Toronto. Bookthug.

Wren, Jacob. 2018. Authenticity Is a Feeling. My life in PME-ART. Toronto. Bookthug.

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