Ce qu’on lit, voit, entend, ce qu’on ressent

Auteur·e·s de l'article d'un cahier
Cahier référent

Je suis entrée à la COP15 par un texte. La Déclaration de Kunming. Un texte adopté dans la ville de Kunming, en Chine, en octobre 2021, durant la première partie de la COP15. Une déclaration sur laquelle se sont entendus les représentant.es du segment de haut niveau, c’est-à-dire, des ministres et des chefs.cheffes d’État.  

Deux marques d’émotion retiennent mon attention :  

Inquiets que l’appauvrissement continu de la diversité biologique ne mette en péril la réalisation des Objectifs de développement durable et autres buts et objectifs internationaux,  

[…]  

Reconnaissant avec énormément d’inquiétude que les crises sans précédent et interdépendantes d’appauvrissement de la diversité biologique, de changements climatiques, de désertification et de dégradation des terres, de dégradation et de pollution des océans, ainsi que les risques accrus pour la santé humaine et la sécurité alimentaire représentent une menace pour l’existence de notre société, notre culture, notre prospérité et notre planète».  

Difficile, pourtant, par ce texte, de ressentir l’inquiétude. Le langage du pouvoir diplomatique international est un voile dans lequel la non-initiée que je suis s’empêtre souvent.  

Je m’accroche pourtant à l’expression de cette émotion dans un texte officiel, un texte politique qui vise l’action, sur un sujet dont on dit souvent que les débordements d’émotions négatives, dont l’écoanxiété, sont paralysants.  

Je ne sais trop à qui je m’adresse, mais j’ai envie d’écrire: parlez-moi de votre inquiétude. C’est elle qui m’intéresse. 

Mardi 6 décembre. Durant la cérémonie d’ouverture, il faut entendre les mots crus d’Antonio Guterres: l’humanité fait «la guerre à la nature» dans «une orgie de destruction». Il nous enjoint de ne pas écouter «les rêveries des milliardaires», car «il n’y a pas de planète B».  

À la COP27, il y a quelques semaines, il posait les choix : «un Pacte de solidarité climatique ou un Pacte de suicide collectif».  

Sidérants, ses mots francs, directs et parfois brutaux pourraient nous amener à suspendre un moment l’action –j’entends, un certain type d’action. Si on arrêtait, tout, complètement, ne serait-ce qu’une journée, pour se représenter le cauchemar écocidaire? Imaginons l’arrêt des bruits de moteurs, des foreuses, du bourdonnement des serveurs informatiques. Si on en profitait, dans le vide créé, pour être attentif.ves à ce qui pousserait alors en nous?  

Suspendre l’action pour reconnaître ce qu’on ne comprend pas, ce qui nous dépasse. La base du principe de précaution: s’abstenir, par exemple, de forer des puits dans les mers ou de couper des forêts, parce qu’on ignore quelles conséquences pourraient en découler.

Une question me taraude : si on protège seulement 30% des milieux dits «naturels», comme on souhaite que l’accord résultant de la COP15 le stipule, que se permettra-t-on sur les 70% qui restent?  

Les scientifiques affirment que ce sont 50% des écosystèmes qu’il faudrait protéger pour assurer une viabilité à long terme de la Terre. Il faut essayer de concevoir, dans ces 20% manquants, ces 20% de territoires qui devraient mais qui ne seront pas protégés, les tragédies qui se trament déjà. Se représenter les fantômes du futur qui se soulèvent dans cet horizon. Qui viennent vers nous. 

On est inquiet, ici, mais comment? J’entre sur les lieux de la COP15 avec cette question. Premières évidences : ne s’introduit pas ici qui veut. Ma participation a été autorisée par des instances supérieures de l’université il y a déjà quelques semaines. Grâce à cela, je peux être identifiée chaque fois que je me pointe au Palais des Congrès, où a lieu la Conférence. Je franchis d’abord des clôtures de métal gardées par des policiers, je présente ensuite ma carte d’identité, toujours dûment scannée, je fournis un test COVID négatif et, enfin, je passe au détecteur de métal, mon sac et mon manteau sont inspectés. 

On ne lésine pas, ici, sur une certaine forme de sécurité. Des réponses éprouvées à un certain type d’inquiétude.     

Se représenter la biodiversité menacée entre les murs de béton du Palais des Congrès, à travers les grandes baies vitrées donnant sur les gratte-ciels du centre-ville, les bureaux de Google, tout à côté. La sécurité, les écrans, les plantes réelles ou en plastique, les fougères qui décorent les salles immenses, les cloisons temporaires entre les kiosques. La Place Québec et ses photos de fous de bassan, d’ours, de lac, de forêt boréale rougissante dans un ciel d’automne. Il y a des poufs, des tables, des tapis et beaucoup d’espace, il y a des mots, «Nature Positive», «Nature résiliente», et encore des images: une antilope, une rivière, cachées derrière des micros et des haut-parleurs. 

Et dehors, il y a la neige, mieux encore, la tempête de neige. L’autre-qu’humain dans sa profusion, dans son emballement, dans son trop qui vient ralentir, perturber les activités humaines et, parfois, les apaiser. 

Lundi 12 décembre. C’est le «Gender Day». J’assiste au début d’une table ronde intitulée «Gender Responsive Financial Mechanism». Cet après-midi-là, j’entendrai deux conférenciers, des hommes blancs cisgenres, souligner que les femmes et les filles sont souvent les premières personnes vulnérabilisées par la dégradation des écosystèmes. Les deux ajoutent qu’ils ne veulent pas, en disant cela, victimiser les femmes et les filles. 

Je voudrais entendre ces victimes. Par ces voix, prendrait corps l’inquiétude. 

À côté d’un des conférenciers, qui parle avec aisance et grande éloquence sur la scène de la Place Québec, une femme originaire d’Indonésie prend la parole. Elle mentionne dans son discours la peur des femmes de prendre la parole, de parler pour défendre les forêts et l’accès aux écosystèmes qui permettent à leurs communautés de vivre.  

Je voudrais entendre cette peur. Je voudrais qu’on discute toutes ensemble de cette peur de prendre la parole.  

On ne s’imagine pas quelle torture peut représenter le fait de s’exprimer en public chez certaines femmes, encore plus forte s’il faut porter la voix devant des instances de pouvoir. Quelles sourdes menaces de disparition, de destruction, de douleur se cachent au cœur de cette peur.  

La COP15 a commencé le jour des commémorations de la tuerie de Polytechnique. Voilà l’un des événements qui vient hanter le cauchemar écocidaire et le «deep field» de la peur des femmes de prendre la parole. Des femmes tuées à la carabine, des femmes à qui un homme a refusé le droit de choisir la profession qu’elles désiraient.  

À combien d’autres refuse-t-on encore le droit de choisir ce qu’elles veulent être, d’être ce qu’elles sont? De dire ce qu’elles ont à dire? 

La tuerie de Polytechnique. Un événement qui vient ajouter sa lourdeur à une longue chaîne d’événements le long de laquelle on remonterait au moins jusqu’aux chasses aux sorcières. 

Je suis une femme qui a peur de prendre la parole. Je me convaincs parfois, pour ne pas parler, que je n’ai rien à dire. Quand j’ai quelque chose à exprimer, je préfère écrire. Mais si on me demande de lire à voix haute ce que j’ai écrit, une terreur particulière se déclenche dans mon cerveau, se jette sur mon corps. Je me mets à espérer que des sorties de secours apparaissent. J’ai peur qu’en lisant, mes émotions débordent, m’empêchent de parler et que, ce faisant, ce que je dis, ce que je suis, perde toute valeur.  

Dans la Déclaration de Kunming, cette phrase : «Reconnaissant en outre le rôle important des femmes, des filles et des jeunes » 

Mais encore? Parlez-moi de ce rôle important. Développez s’il-vous-plaît. 

Une présence plane, me revient en tête, celle de Greta Thunberg. Greta qui invectivait avec rage les dirigeant.es du monde, réunis à New York en septembre 2019 pour un sommet sur l’urgence climatique organisé par les Nations unies: «How dare you?», leur demandait-elle. Plus tôt, cette année-là, elle s’adressait aux mêmes dirigeant.es, réunis cette fois au World Economic Forum à Davos, s’exclamant: «I want you to panic!» 

En colère, Greta appelle à l’action. La terreur, elle la vit. Elle porte déjà en elle le cauchemar climatique. Il faut passer par là pour avoir des envies de révolution, d’actions radicales, sinon, on n’arrive qu’à des solutions de demi-mesure, des solutions qui n’en sont pas, qui font avec le système comme on le connaît.  

Vendredi 16 décembre en après-midi. Un «Working Group». «Target 17». Le président de séance est très fatigué. «We are going nowhere here», se désespère-t-il à quarante minutes de la fin de la séance. Le texte est truffé de crochets. On ne s’entend pas sur les termes à utiliser pour établir la cible. On ajoute des bouts de phrases, qu’on laisse entre crochets parce qu’il n’y a pas consensus. On ne sait pas quoi retirer, entre ces bouts de phrases ou les crochets qui les placent en attente.  

La cible concerne, si je comprends bien, la prudence à adopter vis-à-vis des biotechnologies, et l’utilisation d’êtres vivants créés par ces biotechnologies. On se demande si les mesures d’évaluation doivent être «[science-based]». Doit-on faire mention de la «[precautionary approach]»? Un délégué trouve que tous ces termes dépassent le «scope» de la Conférence. Le président note, mais exprime son désaccord.  

On vote: on enlève les crochets, on retire le texte entre les crochets? On ne tire aucune conclusion claire du résultat du vote. Les délégué.es lèvent la main pour l’une et l’autre option. La question était confuse. On recommence. On ne peut toujours rien conclure. C’est l’impasse. La co-présidente de séance prend la relève du président exténué. «Twenty minutes left». Elle tente de concilier les positions, de trouver des compromis. Peine perdue. La séance se termine et le texte est toujours autant truffé de crochets. 

Même les scientifiques reconnaissent maintenant que les changements nécessaires à la crise environnementale sont systémiques. Prend-on la mesure de ce que signifie «changements systémiques»? Sommes-nous prêt.es à les vivre? 

Ici, il y a du beau: les chants de gorge de deux chanteuses inuites, à la clôture du Nature and Culture Summit, le lundi 12 décembre. Toutes les histoires contenues dans ces chants de gorge. Les jeux, les rires, les voix gutturales des femmes inuites. Leurs traditions et leur spiritualité, fondées sur une connaissance ancienne de l’interconnexion de toutes choses, de l’interrelation des humain.es avec leur environnement. Leur résistance aussi: pour sauver ce joyau de leur culture des ravages du colonialisme, les femmes inuites ont dû se transmettre en cachette les secrets de cet art interdit, considéré par le clergé comme la marque du diable. Ce qu’elles risquaient à chanter ainsi: la prison, l’isolement. C’est ce que m’apprennent les deux chanteuses inuites que j’ai la chance d’écouter.  

Une immense tranche d’arbre, un sapin Douglas. La partie d’un vieil arbre provenant d’une forêt ancienne et menacée de Colombie-Britannique. Autour, un groupe d’adultes qui se recueillent, prennent un moment pour penser la mort de cet arbre et de milliers d’autres à travers lui.  

On doit la présence de ce reste d’arbre à trois femmes autochtones qui veulent ainsi témoigner de la perte de la culture et des savoirs traditionnels autochtones, et de la perte de la biodiversité, à travers la déforestation et l’exploitation des forêts anciennes. L’arbre dont provient cette tranche, ce «cookie», avait 750 ans. 

Un enfant passe… Un être rare ici. Il y a des jeunes, mais des enfants de moins de 12 ans… c’est le seul que j’aurai vu.  

Au soir du 19 décembre, le Cadre Mondial de la biodiversité de Kunming à Montréal est adopté. À la deuxième page de ce texte, qui constitue le cœur de l’accord auquel les parties sont parvenues, cette phrase : «[La Conférence des Parties] Alarmée par la perte continue de la biodiversité et la menace que cela représente pour la nature et le bien-être humain».  

L’inquiétude monte d’un cran. 

Dans ce texte, je trouve l’esquisse de ce que je cherche : un portrait de l’écocide, dressé dans les termes de la science –il s’agit d’une longue citation tirée du rapport d’évaluation mondiale de l’IPBES. Deux paragraphes qui permettent de prendre un temps pour mesurer et ressentir l’extinction en cours:  

En moyenne, environ 25 % des espèces de groupes d'animaux et de plantes évalués sont menacées, ce qui laisse supposer qu'environ un million d'espèces sont déjà menacées d'extinction, souvent en l'espace de quelques décennies, à moins que des mesures ne soient prises pour réduire l'intensité des facteurs de perte de biodiversité. Si aucune mesure n'est prise, on assistera à une nouvelle accélération du taux mondial d'extinction des espèces, qui est déjà au moins dix à cent fois plus élevé que la moyenne des dix derniers millions d'années.  

La biosphère, dont dépend l'humanité dans son ensemble, subit des modifications d'une ampleur inégalée à toutes les échelles spatiales. La biodiversité - la diversité au sein des espèces, entre les espèces et des écosystèmes - décline plus rapidement que jamais dans l'histoire de l'humanité. 

Sans trop d’espoir, je quitte la COP15 en émettant le souhait que les gouvernements ne perdent pas trop de temps à se féliciter de cet accord, qu’ils préfèrent, plutôt, se laisser hanter par ces mots. 
 

Pour citer

Laforce, Esther. 2023. Ce qu’on lit, voit, entend, ce qu’on ressent. Réécrire la COP15. Cahier virtuel. Numéro 8. En ligne sur le site de Quartier Fhttps://quartierf.org/fr/article-dun-cahier/ce-quon-lit-voit-entend-ce-…  

Autres articles du cahier
Jonathan Hope
Lors de votre allocution à la cérémonie d’ouverture de la COP15 vous avez mentionné: « on continue d’augmenter la liste des espèces menacées ou vulnérables ».
Maxime Fecteau
Le 16 décembre au matin, avant de me rendre au Palais des congrès de Montréal, où se tenaient alors les négociations de la COP 15 des Nations unies sur la biodiversité, je me suis rendu dans un café près de chez moi pour faire quelques heures de lecture.
Élise Warren
Écocide. Un terme qui ne devrait pas exister. Un mot à regarder droit dans les yeux.