Puisque l’imposture est une faculté qui se souvient

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Je ne me souviens plus très bien du moment où, pour la première fois, j’entendis parler de cette légende d’Erich Auerbach, qui aurait écrit sans accès aux livres son grand œuvre, Mimésis. L’ouvrage Mimésis, pour celles et ceux qui l’ignorent, ne propose rien de moins qu’une synthèse exhaustive de la représentation du réel dans la littérature occidentale, d’Homère à Virginia Woolf. Donc, on se doute bien que ça parle de quand même un pas pire nombre de livres. Le doyen de l’université d’Istanbul, où Auerbach s’était exilé pour fuir la Deuxième Guerre mondiale, lui aurait tout simplement dit –alors qu’il rédigeait Mimésis: «On ne s’encombre pas de livres ici. Les livres brûlent».
    
J’apprendrai beaucoup plus tard qu’il était plutôt question des ouvrages et articles scientifiques auxquels Auerbach n’avait pas accès; et que même là, on aurait exagéré le dénuement livresque d’une ville cosmopolite comme Istanbul. Mais pour moi le mal était déjà fait. En ce sens que, dans ma tête, Erich Auerbach était cette figure que j’imaginais dans une salle à demi éclairée, récitant par cœur –comme un enfant qui essaie de se souvenir d’une comptine– des passages de l’Ancien Testament et de James Joyce alors que dehors le sort du monde était en train de se jouer. 

Pas du tout narcissique et prétentieux, je me suis moi-même imaginé en double d’Erich Auerbach –la seule différence que je voyais peut-être entre nous étant que mes travaux ne se construisaient pas tout à fait comme une somme de connaissances résistant à la destruction nazie. Mais, tout comme mon Auerbach imaginaire, je me croyais une mémoire érudite et parfaite, une mémoire où se chorégraphiaient les schèmes les plus complexes pour répondre aux aléas de la vie quotidienne. Chacun des passages, chacune des citations mémorisées dans les œuvres aimées apparaissaient tel un agile danseur dans les moments où sa grâce légendaire et ses coups de bassin poétiques m’étaient requis: ici, un passage de Madame Bovary ou d’un roman de Denise Bombardier faisait écho à une relation de couple devenue un peu trop routinière; rentré trop tard d’une soirée où j’avais bu, je pouvais justifier mon non-brossage de dents en me disant que c’était moins pire que de sucer des roches comme Molloy; là, les moulins imaginaires de Don Quichotte devenaient ces futiles idées avec lesquelles je luttais dans le cadre de la rédaction de mon mémoire en études littéraires. 

Mais bientôt tout ce monument d’orgueil et d’autosatisfaction se trouverait renversé. En lisant un livre sur la mémoire, j’apprendrais que je n’en avais pas. Effectivement, essayant de retrouver la phrase exacte de La Recherche du temps perdu qui arriverait à mettre un baume sur un autre de mes échecs mondains, j’ai constaté avec grande horreur que non seulement cette phrase n’existait ni en tout ni en partie dans le livre en question; mais qu’en plus j’avais, à partir de cette madeleine de phrase, érigé tout un édifice d’illusions et d’errements. Finalement, je n’avais sans doute pas lu La Recherche: j’en avais carrément réécrit le double, en version légèrement plus convenue.

Paniqué et de tempérament drama queen, je me précipitai dans ma bibliothèque à la recherche d’une confirmation que cette erreur d’enregistrement n’était que l’exception qui confirmait la règle. Or, ma terreur innommable grandit à mesure que je feuilletai frénétiquement les pages de mes Kafka, Dostoïevski et Paulo Coehlo: mes souvenirs étaient tous illusion. Je ne me souvenais de rien. Ou, était-ce le contraire ?

Thomas d’Aquin affirme du haut d’une chaire imaginaire: «nous disons bien qu’un portrait ressemble à son modèle, mais non que le modèle ressemble au portrait. De même, on peut dire que la créature ressemble à Dieu en quelque manière; mais on ne doit pas dire que Dieu soit semblable à la créature.» Dans un mouvement que j’eus pour préserver mon égo, je renversai sauvagement ce précepte de Thomas d’Aquin. Ce n’étaient pas mes souvenirs qui étaient déficients, c’étaient les œuvres elles-mêmes qui n’avaient pas su trouver la voix pour m’adresser correctement la parole; ce n’étaient pas mes souvenirs qui ne ressemblaient pas aux œuvres aimées; c’étaient les œuvres aimées qui avaient trahi mes souvenirs.

Le projet que je vous propose aujourd’hui est celui que j’ai entrepris après avoir vécu ces instants tragiques et fatidiques. Il se décline en cinq étapes de difficulté variable, mais gérable pour un esprit de force moyenne:

1.    Sortez tous les livres possédés de cette bibliothèque royale qui vous donne l’impression qu’ils ont une quelconque importance. Vous pouvez donner l’objet bibliothèque à quelqu’un que vous n’appréciez pas particulièrement, ou bien, préférablement, à des personnes manuelles qui, avec le bois ou le métal dont la bibliothèque est constitué, sauront en faire de jolis bibelots ou peut-être même quelque chose d’utile.

 2.    Prenez en note les titres des livres en question. Gardez-vous de prendre en note le nom de l’auteur –de toute façon, il est mort.

3.    Allez au dépanneur et procurez-vous le matériel nécessaire à la suite du projet: de la guimauve, du chocolat et des biscuits graham. Lorsque vous arrivez à la caisse, demandez à la caissière ou au caissier un paquet d’allumettes. Dans la plupart des dépanneurs, ils sont gratuits, mais certains vous factureront de petits frais pour la peine. Payez.

4.    Brûlez tous vos livres, comme le doyen de l’université d’Istanbul disait le faire à Erich Auerbach. Avec le matériel acheté, vous êtes en mesure de vous préparer des S’mores, une friandise délicieuse dont le site de Ricardo propose une variante à partir de volaille, d’épinards et de sauce Alfredo. Personnellement, je préfère la version originale, mais bien sûr certains vous diront que cela dépend du contexte. Je vous rappelle le contexte: vous êtes en train de brûler vos livres. Adaptez la recette en conséquence.

5.    À partir de votre liste de titres –ou bien sans elle si par mégarde elle s’est aussi égarée dans le feu– réécrivez les œuvres non pas en fonction de ce qu’elles auraient véritablement été, mais plutôt en fonction de ce qu’elles auraient dû être si elles avaient eu plus de considération pour votre vie dénuée d’intérêt mais non d’explications pour justifier sa vacuité.

Ce processus en cinq étapes est la seule entreprise dans laquelle toute chercheuse et tout chercheur qui se respecte devrait s’investir en entier et sans réserve; dans un même geste imposteur brûler et recréer –de mémoire pourrais-je dire si seulement j’avais un sens de l’humour– brûler et recréer la liste familière de ces titres désormais manquants.

Pour citer

Bordeleau-Pitre, Émile. 2018. Puisque l’imposture est une faculté qui se souvient. Titres manquants. Cahier virtuel. Numéro 4. En ligne sur le site Quartier Fhttp://quartierf.org/fr/article-dun-cahier/puisque-limposture-est-une-f…

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