Promethea

De l’écriture de soi à la création d’une communauté

Auteur·e·s de l'article d'un cahier

Certaines œuvres sont passablement titanesques, abordant des pans de l’imaginaire, produisant une constellation d’éléments autour d’une figure particulière. Plus rares sont les œuvres qui parviennent à représenter et interroger l’ensemble de l’imaginaire à travers une vaste cartographie des symboles et des mythes les plus significatifs. Cette tâche colossale permet de montrer la valeur de la fiction et de penser à la fois le monde et l’individu. Si quelques exemples précis seront abordés dans cet article, c’est principalement l’impact de la fiction et les enjeux de la création artistique qui seront explorés. En entrant dans cette œuvre-synthèse du bédéiste britannique Alan Moore, le lecteur peut pleinement observer en quoi la force évocatrice de l’Art est indispensable à l’humanité –et sans doute à présent plus que jamais–, lui permettant de s’ancrer dans la complexité du monde contemporain. En outre, la beauté de la bande dessinée permet autant de peindre des esthétiques que de donner accès à leur pleine lisibilité. L’écriture de la singularité et de l’hétérogénéité passe par une ouverture formelle, se manifestant par un affranchissement du cadre au sein des planches, dans la mesure où la narration s’éloigne d’une architecture plus carrée où les séparations sont davantage nettes, précises.

L’analyse va donc s’intéresser à une seule œuvre, la bande dessinée Promethea, parue de 1999 à 2005, d'Alan Moore et de J.H. Williams III. L’imagination de l’humanité est représentée à travers cette œuvre. Le récit commence en 1999, soit la même année où débute le comic, dans un New York uchronique au seuil du millénaire. La société est massivement éblouie par les clinquantes technologies contemporaines, qui viennent masquer la froideur du paradigme matérialiste. Le monde matériel que New York cristallise est marqué par une vision profondément capitaliste et repose sur une fétichisation de la science. La pensée postmoderne y est répandue, notamment une référentialité exacerbée; l’œuvre culturelle la plus consommée présente les mésaventures du pauvre Weeping Gorilla, le pathétique protagoniste d’un comic fictif. Le divertissement repose presque exclusivement sur l’horizon d’attente, le public voulant par exemple savoir ce qui peut bien arriver au mariage de l’animal qui soit encore pire que dans ses précédentes aventures. Le monde matériel neutralise toute vie spirituelle chez la population et semble accepter la différence entre les individus. Et pourtant, les sciences-heroes de la ville sont les Five Swell Guys, habituel boys club super-héroïque, dont le seul membre féminin est un homme transformé contre son gré en femme. Le groupe vient s’assurer de la sécurité de Sophie Bang, la protagoniste du récit. C’est d’ailleurs immédiatement après que cette dernière est attaquée par une créature maléfique, démontrant l’incapacité du boys club à remplir sa fonction de gardien. Au cours de la confrontation, la protagoniste devient l’avatar actuel de Promethea grâce au pouvoir de l’autofiction.

Étudiante au doctorat, Sophie est en train de rédiger un travail sur les apparitions intermittentes de la figure de Promethea dans l’histoire littéraire et interroge la femme d’un écrivain décédé y ayant fait référence dans son œuvre. La conversation s’intègre presque naturellement au cadre des cases (2000, Promethea 1: 18-19), même si elle semble souterraine dans la représentation des lieux, ouvrant un espace incongru. En effet, logiquement, la conversation devrait plutôt avoir lieu à l’endroit où est situé le soleil du haut, en deux parties, plutôt que dans ce qui semble être l’édifice. Sophie traverse la double planche comme elle va parcourir la mise en page de chaque planche. C’est avant tout sa trajectoire visuelle qui prévaut, c’est elle que le lecteur suit et qui va lui permettre d’explorer les lieux représentés dans l’œuvre. Se créent ainsi déjà des espaces qui échappent à la surveillance policière des véhicules ressemblant à des soucoupes volantes, objets inquiétants, et à leur lumière foudroyante. La création nécessite cet espace intime, à soi, qu’on peut par la suite décider de partager.

La femme qu'elle interroge la met en garde, reprenant la célèbre phrase nietzschéenne (en l’adaptant): «Listen, kid, you take my advice. You don't wanna go looking for folklore. / And you especially don't want folklore to come looking for you» (2000, Promethea 1: 19). L’étudiante, en entreprenant ses recherches sur le folklore (qui remplace l’abîme dans la citation de Nietzsche), va en effet s’y enfoncer et se retrouver transformée par ce qu’elle observait, l’imaginaire. Se faisant, elle devient cette figure prométhéenne qui sera responsable de transmettre à l’humanité la puissance du folklore, qui rassemble la somme des fictions originelles et malléables de la tradition orale, avant que ne surviennent la division entre «haute» culture et culture populaire, ainsi qu’une certaine fixation des œuvres par l’écriture.

Lorsqu’on mentionne le monde imaginaire, plusieurs contes classiques nous viennent à l’esprit: celui de Peter Pan (1911), cet enfant qui refuse de grandir, d’assumer ses responsabilités et d’arrêter ses comportements puérils et toxiques, où se retrouvent unifiées les représentations de l’enfance, avec les «Indiens», les sirènes et les pirates, formant des altérités plus ou moins inquiétantes; ou celui de l’anti-conte d’Alice au pays des merveilles (1865), qui met en scène la quête identitaire de la jeune fille éponyme et expose le monde souterrain et désordonné propre à l’enfance –dans lequel les règles de la logique sont renversées. En bande dessinée, Little Nemo, qui commence à paraître en 1905, constitue encore aujourd'hui un exemple éloquent. Dans sa scène la plus iconique, le lit se met à marcher pour traverser l’espace, les cases s’adaptent à la hauteur que prend le protagoniste dans son rêve avant que sa chute ne le réveille. L’architecture des mises en page et l’importance des transitions dans la construction du médium sont propices au voyage et à l’expérimentation visuelle, comme l’illustrent déjà les planches de Little Nemo. Au cinéma, le film Paprika (2006) illustre merveilleusement l’aspect trouble et déroutant du monde onirique, qui obéit à d’autres règles.


Le lit vivant dans Little Nemo
Source: http://buildingsphere.com/little-nemo-in-slumberland/

L’ensemble de l’œuvre d’Alan Moore, pour sa part, explore l’imaginaire, déconstruisant et redéfinissant des figures. Deux citations du bédéiste britannique permettent de mieux comprendre la portée de son travail. La première présente sa conception de l’art comme magie et sa valeur auto-réflexive:

Je crois que la magie est une forme d’art et que l’art, qu’il s’agisse de musique, d’écriture, de sculpture ou de toute autre chose, est littéralement magique. L’art, comme la magie, est la science de manipuler les symboles, les mots ou les images, afin de modifier un état de conscience. Ainsi, lancer un charme, c’est charmer par le verbe, jouer avec les mots, enchanter la conscience des gens. Voilà pourquoi je pense que dans notre monde contemporain, un artiste ou un écrivain est ce qui se rapproche le plus d’un chaman (Millidge: 6).

La deuxième citation porte davantage sur la manière dont Moore investit de plus en plus l’ensemble de l’imaginaire dans son œuvre: «Take risks. Fear Nothing, especially failure. As a living and progressive process, your writing should constantly be looking for the next high windswept precipice to throw itself over… (…) Don’t worry about going too far. There isn’t a Too Far» (Annalisa Di Liddo: 161).


Dans Promethea, en plus du monde matériel, on retrouve l’Immateria, regroupant la totalité de l’imaginaire (contrairement à deux autres de ses œuvres, Lost Girls (1991-1992; 2006) précédant la Première Guerre mondiale ou La Ligue des gentlemen extraordinaires (1999-2015), qui se concentrent essentiellement sur des périodes plus récentes). Ce second monde se révèle essentiel, constituant un véritable «Ideaspace», comme l’exprime Alan Moore (Di Liddo: 86), permettant d’atteindre une pluralité de représentations du monde, exposant ainsi l’hétérogénéité des possibles. Promethea constitue d’ailleurs un véritable pamphlet des idées mooriennes sur l’importance indéniable de l’imaginaire et la fiction comme territoire de la pensée. C’est sans doute la raison pour laquelle l’œuvre se conclut de façon plutôt positive par rapport à l’ensemble du travail de Moore, malgré la fin du monde qui survient invariablement et transforme radicalement la société.

En abordant la question de l’imaginaire, Moore en vient naturellement à réfléchir à l’acte de création et à ses enjeux. En devenant l’actuel avatar de la demi-déesse Promethea, Sophie est toute-puissante et peut ainsi se déplacer dans le monde immatériel. Chaque incarnation de la demi-déesse devient immortelle: les précédentes Promethea demeurent dans l’Immateria où elles peuvent guider la protagoniste dans son apprentissage. Sophie doit progressivement connaître les symboles incantatoires présents dans l’imaginaire, qui deviennent entièrement réels dans l’Immateria. C’est grâce au processus d’écriture que chaque avatar se métamorphose en Promethea et acquiert sa puissance. La toute première fuit Alexandrie à l’époque de l’ascension des premiers chrétiens et est sauvée par l’ancienne divinité Thot-Hermès de son père. Par la suite, soit la transformation survient par l’écriture de la femme en question, soit c’est la muse d’un écrivain qui est métamorphosée. Une Promethea est également engendrée par l’écriture d’un homme homosexuel, qui devient alors une femme. L’œuvre revient sur les précédents avatars, oubliés, malgré les traces qu’ils ont laissées dans la culture, à la manière des brèves lueurs des lucioles de Didi-Huberman dans son texte Survivance des lucioles (2009), comme en témoignent d’ailleurs les recherches de la protagoniste. Aussi, contrairement aux neuf muses de la mythologie gréco-romaine, qui sont avant tout invoquées par les écrivains et qui restent essentiellement abstraites, chaque Promethea est formée à partir de femmes bien concrètes et tangibles, autant que peuvent l’être des personnages de fiction. Elles entretiennent des relations profondes et significatives avec l’homme que chacune influence. De cette façon, elles acquièrent la plus grande forme de puissance, celle liée à l’intemporalité du mythe, et pourront littéralement traverser et influencer les époques. La quête principale de la protagoniste consiste d’ailleurs à retrouver le mari de la précédente incarnation, la femme que Sophie interroge au début du récit, à travers le monde immatériel. Le périple est entrepris par les deux personnages féminins. L’exploration des dimensions abyssales des labyrinthiques espaces imaginaires leur permet de nouer une profonde amitié où chacune transmet beaucoup à l’autre de sa propre intériorité. La trame du récit propose une relecture de l’Enfer de Dante, dans lequel le protagoniste, accompagné du poète Virgile, doit retrouver son amour et muse Béatrice. Dans From Hell (1991-1996), une autre œuvre de Moore, le vertigineux poème de Dante est cité et analysé: «Dans son ENFER, il suggère que l’unique véritable chemin pour en sortir est à son cœur même… et que pour nous échapper, nous devons y PÉNÉTRER encore plus profondément» (Moore, 2011: 314). C’est ainsi qu’on doit s’enfoncer dans l’imaginaire pour vivre pleinement l’expérience et en ressortir véritablement transformé. Ainsi, lorsque Sophie est poursuivie par une créature maléfique, la protagoniste parvient à narrativiser son expérience singulière et sa propre vision esthétique. C’est sa poésie qui lui permet de produire sa transformation, déclarant ce qui doit être en l’écrivant, à la manière d’une incantation, qu’elle répète à de nombreuses reprises: «I am Promethea» (2000, Promethea 1: 25), ce qui advient. La protagoniste passe ainsi de l’érudition académique en retrouvant des traces culturelles des œuvres passées à l’autofiction et à la performance de soi. Elle devient alors le sujet à explorer d’une œuvre qui s’écrit au présent, même si celle-ci peut occasionnellement se nourrir de ses enquêtes littéraires. Une fois devenue cette incarnation divine, elle peut rejoindre les autres générations de Promethea, qui agissent en sororité à l’intérieur du monde immatériel. Mieux, par le pouvoir de l’écriture autofictionnelle, elle peut les rassembler dans le monde matériel de manière à résoudre des crises ponctuelles. C’est en effet la force des figures culturelles que de pouvoir éclairer les ténèbres du moment, se glissant dans les prétendues lumières de l’humanité, souvent éblouissantes et aux tendances totalitaires. Comme l’affirme Agamben, dans Qu'est-ce que le contemporain? (2008), en définissant ce que signifie s’inscrire dans le contemporain et proposer sa vision nouvelle et singulière:

Cela signifie que le contemporain n'est pas seulement celui qui, en percevant l'obscurité du présent, en cerne l'inaccessible lumière; il est également celui qui, par la division et l'interpolation du temps, est en mesure de le transformer et de le mettre en relation avec d'autres temps, de lire l'histoire d'une manière inédite, de la "citer" en fonction d'une nécessité qui ne doit absolument rien à son arbitraire, mais provient d'une exigence à laquelle il ne peut pas ne pas répondre. C'est comme si cette invisible lumière qu'est l'obscurité du présent projetait son ombre sur le passé tandis que celui-ci, frappé par ce faisceau d'ombre, acquérait la capacité de répondre aux ténèbres du moment (Agamben: 39-40).

La protagoniste est surprise par sa première rencontre dans l’Immateria: elle voit le Petit Chaperon rouge, qui est exactement comme elle se l’imaginait (2000, Promethea 1: 62). L’imaginaire se nourrissant de nos propres représentations, nous pouvons transformer nos mythes; le conte du Petit Chaperon rouge a lui-même beaucoup évolué au fil du temps, les versions orales n’ont que peu à voir avec les contes actuels, destinés à un public jeunesse. Dans notre exemple, elle fume, jure et ne craint pas tellement le loup qui doit inévitablement surgir. Pas qu’il ne soit pas puissant, il reste le Grand méchant loup, mais elle l’attend avec son fusil. Cette première arme n’est en revanche pas totalement fonctionnelle, correspondant à l’imagination de la jeune Sophie, qui évidemment ne savait pas dessiner une arme à feu parfaitement réaliste. L’héroïne du conte, nullement démoralisée, ira chercher une hache pour le combattre. Le monde imaginaire mute donc en fonction des fictions contemporaines, ce qui est d’emblée visible par l’auto-réflexivité du personnage conscient de son statut fictionnel et de son empowerment.

À l’intérieur de l’Immateria ne cohabitent pas seulement les différentes figures de l'imaginaire, le pouvoir de l’imagination permet, grâce à sa grande porosité, à différents motifs visuels de s’articuler conjointement. Plusieurs chapitres du périple des deux Promethea reprennent l’esthétique de courants artistiques: l’impressionnisme, le minimalisme, le photoréalisme, etc. À ce titre, la seule contemplation des différentes couvertures donne envie de découvrir chaque chapitre. À travers cette réactualisation, les deux Promethea se trouvent à s’inscrire dans la corporéité des différentes périodes artistiques, renouvelant les représentations de l’histoire de l’art, qu’elles peuvent ainsi commenter.

L’œuvre nous convie à un immense voyage qui est mis en scène de plusieurs manières: cela peut être bien explicite dans la diégèse, allant jusqu’à montrer les moyens de transport utilisés pour franchir l’espace –les personnages attendant un train qui les transporte vers d’autres lieux; ou reposer davantage sur des procédés métafictionnels. Le lecteur observe par exemple la porosité des cases que Promethea franchit sans mal, tout en en changeant la spatialité. L’œuvre tend à illustrer la suprématie de la fiction sur la réalité, pouvant se transformer plus soudainement et nous présenter les métamorphoses souhaitables. La fiction parvient à transcender le réel en montrant la charge affective qu'il devrait produire, tout particulièrement avec ses événements négatifs quotidiens, dont notre regard, à force d’être constamment sollicité, devient saturé et perd sa sensibilité. La comparaison est d’autant plus évidente entre notre monde (hors diégèse) et le monde matériel de Promethea, qui ressemble beaucoup plus au nôtre que l’Immateria. Dans cette odyssée à l’intérieur de l’imaginaire, Promethea incarne la représentante de sa génération et doit rapporter la flamme créatrice d’un monde sinon inaccessible afin d’éclairer le regard de la population, le rendant plus intelligent en lui transmettant toute l’empathie qu’il devrait posséder. Lorsque la demi-déesse retrouve sa meilleure amie, qui s’est perdue dans l’Immateria, cette dernière ne peut que pleurer en contemplant tous les malheurs du pauvre et triste Weeping Gorilla.

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La somme de l’expérience humaine.
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Cette bande dessinée se fonde sur les multiples expériences que traverse la protagoniste en découvrant le monde de l’imaginaire et sur comment son entourage est également touché par les bouleversements de la fiction. Outre la transformation initiale de Sophie et son parcours surviennent son apprentissage de la magie, ses altercations avec l’organisation ésotérique du Temple, qui combat la puissance de l’imaginaire, la confrontation avec sa meilleure amie et l’apocalypse. La narration de la fiction dans la fiction permet de présenter des expériences limites comme la mort des deux Promethea lorsqu’elles rencontrent la Mort. Cette confrontation leur permet de mieux comprendre ce qui constitue la vie. Elles vont aussi expérimenter une chute qui semble infinie, alors que la descente se déroule sur une seule planche pour le lecteur. Le voyage leur permet de croiser des figures considérables, associées à des sentiments bien précis: elles revoient la crucifixion du Christ symbolisant l’idéal d’amour et d’abnégation. Cette scène très touchante permet de retrouver l’essence de ce que la figure christique exprime –et c’est aussi le cas de Promethea: l’amour universel abolissant véritablement la différence. Une planche montre des bulles renfermant les souvenirs de la précédente incarnation, moments éphémères permettant pourtant de réécrire son existence. Chaque être vivant est composé de cette somme d’expériences que l’art permet de représenter. S’écrire, c’est autant pouvoir remonter aux sources de son histoire que de se projeter dans l’avenir. Durant une vie, on parcourt ce labyrinth –s’opposant en anglais au maze–, progressant vers le centre que constitue l’existence comme totalité des moments vécus, performés. 


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L’anneau de Moebius de Promethea 
Source: http://www.phantasmaphile.com/2011/06/jh-williams-iii-interview.html

À travers ce voyage dans le monde de l’imaginaire, la narration parvient à quelques reprises à ses abîmes naturels, qui constituent des gouffres pour la création: le manque d’inspiration qui fait tourner en rond l’écriture. C’est le sujet de la planche sans doute la plus connue du bédéiste, montrant les deux personnages prisonniers à l’intérieur de l’anneau de Moebius (2002, Promethea 3; 65-66). Métaphoriquement, la création est enfermée dans sa boucle. Entravée, elle ne peut plus progresser. Dans cette représentation disparaît même toute trace de commencement, on peut seulement suivre la trajectoire des personnages et leur expérience de l’événement. Existe néanmoins un autre motif circulaire, reprenant par ailleurs la figure des serpents du sceptre de Promethea: l’ouroboros, ce serpent qui se mord la queue. La sexualité tantrique, dont les enjeux sont analysés dans le chapitre où la figure cyclique est illustrée, permet de passer à travers les différents états de l’expérience humaine durant l’acte sexuel (la force, l’amour, la réflexion, etc.) à travers cette relation d’échange, de complémentarité et de renouveau. Ces motifs (de l’anneau de Moebius à l’ouroboros), même s’ils sont fort proches et expriment la circularité, prennent une pluralité de formes en suivant la narration du récit, en illustrant des représentations propres à la création et au recyclage culturel. C’est encore davantage visible avec les cartes du tarot, qu’on retrouve dans l’œuvre, et les figures qu’elles incarnent, qui font intervenir un visage universel pour amorcer une interprétation personnelle. Le tarot peut ainsi être analysé comme une bande dessinée interactive, révélant une existence individuelle. Le dernier chapitre du deuxième tome de Promethea expose, en 24 pages, cette création par l’interprétation du riche jeu de figures que dévoilent les cartes. Contrainte oulipienne à cette Histoire du symbolisme, des lettres de Scrabble forment toujours un ou deux mots en lien avec la carte à partir du mot initial, soit le titre de l’œuvre: Promethea.

Si l’hétérogénéité cohabite généralement sans heurts au sein de l’Immateria, une confrontation de paradigmes oppose l’héroïne à sa meilleure amie, devenant une force antagoniste qu’elle doit affronter. Se faisant, ce face-à-face produit une symétrie où Sophie exprime sa légitimité, sa place d’héroïne vertueuse vis-à-vis de sa puissante némésis. À la fin de l’œuvre, dans le dernier tome, Sophie choisit finalement d’entraîner, en guise de révélation, la fin du monde purement matériel en le fusionnant avec l’Immateria. Survient alors une démonstration de la puissance de la fiction avec un magnifique bris du quatrième mur. Sont montrés tour à tour ceux qui actualisent l’acte de lecture: le scénariste, Alan Moore; le dessinateur, William; et le lecteur (2005, Promethea 5; 135). Sophie Bangs semble alors produire, comme le suggère son nom, le nouveau Big Bang, recommençant l’univers sous un paradigme différent.

Pourquoi est-il aussi intéressant que Sophie Bangs soit un personnage féminin, outre le fait qu’il y a encore d’importants problèmes de diversité et de représentativité au sein de la culture populaire? Chez Moore, malgré le caractère problématique de la plupart de ses figures, ce sont surtout chez les personnages féminins que l’espoir réside, ceux-ci étant moins liés historiquement à la sphère du pouvoir. Les deux grandes œuvres mooriennes explorant la figure du superhéros, Marvelman/Miracleman (1982-1985) et Watchmen (1986-1987), ont des dénouements pour le moins désastreux. Dans le premier cas, le superhéros produit une société utopique totalitaire où tout le monde en vient à vouloir être à son image ou accepter sa propre infériorité biologique. Dans le second, le seul superhéros de l’œuvre se désintéresse progressivement du sort de l’humanité, qu’il compare à des fourmis quelque peu bruyantes, et le justicier le plus prometteur élimine sciemment la moitié des habitants de la ville de New York afin de tenter de préserver le reste de l’humanité d’un conflit nucléaire. Dans Promethea, si l’œuvre aboutit à une fin du monde, il existe une différence majeure entre les tableaux cauchemardesques et apocalyptiques de Marvelman/Miracleman et Watchmen, dignes de Jérôme Bosch, et le dernier regard qu’on a sur la ville de New York, bien plus positif. La renaissance du monde semble inévitable grâce à la récurrence de l’imaginaire, qui va se servir d’une planche effacée pour continuer l’écriture d’une nouvelle fiction, et pouvant garder les parties qui n’ont pas été parfaitement gommées pour créer autre chose. L’œuvre se conclut avec un dernier chapitre aux couleurs flamboyantes et au ton proche de l’essai, permettant de continuer la réflexion sur la fonction de la figure féminine prométhéenne dans l’imaginaire et sur l’une de ses inspirations: Le Livre de Prométhéa (1983) d’Hélène Cixous, que Sophie Bangs cite en début d’œuvre lorsqu’elle énumère ses recherches.

Le monde transformé par Promethea rapproche les individus, et la diversité s’affiche plus naturellement qu’auparavant. Des guerres et des viols n’en continuent pas moins à exister, la nature humaine étant ce qu’elle est –ce n’est pas une apocalypse qui va la changer–, mais tout le monde dispose de l’imaginaire pour réfléchir aux différentes étapes de l’existence. L’ingouvernabilité à l’œuvre dans Promethea agit en réaction au pouvoir coercitif, qui tend à réduire ce lieu de création dont chacun doit pouvoir disposer à sa guise. C’est le rôle de la contre-culture que de préserver cet espace, à laquelle participent la fiction et les discours féministes. La transfictionnalité permet de récupérer, dans sa propre création, des figures préexistantes de manière à exprimer toute la diversité de la société. Comme le dit le proverbe, si elle n’existait pas, il faudrait l’inventer, c’est ainsi que l’œuvre s’ouvre. C’est cette résistance à travers la création –s’aménager un espace à soi pour exister pleinement– qu’encourage la demi-déesse. Cette dernière encourage aussi à se souvenir des brillants exemples nous précédant –ensemble dont nous-mêmes pouvons éventuellement faire partie. D’ailleurs, une autre œuvre, Héroïnes (1920-1924; 2006) de Claude Cahun, sans former une représentation aussi globale de l’imaginaire que Promethea, rassemble des personnages féminins issus de la tradition biblique et des contes, et propose des tableaux les réactualisant en leur redonnant une identité qui leur est propre et qui les place dans le rôle de protagoniste des récits classiques. Nous retrouvons par exemple les perspectives d’Hélène (de Troie) ou de Marie développées autour d’un thème spécifique (la séduction, la connaissance ou la sexualité), enrichissant les figures, tout en soulignant leur universalité et la multiplicité de leurs représentations en fonction de l’auteur.e et de son vécu.

Pour citer

Lapointe, André-Philippe. 2019. Promethea. De l’écriture de soi à la création d’une communauté. Femmes ingouvernables: postures créatrices. Cahier virtuel. Numéro 5. En ligne sur le site Quartier Fhttps://quartierf.org/fr/article-dun-cahier/promethea

Référence bibliographique

Agamben, Giorgio. 2008. Qu'est-ce que le contemporain? Paris. Payot & Rivages.

Di Liddo, Annalisa. 2009. Alan Moore: Comics as Performance, Fiction as Scalpel. Jackson. University Press of Mississippi.

Millidge, Gary Spencer. 2011. Alan Moore: une biographie illustrée. Paris. Dargaud.

Moore, Alan; Campbell, Eddie. 2011. From Hell: une autopsie de Jack l'Éventreur. Paris. Delcourt.

Moore, Alan; Williams III, J.H. 2000-2005. Promethea, tomes 1-5. La Jolla (Californie). America's Best Comics.

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