Fabriquer le danger

Auteur·e·s de l'article d'un cahier
Cahier référent

Cassie à Philippe
12 juillet 2017

Cher Philippe,
 
Je me sens à la fois fébrile et anxieuse à l’idée de t’écrire cette première lettre. Chez La Marquise de Merteuil, c’était plutôt l’empressement et le trouble; ça viendra, mais pour l’heure, j’essaie de prendre mon temps, je pèse mes mots pour trouver le ton. La mission est plus difficile que je croyais. Ouvrir ces correspondances sur le danger, en traquant le danger à tout moment du processus. Déjà, je ne sais pas comment assumer le double acte interlocutoire auquel nous nous soumettons; je n’avais pas prévu, en t’invitant à dialoguer avec moi, que je ne saurais plus à qui parler. Je m’étais dit que nous nous écririons avec sincérité, tout en sachant que cette sincérité trouverait l’oreille d’un public à un moment donné –c’était la contrainte, mais aussi un piège. Où il y a du danger, c’est que nous sommes en «présence». Je voudrais être sincère, te dire ma honte, mes inquiétudes, ma solitude, je voudrais comme La Marquise «vous instruire de mes projets», mais il y a le public, et avec lui, ma réticence. Si bien que je vais devoir écrire sincèrement ces lettres en portant un masque. Me plier au paradoxe, laisser parler la fiction à ma place. C’est de toute façon ce que je fais souvent. Je laisse des traces de vérité, je laisse des traces feintes, des artifices sur mon chemin, je brouille les pistes et je chasse et je me cache dans les chausse-trapes. Mais un jour, les choses craquent, et là, je disparais.

Philippe à Cassie
31 juillet 2017

Chère Cassie,
 
Lorsque tu m’as proposé d’échanger par courriel sur la question des «narrations dangereuses», j’ai réalisé qu’exception faite des dizaines de messages utilitaires que je peux envoyer chaque semaine, je n’avais jamais pris part à un projet de correspondance soutenue. Adolescent, j’étais particulièrement intrigué par l’intérêt que certains de mes amis pouvaient trouver dans le fait d’entretenir une correspondance avec des étrangers. J’ai compris un jour lorsqu’un de mes amis m’a annoncé fièrement qu’il n’allait pas passer l’été à jouer au tennis avec moi, mais qu’il allait plutôt rendre visite à son correspondant en Angleterre. D’abord envieux, je me suis aussitôt rassuré en me disant que la correspondance n’était pas le seul moyen de se rendre en Angleterre. Et puis, est-ce que ça valait vraiment le coup? Car si on doit sans aucun doute éprouver une véritable excitation lorsqu’on revient à la maison et que l’on trouve une lettre, il reste qu’on doit répondre sans tarder sans quoi la distance s’installe avec le correspondant et on ne se fait pas inviter en Angleterre. Ainsi, pour se faire inviter en Angleterre, il faut constamment avoir des choses à dire, ce qui implique bien souvent de ne pas trop penser à ce qu’on dit ou du moins ne pas trop le filtrer, car si on filtre ce qu’on a à dire on risque de ne plus rien avoir à dire et on ne va pas en Angleterre. 

Cassie à Philippe
12 juillet 2017

J’écoute Sigur Ros tandis que je t’écris. Je ne devrais jamais écouter cette musique, je me sens inadéquate quand je l’écoute, il y a une force mélancolique qui me traverse et, même, j’ai essayé d’écrire mon roman avec cette trame et elle me fige complètement. J’essaie de comprendre pourquoi certains airs, des bruits légers de tintements, une voix grave, triste, nous rendent inconfortables; comment une phrase qu’on lit, une seule phrase parvient parfois à nous expliquer le monde. Et puis on la relit le lendemain et elle l’explique encore, et on la relit, et à un moment donné on se rend compte qu’elle n’explique plus rien parce que le mouvement du temps a construit assez de sens pour que le mystère se cicatrise. Les phrases servent à expliquer le monde sans sa permanence.

Philippe à Cassie
31 juillet 2017

Tu dis que tu «essaies de prendre ton temps» et que tu «pèses tes mots». Je ne sais pas si je veux prendre mon temps ou si je le fais par la force des choses, mais ce qui est certain c’est qu’en plus de «peser mes mots», je les fais mariner. Ensuite, je filtre deux fois la marinade, je repèse mes mots. Mais neuf fois sur dix, je n’utilise rien de cette préparation. Je remets tout dans des pots que j’oublie au fond de l’armoire. Puis, je me mets au travail, je dis des choses qui n’ont pas de commune mesure avec le contenu des marinades qui moisissent. Mais y a-t-il quelque chose de plus rassurant que de faire des marinades de pensées quand on doit rapidement répondre à une lettre? Bref, je ressens un certain danger avec ce projet de correspondance, le danger de ne pas pouvoir prendre mon temps, de ne pas pouvoir me réfugier pour faire mes marinades, de ne pas pouvoir attendre d’avoir des choses à dire avant de les dire. Mais je sais trop bien que c’est une stratégie d’évitement, que ce que je me prépare à dire, je risque fortement de ne pas le dire. Mon intention était plutôt de te faire part de mes réflexions sur les possibilités de «mettre en danger la narration», de me demander si la «fiction» et l’«imaginaire», par exemple, étaient toujours des concepts opératoires pour réfléchir à la littérature contemporaine.

Cassie à Philippe
12 juillet 2017

J’ai développé une étonnante manière de lire grâce à ton livre Journée des dupes et, du même coup, je dois admettre que je ne pourrai pas répondre à la contrainte que nous nous sommes imposée avec Alain. Il ne faut pas être plus fasciste que la contrainte, ou il ne faut pas être fasciste avec la contrainte, je n’ai plus les mots exacts qu’a dits Pierre Popovic dans une conférence il y a des années alors qu’il parlait de l’oulipien Jacques Roubaud, je ne sais si les mots proviennent de Roubaud ou de Popovic, je me sens comme Vila-Matas qui invente à mesure qu’il cite. On ne saura pas si Kafka a vraiment écrit ceci à propos de la création, mais ça n’enlève rien au pouvoir de la phrase qui nous envoie sur une piste, alors on avance et on verra ensuite : «Il y a des questions, [selon Kafka ou non], que nous ne réussirions jamais à laisser dans notre sillage si nous ne nous étions pas naturellement libérés d’elles.» Je dis seulement que je n’étais pas censée te parler de ton livre. Nous avions convenu que nous parlerions du livre d’Alain ensemble, qu’il verrait une fois en public le cheminement de notre lecture; nous voulions provoquer une sorte d’attente, une peur peut-être chez l’un et l’autre; je vous imagine dialoguer sur Qu’il est bon de se noyer et je suis terrorisée. Mais quand je lis Journée des dupes, étrangement, ce n’est pas à Alain que j’ai envie de parler. Je suis encore prise avec la question du destinataire: est-ce qu’il est possible que ce soit notre plus grand danger? À qui l’on ment, au fond? «Je refuse de répondre, [écris-tu, page 183,] car je mentirais, et cela pourrait me porter préjudice.»

Philippe à Cassie
31 juillet 2017

La marinade, c’est le masque derrière lequel je me cache. Je vous rejoins sans doute d’une certaine manière, Alain et toi, chez qui ce mot semble particulièrement chargé. D’ailleurs, dans le livre d’Alain, j’ai remarqué deux petits détails qui m’intriguent… Aux pages 42-51-54 de La ligne la plus sombre, dans la séquence où on sent que le personnage met un masque de dragueur et qu’il fait un discours concernant le masque, le «plaisir de s’inventer une vie», le «double», il s’avère qu’il parle pratiquement seul, malgré la présence de Clémence, qui s’en va (54) laissant le personnage se parler à lui-même (55). Ce qui m’intrigue, c’est que dans certaines cases, le visage de Clémence est parfois complètement, parfois partiellement masqué par la bulle qui contient le discours d’Alain, par exemple, p. 51, «Les communistes ont dupé la CIA»…

Cassie à Philippe
12 juillet 2017

Dans Le fauteuil de Bacon, Brebel parle du naufrage de l’amour, mais je m’empare autrement de sa métaphore. Son «pilote en mission de reconnaissance», c’est un peu comment je me sens dans l’écriture, «survolant en rase-mottes une région inconnue qui vient d’essuyer l’assaut de pluies diluviennes; l’eau […] abolissant toute trace de vie humaine.» Je veux abolir. C’est peut-être pour ça que tous mes personnages finissent par se noyer. «J’invente mes regrets un à un», écris-tu, page 68, je médite là-dessus depuis quelques jours, ça m’aide beaucoup. Ah, et, merci aussi pour «mange ta main», page 17.

Philippe à Cassie
31 juillet 2017

Il faut peut-être que j’assume une fois pour toutes que mariner ne sert à rien et que ce que je veux dire se décide au fur et à mesure en fonction de critères très provisoires. Si nous avons la capacité de manier le langage pour former notre rapport au monde, je pense aussi qu’il nous traîne dans toutes sortes de directions. Je voudrais que me devienne immédiate cette idée qui veut qu’on se fasse refaire par le langage, qu’évoque le titre d’un livre de Jack Spicer: «c’est mon vocabulaire qui m’a fait ça». On deviendrait ainsi des (re)passeurs, des trafiquants qui démultiplieraient les trajectoires des mots de tout le monde. Pour parler comme Alain, ce serait une question de «channeling» immanent, de création d’ondes de sens. Dès lors, il n’y aurait pas de contenu préexistant auquel devrait correspondre ce que l’on dit. Comme le disait Wittgenstein «le langage n’a de compte à rendre à aucune réalité»… ou encore Ponge: «Il n’y a pas de hiérarchie de choses à dire». La sincérité dont tu parles ne serait plus évaluée en fonction de l’adéquation entre le langage et une idée toute faite de notre vie ou du monde, mais en fonction de notre propension à projeter des manières possibles de concevoir les choses, voire, une même chose. Aussi, j’essaie de penser les masques comme une manière de se refaire des visages, de redécrire le monde suivant des circonstances précises plutôt que comme dissimulation. Peut-être est-ce cela que tu veux dire quand tu écris que «les phrases servent à expliquer le monde sans sa permanence»?

Cassie à Alain
13 juillet 2017

Cher Alain F.,

Je t’appelle Alain F. si tu n’y vois pas d’inconvénient. Ce n’est pas à proprement parler pour distinguer deux Alain, quoique oui, quand j’y pense, pour distinguer deux de tes Alain, disons Alain R., que j’associe au réel, c’est le Alain qui revient d’un shooting photo, maquillage coulant, à qui on peut faire une accolade, il est tangible, il existe, et c’est à la fois étonnant et rassurant. Mais ici je m’adresse au Alain F. pour Fiction; il a peut-être encore son maquillage celui-là. Même que, je reste sur mes gardes. Je me dis qu’Alain F. est une machine automatique qui répondra à mes courriels, peut-être qu’un assistant de recherche est mandaté pour tenir cette correspondance, peut-être que je m’expose à un grand silence. Pas que je ne te fais pas confiance, mais plutôt, j’entrevois la possibilité que tu aies choisi de jouer le jeu du danger de manière extrême, en adoptant l’imposture, ou un double, ou n’importe quelle stratégie suspecte qui ferait de toi une complète fabrication. Je pense que personne n’est plus à même de se dédoubler que toi. Prends-le comme un compliment. D’ailleurs, ça revient à la question que je posais à Philippe juste avant: à qui je parle? Ici, entre toi et moi, au contraire de Philippe, j’ai l’impression que les choses sont claires: je parle à la Fiction.

Alain à Cassie
14 juillet 2017

Chère Cassie Bérard,

Je ne sais plus qui m’a appris cette règle d’étiquette, il y a longtemps: jamais on écrit à une écrivaine en s’adressant à elle par le biais d’un «Madame». Ne va pas croire que j’avais l’intention d’entreprendre cette correspondance en m’adressant, à l’instar des personnages de Laclos, à une Madame de Bérard, mais je tenais tout de même à faire les choses officiellement, surtout si [voix de Darth Vader] I am la Fiction. Évidemment, je suis trop snob pour affubler n’importe qui de son nom qui m’est si cher, être «écrivain» pour moi se mérite (c’est pire que d’être snob: je suis réac). Alors avant de t’écrire «Cassie Bérard», il fallait quand même que je te lise un peu. Pour savoir. Ça n’a pas été si simple d’arriver à trouver ton Qu’il est bon. Ni chez Gallimard, ni chez Olivieri, j’ai même essayé chez Renaud-Bray, c’est dire le désespoir. Je me suis rabattu sur la bibliothèque du quartier, car le temps pressait: tu me connais, je ne tiens pas en place, je prends l’avion demain, trois semaines dans le Pacifique, j’en ai besoin. Ta cote est C BER.

Cassie à Alain
13 juillet 2017

Dans La ligne la plus sombre, Alain F., tu m’écris «j’ai peur de tout, tout le temps». Ces mots pointent le danger qui me guette, et tu le décris quelques pages plus tôt quand ton narrateur m’avoue qu’il a «peur de faire le mauvais choix, de choisir la mauvaise ligne du temps, de choisir la ligne du temps le plus sombre.» Je t’ai rencontré, Alain R., pour de vrai, à Fredericton en juin dernier et j’ai été prise de la sensation étrange de me retrouver devant un miroir déformant. Je sais que nous sommes absolument différents (par exemple, moi, je tiens plutôt en place), mais cette sensibilité pour les faux-semblants, ce désir de devenir espion, cette ouverture aux mondes multiples, nous les avons en commun et c’est probablement parce que ces marqueurs d’inquiétude sont dangereux pour notre stabilité que nous avons toujours peur toi et moi. Je veux dire: ton narrateur a peur tout le temps. Le mien aussi.

Alain à Cassie
14 juillet 2017

J’ai lu le premier chapitre de ton roman. Pour savoir. On comprend vite si on a affaire à un interlocuteur. C’est dans l’ADN de la phrase, dans cette intuition de lecteur à savoir s’il y a nécessité, ou corne de taureau. J’ai trouvé trois enfants morts dans ton livre, et derrière tes descriptions, les ruses narratives, la mise en place, il y avait de la nécessité. Comme dans le vieux mot de Rilke. La nécessité de représenter certaines choses pour arriver à en dire d’autres. Je te trouve courageuse d’écrire sur ces choses-là. Et je te comprends d’avoir peur. Tu ne te facilites pas la vie. Nous n’avons pas le métier pour ça.

Cassie à Alain
13 juillet 2017

Je suis en train d’écrire un roman d’une extrême violence où trois personnages exercent les uns sur les autres une cruauté insupportable qui continue d’avoir prise sur eux dans tous les univers parallèles dans lesquels ils existent. Ton roman graphique nous place en conflit à l’intersection des trois lignes de possibles qui s’ouvrent quand on est confronté à un choix. Mon roman s’intitule La valeur de l’inconnue. On y expérimente de multiples bifurcations, et on finit par se perdre à travers ces trois lignes que tu décris. C’est l’effet d’un vertige que j’essaie de produire. Incontestablement, mes personnages n’ont choisi que les lignes les plus sombres. Mais tu sais comme moi qu’ils n’ont rien choisi. C’est moi qui leur ai fabriqué un désastre. J’ai le sentiment, parfois, de sombrer avec eux. La fiction qui inquiète le réel, il n’y a rien qui me fascine autant, mais quand on est plongé dans le jeu, parce que c’est un jeu, ouvrir, claquer les portes, causer du bruit, on est un peu comme des enfants qui découvrent une maison inhabitée. Sait-on ce qui se tient tapi dans les univers que l’on crée qui pourrait nous engloutir? En fait, ce que je commence à comprendre, c’est que je suis la principale victime du vertige que j’ai provoqué. Ça a à voir avec ce que Michel Leiris exprimait : «Ce qui se passe dans le domaine de l’écriture n’est-il pas dénué de valeur si cela reste “esthétique”, anodin, dépourvu de sanction, s’il n’y a rien, dans le fait d’écrire une œuvre qui soit un équivalent de ce qu’est pour le torero la corne acérée du taureau?»

Si je parais troublée, c’est que je suis en plein dedans, au centre du vertige, dans le «temps de l’écriture», et que ce n’est pas à cette étape du processus que nous sommes les plus clairvoyants. Philippe l’a bien traduit, page 41: «Nous avions de mauvaises places; on ne voyait absolument rien.»

Alain à Cassie
14 juillet 2017

Je suis heureux de lire que tu te trouves plongée dans un nouveau projet, trois nouveaux personnages, ça m’a fait penser aussi à ce jeu auquel tu as convié Philippe et moi. Tu as compris vite, je crois, que nous ne sommes pas, ni lui ni moi, capables d’une quelconque cruauté. Dans la vie, je parle. Ce qui me fait questionner l’idée même du «danger» dans ton pitch du projet. Je ne sais pas si c’est le bon mot. À moins qu’on assume son côté fantasmatique. C’est un poncif en création littéraire cette idée de «se mettre en danger». Et comme tout poncif, il correspond à l’expérience: c’est vrai qu’il faut risquer quelque chose pour que l’écriture surgisse, que le livre à écrire (pas celui qu’on voudrait faire) se taille une place. Je ne me facilite pas la vie avec mes projets. J’essaie de risquer quelque chose. En ce sens, il y a du danger. Mais cette entreprise, notre correspondance, ne m’inquiète pas. Parce que je me sens en confiance. Je m’éloigne sans doute de ce que tu voulais dire au départ. J’entendais aussi, dans ton propos, ce danger qu’il y a à être lu. Ok. Lisons-nous.

J’aime ta distinction entre les deux Alain. Le caractère multiple de l’identité, c’est bien sûr un truc qui me travaille, dans le texte, mais aussi à l’extérieur, puisque j’ai eu envie très tôt de penser ma pratique dans la perspective de la performance, en confrérie secrète avec ses artistes que je trouve inspirants, Beuys, Duras, Calle, Duchamp. Ça explique un peu le maquillage, les costumes.

Ce projet va me permettre de te lire pour une première fois. C’est une joie aussi de replonger dans Journée des dupes, ce livre qui m’a tellement ému par sa radicalité, son rapport si souverain à la littérature. C’est dangereux de lire ses amis intimes. C’est tellement épeurant de ne pas vraiment aimer ça.

Courage avec La valeur de l’inconnue. De mon côté, j’ai besoin de quitter des yeux le roman qui me hante depuis quatre ans. Je t’ai dit qu’il s’appelle Mille secrets mille dangers?

Cassie à Alain
24 juillet 2017

Cher Alain R./F.,

Je me demande, en te lisant, ce que peut bien signifier se faciliter la vie. De mon côté, j’ai l’impression de n’avoir suivi que les trajectoires les plus difficiles. Tu me parlais l’autre jour de ta volonté adolescente : celle de l’avant-garde. La mienne: faire le contraire de ce qu’on s’attend de moi. À un point d’intersection, il a fallu que je choisisse: si j’allais ou non sauver des humains en devenant médecin; je pensais que c’était le désir de tout parent, que son enfant occupe un travail honnête, pas un qui oblige à inventer des histoires pour répondre à la question bête: Qu’est-ce que ton enfant fabrique? À quoi ça sert? Alors, je me suis dit qu’il faudrait préparer mes parents, leur confectionner un discours, m’assurer que ma mère le garde précieusement. Un voisin lui demanderait à quoi ça sert? et elle fouillerait dans son sac pour trouver la réponse: «ça sert à donner la réponse». J’aurais voulu convaincre mes parents et leurs voisins que, d’une manière ou d’une autre, je sauverais des humains, que l’écriture servait aussi à ça, mais c’est présomptueux en plus d’être faux. La vraie question demeurait la suivante: est-ce que je tenais tant que ça à sauver des humains ?

Philippe à Alain
9 octobre 2017

Cher Alain,
 
Je me trouve dans une situation à la fois tout à fait improbable et on ne peut plus familière: je suis assis dans mon appartement de Ville Saint-Laurent, qui se trouve sur la même rue où tu as déjà habité et où nous nous sommes souvent réunis pour pester contre le lyrisme (ce qu’on appelait l’esthétique du désert). Sans équivoque, nous étions intéressés par l’esprit propre aux avant-gardes (plus dada que le surréalisme). Notre truc, c’était la table rase, la jubilation et l’idiotie. Même si la démarcation qu’on avait établie entre lyrisme et avant-garde s’est assouplie avec le temps et que notre connaissance des enjeux s’est raffinée, notamment grâce à des lectures marquantes –je pense à Joyce et à Cadiot dans ton cas, et à Ponge et Wittgenstein quant à moi– j’ai l’impression que je ne me trompe pas en disant que notre impulsion reste la même: faire face à des inquiétudes, des problèmes, des contrariétés, des noeuds. Les choses changent, les choses ne changent pas…

Cassie à Alain
24 juillet 2017

J’ai essayé de trouver de grandes raisons. Inventer un grand prétexte, un mobile, pour me sauver la face, pour essuyer ma petite honte; des inspirations humanistes, un truc flamboyant qui me donnerait un rôle dans le monde. Ce n’est que l’hiver dernier, devant mes étudiants en atelier, que je me suis libérée quand à la question du pourquoi écrire, j’ai répondu parce que j’aime jouer. Parce que je suis encore une enfant. Parce que c’est le moyen que j’ai trouvé pour garder toute l’intensité qui nous permet de nous construire un camp sur une branche inatteignable et fragile qui pourrait casser à tout moment, mais il n’y a qu’enfant qu’on peut se foutre de ça, la branche qui casse, on pourrait mourir, mais a-t-on peur de la mort? On n’a peur de rien. L’écriture pour se prémunir contre la peur. Parce que j’ai peur tout le temps, tu le sais. C’est le seul moyen que j’ai trouvé de m’amuser. Ma petite honte. Travailler en s’amusant, ça ne fait pas très sérieux. Ça manque de crédibilité. N’empêche, le plaisir n’enlève pas le risque. Peut-être que tout le plaisir vient du risque. Si on n’a pas constamment l’impression d’être sur le point de tout perdre, est-ce qu’on écrit? Je m’accroche ici à ta phrase célèbre «Écrire c’est jouer, et jouer c’est perdre.» Sauf si, comme l’écrit Philippe, il s’agit d’un «jeu où personne ne gagne ni ne perd, un jeu qui continue jusqu’à ce que seules les conditions biologiques ne nous permettent plus de jouer.»

Philippe à Alain
9 octobre 2017

À l’époque où on se réunissait à Ville Saint-Laurent, je ne savais pas que cette ville, qui est devenue un arrondissement, avait été nommée ainsi en l’honneur de Laurent de Rome. Faits surprenants: Laurent de Rome a été condamné à mourir sur un gril parce qu’il a refusé de donner les trésors de l’Église au préfet de Rome. Pendant qu’il agonisait, il aurait dit : «Voici, misérable, que tu as rôti un côté; retourne l’autre et mange» et que c’est pour cette raison qu’il serait devenu le patron des rôtisseurs et des restaurateurs.
 
Ce genre de cas sollicite mon intérêt et m’incite à essayer d’avancer ou du moins de fouiller les rapports entre rôtisserie et bûcher. Résultat des recherches: À Québec, il y a un restaurant qui s’appelle Le bûcher. Il se spécialise dans la cuisine flambée. En t’écrivant cela, je viens de me rappeler que la mère d’une amie m’a déjà raconté que lorsqu’elle travaillait dans un restaurant de fondue, une de ses collègues s’est brûlé le visage alors qu’elle flambait des crêpes Suzette…

Alain à Philippe
16 octobre 2017

Cher Philippe,
 
Je reste marqué par la citation que Cassie a décidé de placer en exergue de son roman. Je paraphrase Freud: je crois aux hasards du réel, mais pas à ceux de la psyché. C’est déterministe à l’os, on s’entend, mais pour un superstitieux pour moi, c’est du petit lait. Regarde: c’est une série d’événements liés aux hasards extérieurs qui font que tu entreprends cette correspondance à 50 mètres de l’endroit où j’ai passé trois années particulièrement difficiles de ma vie. Si mon père a acheté cette maison, c’est qu’elle était en vente à ce moment-là. Le fait qu’une de nos amies communes habitat la maison mitoyenne, ça, c’était une coïncidence. Que tu te sois fiancé avec sa sœur, ça, ça l’est peut-être moins. Il fallait bien que tu la rencontres, ta fiancée, et c’est un vieux truc, les sœurs de nos amies. Et maintenant tu habites dans une maison qu’elle a elle-même achetée à sa grand-mère. Tout ça tient à une réalité immobilière, sur le mode grégaire. Ce qui était écrit dans le ciel, cependant, et je fais exprès d’employer ces métaphores pompeuses parce que tu sais que j’y crois à moitié, c’est que nous allions consacrer nos vies, versant boulot, à ces «inquiétudes, problèmes, contrariétés et noeuds» dont tu me parles, et qu’on allait s’inquiéter, problématiser, nouer, dans le LANGAGE.

Philippe à Alain
9 octobre 2017

L’avant-garde, et plus largement les approches expérimentales, m’interpellent aujourd’hui moins par leur côté tapageur ou transgressif que parce qu’en portant une attention à des éléments supposément saugrenus ou accessoires, elles montrent quelle importance ceux-ci peuvent avoir dans nos vies, dans la mesure où c’est à eux que nous avons affaire le plus souvent. Elles nous incitent aussi à prendre du recul par rapport aux démarches qui reposent sur l’élection de questions prétendument fondamentales. C’est en ce sens que je comprends Cadiot quand il dit que «l’histoire des shampoings Garnier, c’est plus compliqué que les concepts préfabriqués et convenus comme celui de modernité». Il s’agit davantage d’entrer dans les détails, de les traverser en empruntant le plus de trajectoires possibles que de tenter de les surplomber.

Cassie à Alain
24 juillet 2017

J’ai dévié, Alain. Je voulais te glisser un mot de la vie facile que j’aurais pu avoir si je n’avais pas été tentée par la ligne du temps le plus compliqué. Car il existe les temps simples et les temps compliqués. Les temps simples des évidences, et les temps compliqués du doute. Si je m’étais pliée à l’évidence, je ne serais pas ici en train de t’écrire cette lettre, je serais plutôt en train de résoudre des équations mathématiques. Tous les gens qui me connaissent de l’époque te le diraient: l’évidence voulait qu’elle fasse mathématiques. Eh bien, tu veux savoir ce qui s’est passé? C’est simple, j’ai voulu déjouer tout le monde.

Philippe à Alain
9 octobre 2017

Au lieu de conduire à la plainte, à la lamentation ou au moralisme, les inquiétudes, les questionnements mènent, dans ces démarches, à des expériences de pensée dont les contours ne se définissent pas indépendamment des dispositifs qu’elles déploient au fur et à mesure, souvent par agencement. Le mouvement reste précaire, souvent disjonctif, contradictoire et il devient difficile, peut-être même superflu, de l’appréhender dans sa totalité. À partir de ce que Donald Judd appelait des «objets spécifiques» (des modules géométriques qui ne sont ni des peintures ni des sculptures), on pourrait parler de «processus spécifiques». Il y a peut-être une différence intéressante à faire entre:
 
-1 «avoir une expérience» et essayer de la traduire dans une forme préréglée.
-2 «faire une expérience», établir des protocoles où les règles sont établies de manière interne au projet (comme les enfants qui changent les règles de leurs jeux au fur et à mesure).
 
C’est aussi une différence entre une esthétique contemplative et une esthétique plus active.

Cassie à Alain
24 juillet 2017

Je l’envisage aujourd’hui plutôt en lien avec la lecture. Parce que les narrations, les œuvres, les auteurs ne sont jamais fiables, surtout ne pas se contenter des évidences. J’aime m’imaginer l’évidente vie. Je serais armée d’un doctorat sur la théorie des nœuds, et ce ne serait pas aussi opaque que l’autre équation: celle de l’écriture. Par le processus dément par lequel je passe pour fabriquer un roman, comme si la conception d’un récit de fiction me demandait de mettre en place un système sophistiqué de variables inconnues qui s’additionnent et se soustraient, que l’on peut permuter sans qu’elles s’égalent, parce que ce qui m’anime, au fond, c’est la cohérence par la décohérence, j’ai juste fait des mathématiques un moyen de créer. J’ai conscience que mes livres ne se donnent pas facilement à lire (d’ailleurs, Alain, Matamore no 29 m’a aussi donné du fil à retordre); mes livres résultent d’une démarche contraignante, mais je ne pourrais pas me passer de travailler à partir de ce qui fuit, autrement je devrais admettre que ça ne m’apporte rien.

Philippe à Alain
9 octobre 2017

Dans le même ordre d’idée, puisqu’on fête cette année le centenaire de la fontaine de Duchamp, je me demande bien ce qu’on va célébrer. L’œuvre-objet qui a scandalisé le monde de l’art et que l’institution artistique a néanmoins su récupérer et mythologiser en laissant croire que c’était une «affaire classée»? Ou le processus particulier par lequel Duchamp a su inquiéter et brouiller nos catégories de pensée notamment en se demandant si on «pouvait faire des œuvres qui ne soient pas d’art»?

Cassie à Alain
24 juillet 2017

Attraper ce qui s’échappe. Pour le piquer, le faire éclater. Je suis alors une enfant qui capture une grenouille et la dissèque, la déchire. Je n’ai jamais été cette enfant-là, promis. Je n’ai jamais tué maladivement des êtres vivants, sauf dans mes livres. Où les pires perversions me sont possibles, et je me demande ce que ça dit de moi. Dans la création, on se révèle et ce n’est jamais beau. Comme tu dis, nous n’avons pas le métier pour la simplicité, et c’est bien parce que la simplicité nous horripile que nous avons choisi ce métier du doute au lieu de l’évidence, ou encore que ce métier nous a choisis si on veut le voir comme une vocation ou le hasard, disons que le métier a secoué les dés et c’est tombé sur l’une de nos six faces. Maintenant, j’écris des romans inspirés de concepts mathématiques, et je dois trouver un moyen d’avouer à mes parents, avant qu’il soit trop tard, que je ne sauve pas des vies; au contraire, j’en détruis.
 
Je pensais dénicher la marche à suivre dans Journée des dupes. Mais, il ne me donne que des réponses troubles, page 67: «Vous apprendrez en vous amusant que rencontrer des difficultés sur votre chemin est normal. Se tromper peut aussi arriver.» Autrement, il y a des réalités qu’on ne saura jamais expliquer à nos parents. Peur de les décevoir. Peur de bouleverser mon père en lui parlant de mon «vrai» travail, faire mourir trois enfants dans le lac Saint-Georges où il a passé son enfance à se presque noyer. Faire mourir les enfants pour parler d’autre chose, comme tu l’écrivais. Je me demande justement quelles choses tu évoquais. Tu relevais dans Qu’il est bon de se noyer «la nécessité de représenter certaines choses pour arriver à en dire d’autres.» Tu ne nommes pas explicitement, dans ta lettre, ces choses que j’évite de nommer explicitement dans mon roman. Si on additionne ton évitement et le mien, ça fait deux. Ça fait deux réticences et autant de non-dits. Est-ce que c’est cela aussi, se compliquer la vie ?

Philippe à Alain
9 octobre 2017

Te souviens-tu qu’un après-midi d’été (nous devions avoir 18 ou 19 ans) nous nous étions installés dans le garage de la maison de mes parents pour réaliser un grand tableau? Nous avions répandu de la peinture de différentes couleurs sur la toile dans laquelle nous avions dispersé des pièces de un sou et les parties de voitures miniatures que nous avions mises en morceaux. En revenant du travail, mon père avait vu le tableau et nous avait suggéré de l’intituler «Les vacances de la construction». J’avais trouvé ce titre particulièrement juste. L’aspect chaotique du tableau évoquait autant les accidents de la route qu’une dérive économique ou une perte de contrôle sur le marché. Mais surtout, «Les vacances de la construction» référait à notre démarche: nous voulions prendre congé de la virtuosité, du talent, de la maîtrise technique; nous revendiquions le droit de faire n’importe quoi.
 
Je me rappelle aussi que mon voisin était venu nous saluer. Nous lui avions fait part de nos positions esthétiques tout en lui confiant que nous voulions donner naissance à un mouvement artistique, ce à quoi il a tout simplement répondu «Un mouvement à deux?» Je pense que nous venions de prendre conscience de la faiblesse de nos effectifs. Notre volonté de mettre l’art en danger venait d’être sérieusement freinée. Ne devions-nous pas simplement faire ce que nous avions à faire?
 
Vingt ans plus tard, que pouvons-nous dire sur cette question du danger? Y a-t-il lieu de penser la littérature et l’art en termes de danger? Le problème que j’entrevois est de doter la «littérature» et le «danger» d’une aura, de penser qu’ils entretiennent une relation particulière et que la tâche de la littérature serait nécessairement périlleuse. C’est justement pour prendre mes distances avec une conception «héroïque» de la littérature que je pense que ce sont les inquiétudes, les problèmes, les contrariétés, les nœuds, plus modestes à mon avis, qui favorisent son mouvement.

Cassie à Alain
24 juillet 2017

Plus j’avance dans la lecture du livre de Philippe, plus me fascine cet art du détournement. Il arrive à dire pour ne pas dire ce qu’il dit, tandis que je lis pour comprendre autre chose que ce qui pourrait être compris, tu comprends?

Alain à Philippe
16 octobre 2017

Ce que j’aime dans ton histoire du gars qui s’appelait Saint-Laurent, c’est qu’il ouvre la possibilité que cette correspondance serve aussi à échanger sur mon passé catholique, qui t’a toujours, je crois, semblé attendrissant. Te rappelles-tu de cette marche que tu faisais dans Ahuntsic, à bout de nerfs, et lors de laquelle tu étais passé devant l’église Saint-Jude, patron des causes désespérées? Le grand paradoxe, dans mon rapport à l’avant-garde, c’est que même s’il s’incarne dans une sensibilité matérialiste, pongienne, un souci de fabriquer et d’assembler des choses, il tient tout de même de la conviction, de la foi, pas tant en moi-même, en nous-même, en ce que, comme disait Tarkos, QUELQUE CHOSE NE VA PAS, que QUELQUE CHOSE NE PEUT PLUS DURER, et que ce quelque chose c’est le rapport totalement transparent au langage, aux formes, au monde.
 
Ce n’est pas quelque chose qu’on peut reprocher à Cassie, et en ce sens, si son roman m’a plu et que j’ai du respect pour sa pratique, c’est qu’il est très conscient de son caractère factice, et le fait sentir aussi, même au point de mettre en danger, c’est bien ça le terme, j’imagine, l’adhésion du lecteur, la suspension de son incrédulité. En ce sens, Qu'il est bon a généré chez moi l’inconfort de certains livres de Robbe-Grillet, un inconfort qui n’est pas gênant, en ce sens où il ne m’inquiète pas: j’ai lu sans tout à fait bien comprendre tous les ressorts de l’intrigue, en ayant du plaisir à sentir qu’elle me menait en bateau, comme si Asbestos était soudain une sorte d’Atlantide qu’elle avait inondée de ses angoisses, solutions, obsessions et stratégies de dénouement, quatre mots qu’on pourrait justement superposer à ceux de ta lettre.
 
Je vais faire un schéma:
 
inquiétudes, problèmes, contrariétés et nœuds
____________________________________
angoisses, solutions, obsessions et stratégies de dénouement
 
J’ai dit souvent et je le dis encore: je suis l’avant-garde. Nous sommes l’avant-garde. C’est une blague, bien sûr, mais j’aime voir ce que ça fait, comme lorsqu’on essaie un costume dans un magasin de divertissement. On le racontait à Cassie l’été dernier: la période 1996-2001 a été fondamentale, elle a représenté la préhistoire de nos pratiques. J’arrête ça en 2001 parce que la rencontre pour moi de Éric de Larochellière, et toute la bande de C’est selon, a marqué une étape. Je passais d’une horde à deux à une horde à plusieurs. Tout cela s’est rejoint avec ton arrivée dans le catalogue du Quartanier, avec la poursuite de nos études, nos livres, et maintenant ton entrée à l’UQAM. On dirait qu’il n’y a pas de hasard. Nous sommes comme le personnage de Cassie: on tire toujours le même résultat au dé. On reste un à côté de l’autre. À côté de toi je me sens moins en danger.
 
Bon, je deviens trop sentimental. Mais c’est important aussi de rappeler que ce rapport aux formes est INCARNÉ, dans des corps fragiles, avant tout, mais qui ne chantent pas leur précarité sur la mode de la plainte, mais de la fête, justement. Nous sommes dans la merde: chantons.

Philippe à Alain
9 octobre 2017

Au coin des rues Jules Poitras et Henri-Bourassa, on s’engage dans un viaduc surmonté d’un énorme panneau sur lequel il est écrit «Danger». Après être passé des centaines de fois à cet endroit, je ne comprends pas vraiment de quel danger il est question et je me sens d’autant plus en danger.

Alain à Philippe
16 octobre 2017

J’ai toujours compris le SUCCESSION de Journée des dupes comme une manière de dire, après Judd: livre spécifique.
 
L’anniversaire de Duchamp, j’allais oublier. De toute manière, il n’y a pas de plus belle manière de le fêter que de faire comme Pierre Pinoncelli, et de «compléter», deux fois plutôt qu’une, le ready-made de Duchamp, en le brisant! J’aime réaliser des choses avec décalage. Étions-nous allés ensemble à la rétrospective Dada à Beaubourg en 2006? Quand j’y passais, en janvier, l’uninoir n’était plus là, justement, parce que Pinoncelli l’avait brisé avec un marteau!
 
«Affaire classée», quelle bonne blague. Wishful thinking de ceux qui essaient de neutraliser les pratiques subversives depuis si longtemps. Et on s’entend le plus subversif est le moins subversif. Le contraire vaut aussi.
 
Une fois, avec Édouard, qui venait d’avoir son permis, nous sommes partis faire un tour de voiture, et il a pris la courbe dont tu parles à 125km/h. J’ai compris pourquoi c’était écrit en si gros, DANGER.

Cassie à Philippe
3 août 2017

Cher Philippe,
 
J’ai menti à Alain dans ma dernière lettre. Parce qu’il m’a fait comprendre que, comme toi, il n’est pas réellement capable de cruauté, et que ces correspondances ne se révéleraient pas si dangereuses en fin de compte. Alain savait que nous passerions à côté du sujet et il me mettait en garde contre la tendance à voir l’écriture comme une manière de se «mettre en danger». Je pense que des écrivains se mettent réellement en danger. Ceux que leur œuvre engage et qui récupèrent des phénomènes qui frappent nos vies. J’ai en tête Houellebecq bien sûr, et le contexte politique dans lequel il a fait paraître Soumission, la montée de l’islamisme et la peur qu’elle installait en même temps –et d’ailleurs Alain en a parlé dans La Presse quand l’œuvre est parue, observant qu’il est «dangereux de créer, parce que ça bouleverse.» «Danger» me paraît juste avec Houellebecq. Parce que le sort de l’écrivain se trouve dans les mains de celui qui reçoit. On sait maintenant, si on ne le savait pas avant Charlie Hebdo, que toute forme d’art interprétée comme une atteinte à des valeurs, des croyances, est susceptible de soulever une riposte. Il est parfois question de vie ou de mort, pour vrai. Mais cette question signifie-t-elle qu’il vaut mieux se taire, ou, pour reprendre les mots d’Alain dans l’article, «s’engager en faisant un pas de côté»? J’écris ceci, et je pense à La ligne la plus sombre et à tes fines observations sur les visages masqués. C’est que, comme Alain, je crois que nous nous sommes trompés, ce n’est pas du danger dont nous parlons lorsque nous appréhendons la création ou les narrations contemporaines; mais de la «fiction du danger».

Philippe à Cassie
19 août 2017

Chère Cassie,
 
Tu supposes que je ne serais pas «réellement capable de cruauté». Pourtant, pendant mes vacances, j’ai ressenti tout à fait le contraire. Lors d’une séance de pêche, je me trouvais particulièrement cruel lorsque j’essayais de libérer les quelques crapets-soleils que j’attrapais et qui se défonçaient la bouche et les branchies avec l’hameçon. Deux semaines plus tard, la lecture d’un livre sur Glenn Gould m’a ramené à cette culpabilité. J’ai appris qu’à l’âge de six ans, durant l’été 1939, [le pianiste] attrapa le seul et unique poisson de sa vie. […] Mais il succomba du coup à une crise de détresse, qui le fit secouer la barque dans tous les sens: «J’envisageai brusquement et complètement la chose du point de vue du poisson», se souvient-il plus tard. «Je me mis sur-le-champ à travailler mon père pour le convaincre de renoncer à la pêche». Plus tard dans sa vie, Gould se montra encore plus déterminé en vrombissant autour du lac dans son hors-bord, dans le but de déranger tous ceux qui taquinaient la perche et l’achigan au sud de l’Ontario.

Cassie à Philippe
3 août 2017

Dans La ligne la plus sombre, les séquences narratives que tu désignes, où les phylactères remplissent les cases jusqu’à étouffer Clémence, se démarquent par l’abondance de la couleur rouge qu’on associe, plus tôt, au carré du printemps érable, à l’engagement de l’écrivain; dans le livre, le rouge est associé, pour moi, à la fiction: ce qu’on s'invente. À partir du moment où J. Farah reçoit l’appel qui l’invite à quitter la tranquillité de son quotidien pour s’engager. Quoi de plus normal alors pour un écrivain que de se fondre dans la fiction, de s’inventer, de devenir, comme dans Cité de verre chez Auster, l’agent secret dont on requiert les services, de choisir l’imposture. C’est le hasard qui veut ça –ou du moins la construction du hasard–, c’est la sonnerie du téléphone, c’est la voix qui chuchote dans le combiné, «Besoin d’aide. Grand Danger. On dit que vous êtes le meilleur pour ces choses-là», elle appelle l’écrivain pour lui rappeler son rôle. À partir du moment où J. Farah reçoit l’appel, le rouge s’étend de page en page, la fiction opère; nous sommes entraînés avec l’écrivain sur la ligne du temps fantasmatique, celle où il se demande ce qu’il adviendrait de lui s’il était un écrivain qui prend des risques, c’est-à-dire des risques pour vrai, et pourtant il n’a jamais quitté la petite maison de Wells où n’existe aucun danger sinon celui de se prendre les pieds dans le champ de citrouilles.

Le danger est fabulé, aussi, dans Pourquoi Bologne où le professeur de littérature à McGill prend la position du tireur couché parce qu’il est convaincu d’être entouré par l’ennemi. Le danger n’existe pas dans le bureau du prof. Il existe dans sa paranoïa, dans le scénario que le personnage se construit, sans conséquences alors, c’est un danger sans danger, c’est la «fiction du danger». Un pas de côté. Nous ne risquons pas la mort en correspondant tous les trois. Tu touches un point sensible quand tu te demandes si la «fiction» et «l’imaginaire» sont encore des concepts opératoires pour réfléchir à la littérature contemporaine. Je suis d’avis que oui parce qu’ils parlent du rapport que nous entretenons par la force des choses avec ce qui respire, palpite, «ce réel» qu’on peine à définir, duquel on se détache presque systématiquement en s’inventant des vies compensatoires qui rendent possible l’aveuglement volontaire ou involontaire, parce que les mots pour critiquer n’ont plus tellement d’effet, ne décrivent pas tellement ce qui nous dépasse, et puis se dédoubler et puis s’imaginer espion ne nous engage en rien sinon envers l’écriture, mais nous pouvons toujours faire de l’écriture un jeu, de nos trajectoires de vie des lignes, bifurquer, et finalement nous soustraire à nos responsabilités.

Philippe à Cassie
19 août 2017

Puisque je n’ai pas la force de conviction dont fait preuve Gould à propos de la pêche, il est plus que probable qu’un jour, je relance ma ligne et que ces sentiments de cruauté et de culpabilité regagnent mes pensées. Quant à la cruauté relative au mensonge, je pense ne jamais l’avoir éprouvée. Évidemment cela ne veut pas dire que je n’ai jamais menti. Je peux crier au loup pour rigoler, mentir pour me sortir d’une situation embarrassante, user d’une rhétorique douteuse, mais je m’imagine mal mentir «très sérieusement», tendre des pièges ou manipuler les autres que ce soit simplement pour le plaisir de les voir se démener dans un tissu de confusions, pour réaliser un gain ou obtenir du pouvoir (en fait, peut-être est-ce de cela qu’il est question avec la pêche? Alain semble poser la question lorsqu’il se réfère diversement à Moby Dick, p. 30 et p. 50).

Cassie à Philippe
3 août 2017

Je disais à Alain que nous n’avions pas choisi le métier pour nous faciliter la vie. Au contraire, nous avons choisi le métier pour nous faciliter la vie. Ce métier-là nous permet de nous dérober constamment. Il nous permet de porter des masques, nous donne le droit d’explorer tous les mondes, nous avons avec ce métier le pouvoir de vivre une autre vie que la vie. C’est une voie de dépassement facile qui n’est pas donnée à tous; j’en prends conscience, là, à t’écrire et à tenter de saisir l’importance de la couleur rouge et des visages tronqués dans le livre d’Alain. Ce que je sais depuis longtemps, en revanche, c’est que je ne risque pas ma vie dans mes romans, je ne risque que la quiétude. En soi, ce n’est pas un risque, tout comme notre danger n’est pas le danger, mais simplement une manière de nous figurer que les fictions que nous nous créons ont une incidence sur nos perceptions, sur nos actions, sur le réel, que nous souhaitons secouer un peu, mais pas trop. Nous aimons à voyager dans les univers parallèles, mais surtout si nous avons la certitude de pouvoir revenir au point d’origine à la fin du voyage.
 
Ainsi, autant aimes-tu remplir les pots de marinade –d’ailleurs, pour une mise en conserve sécuritaire et efficace, savais-tu qu’il est important de stériliser les pots avant de les remplir et qu’il est recommandé de faire tremper les disques dans l’eau pour activer le pouvoir scellant du caoutchouc?– autant j’aime me rendre inquiète pour écrire. L’inquiétude a quelque chose du surgissement de trucs enfouis, à déterrer. Les contours flous, «on ne peut en tracer la circonférence avant la fin», écrit Auster. Je cherche aussi à rendre les narrations floues parce que je m’adapte mal à la vérité. Un espace que je ne peux pas habiter parce que je ne crois pas en ses vertus, d’où l’idée d’explorer les zones troubles où chaque vérité est à construire et déconstruire.
 
Je fabrique, dans mes romans, le mensonge: vouloir confondre le lecteur en lui donnant des clés mal ajustées. C’est accepter de porter la mauvaise foi, c’est se rendre compte qu’on est capable de cruauté. En ce sens, j’ai peut-être menti à Alain un peu pour ça aussi: mesurer ma capacité à faire preuve de cruauté. Alain te présente et se présente comme étant au-dessus de tout soupçon. Or, à la page 51 de La ligne la plus sombre, dans une case où disparaît entièrement le visage de Clémence, il écrit ceci, et je me demande à quel point nous y sommes tous les trois. «On gagne la confiance de l’autre en lui disant d’abord la vérité, puis on ment.» Dans le doute, je me méfie. Je me méfie de tout, tout le temps.

Ainsi, mentir ne sert peut-être à rien. Mais peut-être que mentir, comme tromper le lecteur, c’est soumettre l’autre à l’expérience, afin qu’il coure à l’inquiétude et se prépare à l’échec. Les clés mal taillées sont des bouées pipées. Pas des bouées de sauvetage, mais de ratage. Le lecteur, ce nageur essoufflé qui s’élance lorsqu’il aperçoit la bouée, y mettant ses derniers efforts, pour constater, une fois appuyé de tout son poids sur ce corps flottant, que la bouée se vide de son air. Bientôt, il sera forcé de se remettre à nager, puis de se laisser couler. Au mieux, il a eu un petit répit…

Philippe à Cassie
19 août 2017

Si, tout comme toi, j’écris notamment à propos de l’inquiétude, je n’ai pas l’impression que le dispositif que l’on déploie pour traiter cette question soit le même. Tandis que tu veux «confondre le lecteur en lui donnant des clés mal ajustées qui sont des bouées pipées», je me considère comme ce «nageur essoufflé, qui s’élance lorsqu’il aperçoit la bouée, pour constater […] que la bouée se vide de son air» (d’ailleurs, les dernières pages de Journée des dupes sont consacrées à un individu qui se prépare à aller vivre sous l’eau, une sorte d’adaptation d’Octopus Garden des Beatles). Autrement dit, pour moi, le dispositif consiste moins à vouloir «confondre le lecteur», à «orchestrer» son inquiétude qu’à partager avec lui la confusion en exposant, par la mise à plat, l’emmêlement de la pensée (ou des pensées). À travers cette façon de déposer des problèmes ou, pourrais-je dire, de laisser les choses en l’état, je tente de suggérer que c’est par la réorganisation circonstancielle de ce qui nous emmêle que l’on peut trouver une voie de sortie.

Pour en revenir à La ligne la plus sombre, j’ai tendance à penser que nous sommes constamment sous l’effet de cette épice fabriquée à partir des sécrétions de vers géants et que nous vivons de manière continue la simultanéité des trois lignes, celles du temps clair, du temps réel et du temps sombre, celles-ci changeant continuellement de nom, de statut. Il faut donc perpétuellement déployer des tactiques pour se sortir du pétrin et se repérer. On voit la démultiplication des reflets de nos manières d’agir et de penser dans un miroir brisé dont on réagence sans cesse les morceaux. Mais il n’y aurait rien de l’«autre côté du miroir», pas d’autres mondes par rapport auxquels notre monde serait le modèle ou, au contraire, une fiction.

Cassie à Philippe
3 août 2017

«On gagne la confiance de l’autre en lui disant la vérité, puis on ment», écrit Alain, et dans la même case, la jambe de Clémence est tatouée d’un dauphin. Plus tôt dans le livre, le dauphin illustre une sorte de nostalgie de l’enfance que les sous-sols de la tour de Radio-Canada font renaître chez le personnage qui se gave de vieilles émissions «dont à peu près tout le monde, [écrit-il,] a oublié l’existence.» Le passé, pour moi, est la plus bouleversante des fictions qu’on se raconte. Je me dis, relisant La ligne la plus sombre, qu’il est possible que Clémence ne soit qu’un souvenir. Une bouée percée. Ce qui fait de la fin du livre, au fond, un idéal perdu.

Philippe à Cassie
19 août 2017

Sans doute auras-tu deviné que je suis beaucoup moins enthousiaste que toi vis-à-vis des notions de «fiction» et d’«imaginaire». D’abord, il me semble qu’elles contribuent à la démultiplication d’entités ontologiques (par exemple, l’«esprit» quant à l’imaginaire, ou les «mondes possibles» quant à la fiction) que l’on dote parfois de qualités particulières, notamment l’appartenance à un régime différent de la signification où le sens est souvent pensé en termes d’«accès», de découverte, voire de donation ou de révélation. Ensuite, je trouve problématique le dualisme entre la fiction et le réel. Depuis longtemps, certains discours littéraires et philosophiques posent l’hypothèse que nous n’avons pas de prise sur le réel, que nous sommes constamment en reste à son égard et que conséquemment, la fiction devient un espace où il devient possible d’assouvir virtuellement nos envies, de combler le manque de sens auquel nous condamne le réel. Tout en encourageant une conception mystérieuse et énigmatique du réel, ce type de discours concède à la littérature et à la philosophie un rapport privilégié quant à cette prétendue énigmaticité. Le problème est, me semble-t-il, que l’on conçoit le réel comme s’il s’agissait d’un objet crypté dont le sens serait à découvrir plutôt que de l’envisager comme le vaste et complexe réseau que forment nos manières d’agir et de penser. J’ai ainsi tendance à croire qu’il n’y a pas d’abord le monde, puis des manières de parler et d’agir qui doivent lui correspondre, mais que le monde se «fabrique», se déforme et se reforme au fur et à mesure que l’on parle et agit. Même si je considère qu’en fin de compte, nous savons très bien ce qu’est le réel (nous réussissons la plupart du temps à comprendre et à expliquer de manière pertinente et convenable ce que nous faisons et pensons), cela ne veut pas dire que tout est toujours sous contrôle, bien au contraire. Il me semble plus raisonnable de penser que le réel ne se limite pas qu’à «ce qui est véritablement le cas», aux faits durs, mais implique aussi notre capacité à projeter des situations possibles et de mener des expériences qui peuvent avoir des conséquences sur nos conduites. En ce sens, je suis d’accord avec toi lorsque tu dis que «les fictions que nous créons ont une incidence sur notre perception, sur nos actions, sur le réel», mais je reste perplexe quand tu dis que «nous aimons voyager dans les univers parallèles, mais surtout si nous avons la certitude de pouvoir revenir au point d’origine à la fin du voyage». En fait, je considère que dans cette dérobade, il y a un danger, qui ne concerne pas exclusivement la littérature, mais qui peut se rapporter, par exemple, à la manière dont on peut parfois établir une division stricte entre «notre vie» et «la vie des autres».

Cassie à Philippe
6 septembre 2017

Cher Philippe,
 
Je ne suis jamais revenue sur ma manière particulière de lire ton livre. Tu riras peut-être, mais elle a à voir avec la conservation des marinades. Journée des dupes m’a servi de livre de recettes. Je me trouvais dans un état d’épuisement quand je l’ai lu en juillet, et je cherchais dans ta succession des échos avec certaines de mes incertitudes, comme on chercherait le repas parfait pour épater un collègue. «Je vais te donner un exemple simple: la sole.» Il est tiré de Matamore no 29, page 132. Quand viens-tu souper à la maison?

Philippe à Cassie
19 août 2017

Tout comme Alain, je ne pense pas que la littérature puisse détenir un point de vue privilégié ou une quelconque autorité sur la question du danger. Par là, je ne veux pas non plus nier qu’elle puisse y avoir une place. En fait, si je crois qu’il faut enlever un peu d’héroïsme à la notion de littérature, il serait sans doute nécessaire d’en retirer aussi un peu à une notion comme celle de «danger», de prendre une distance avec la tendance à vouloir définir ce qu’est un «vrai danger». Si «danger» est un mot qui s’applique dans différents contextes, il me semble qu’on se priverait d’un outil précieux si on devait toujours, dans une certaine circonstance, relativiser notre sentiment en se rappelant ce qu’est un «vrai danger». Quand le personnage de La ligne la plus sombre crie «Au secours!» parce qu’il est coincé dans le labyrinthe du Wonder Mountain Fun Park, il serait plus ou moins rassurant qu’il pense, par exemple, à un touriste, qui, parce qu’il se baigne sur la côte du Maine, risque davantage sa vie compte tenu de la présence de grands requins blancs. À mon avis, il peut y avoir danger autant dans un parc d’attractions que lorsqu’un professeur de McGill se croit, à tort, entouré de tireurs d’élite. C’est moins à partir de la question de la vérité/fiction que je suis porté à croire qu’il y a là un certain type de danger, qu’en fonction de la manière dont la personne agit dans certaines circonstances et des effets que cela peut avoir sur sa conduite future. Évidemment, je ne veux pas nier qu’il a des «degrés de danger», qu’il y a des gens qui courent de plus grands dangers que d’autres. Je tente simplement de mettre en lumière le rôle presque structurant que peut jouer ce qu’on peut appeler les «dangers ordinaires», «non tragiques» dans la manière d’envisager la vie et d’y agir.

Comme toi, j’ai remarqué, après l’appel que J. Farah reçoit, la présence persistante du rouge. Si tu associes le rouge au déploiement de la fiction, j’ai plutôt tendance, compte tenu de ma volonté de prendre du recul par rapport à la fiction, à y voir l’expression d’un rapport complexe au danger ou, pour être plus précis, un réseau complexe de dangers, de problèmes, qui qualifient une vie (la peur dans un parc d’attractions, la peur de mourir, des interrogations littéraires, existentielles, professionnelles, amoureuses, politiques, etc.) Dans son premier livre, je crois (Quelque chose se détache du port) Alain parlait de «gâteaux d’inquiétudes»… on pourrait aussi parler d’une pâte ou d’un appareil d’inquiétudes, (les marinades dont je te parlais seraient aussi des marinades d’inquiétudes; j’ai toujours de la difficulté à me convaincre que la stérilisation a été bien effectuée) quelque chose d’aggloméré et de relativement collant, comme le réel (des boules de pensées-sensations-formes, disent Olivier Cadiot et Pierre Alferi dans la mécanique lyrique).

Cassie à Philippe
6 septembre 2017

Je ne lis jamais de cette manière les œuvres littéraires, promis. C’est la première fois qu’on me prend à «aller à la pêche» avec un livre. D’ailleurs, puisqu’il était question de pêche dans ta dernière lettre, je dois te dire qu’à trente ans, je n’ai encore jamais pêché. Je n’ai pas l’intention de m’y mettre, parce qu’à bien y réfléchir, je n’ai pas envie d’approcher le sentiment que tu décris, celui de la cruauté. Pas pour la pêche, ni pour la chasse, ni rien de ce type. Ce qui ne m’empêche pas de savoir exactement de quelle cruauté tu parles, et ne fait pas de moi quelqu’un d’irréprochable.

Philippe à Cassie
19 août 2017

«Parfois il m’arrive des choses et je me dis: “Voilà, c’est fait, je suis cuit”», est-il écrit à la page 74 de La ligne la plus sombre, vis-à-vis l’illustration d’un homard dont on voit la pince rouge sortir d’une cage. Alors, la distribution hétérogène du rouge me fait dire qu’il y a du danger, des risques, des problèmes, des inquiétudes et interrogations potentiels là où ne s’y attend pas nécessairement –je pense souvent à cette jeune femme qui se trouvait dans un restaurant avec son copain et qui est morte lorsqu’elle a reçu une dalle de béton qui s’est détachée de l’immeuble. Tout ça s’emmêle, et écrire peut être un moyen parmi d’autres de mettre provisoirement les choses au clair, ou du moins, une occasion, de placer les choses sous de nouveaux rapports, d’envisager, à la manière de Gould, la chose du point de vue du poisson et de concevoir la notion de «manipulation» autrement que comme une entorse à la vérité. Il s’agit de se donner la chance, comme Alain le dit, de «tenir le pas gagné [de] continuer à avancer, seul, mais pas nécessairement, à la même vitesse, dans la même direction.»

Cassie à Philippe
6 septembre 2017

Je vais t’expliquer pourquoi je me sens cruelle, et tu me diras: ce n’est pas de la cruauté. Comme ce ne sont pas des mensonges, les mensonges auxquels je pense quand je t’écris qu’il m’arrive de mentir. Je fais exprès. La distinction, peut-être fautive, me permet toutefois, dans l’écriture, de «mettre les choses au clair»; la distinction entre «être cruelle» (être d’une mauvaise foi volontaire, porter préjudice à quelqu’un pour son propre intérêt) et «me sentir cruelle» (savoir que même si mes agissements sont issus d’une bonne intention, ils peuvent porter préjudice à quelqu’un). Le plus souvent, on ne sait pas automatiquement pourquoi on se sent cruelle; c’est qu’il est très difficile de prendre la mesure des effets de notre agir. Cependant, sans connaître les effets, je reconnais que tout agir a des effets. Autrement dit, je sais anticiper l’effet négatif de mon action qui est pourtant de bonne foi. Je me sens cruelle même en agissant bien, ou du moins, en agissant du mieux que je peux, dans les circonstances.
 
Par exemple, ma mère a des méthodes de conservation qui correspondent à une autre époque. Je t’ai dit que je me méfie de tout, tout le temps? Je demande à ma mère, qui est tout heureuse de m’offrir de belles conserves, si elle connait le botulisme; comment elle stérilise ses pots Masson. Je lui fais la leçon quand elle me répond que cinq minutes suffisent dans l’eau chaude. Je me sens cruelle. Quelquefois, il m’arrive même de jeter de pleines conserves de soupe dont la couleur me semble étonnante. Après, quand ma mère me demande comment était sa soupe, je lui dis délicieuse, et j’ajoute que le goût de la marjolaine était très relevé. Voilà, je fais de mon mieux, je sauve les apparences, j’évite de complexifier les choses, et je me sens cruelle.

Ce mensonge se rapproche, j’imagine, de ceux auxquels tu peux t’adonner quand c’est nécessaire. Tu dis que tu peux «crier au loup pour rigoler, mentir pour te sortir d’une situation embarrassante», mais ça ne te fait pas ressentir pour autant «la cruauté relative au mensonge» parce que ce n’est pas «mentir très sérieusement». Je comprends où tu veux en venir, mais j’ai l’impression que la distinction qui est tracée fait en sorte d’instituer des degrés de mensonges. Comme les «dangers» que tu essaies d’envisager en-dehors de la question de leur degré, les mensonges ne seraient pas mesurables. Ce qui fait qu’un «mensonge ordinaire» et plutôt bénin comme «prétendre avoir passé avec succès les examens finaux de médecine auxquels on ne s’est jamais présenté» mène un type comme Jean-Claude Romand à entretenir un mensonge de longue durée. Au bout de 18 ans à se faire passer pour un médecin, il tue beaux-parents, parents, chien, femme, enfants: tous ceux qui ont fait partie de la vie qu’il s’est inventée. Un château de cartes, on souffle dessus, et tout s’effondre. Alors, le mensonge ici, c’est le danger.

Alain à Cassie
11 septembre 2017

Chère Cassie,

Je viens de relire nos premiers échanges, et je me rends compte que je suis presque un mois en retard sur le calendrier prévu. Je te devais une réponse à la mi-août, voici la mi-septembre qui arrive, je me suis perdu entre les deux. Tu devines que bien des mésaventures, assez farfelues (un show à 11 comédiens et 6 metteurs en scène au Quat’sous) ou assez mortifières (un intérim à la direction du premier cycle de mon département), pourraient justifier ce retard. Je pourrais prendre le temps de tout te raconter, les moments de joie et de tristesse, je devrais aussi remonter juste quelques jours avant ça pour te faire le récit de mes trois semaines dans un archipel volcanique, mais je m’éloignerais trop de ce dont nous avons à parler. M’en veux-tu pour ce retard? Surtout: as-tu eu peur que je ne te réponde plus? Sache que je remplis toujours mes engagements, souvent au péril de ma santé. Ton dernier courriel me donne l’occasion de me justifier vis-à-vis de moi-même: je suis comme toi un enfant, qui veut jouer à tout, tout le temps, mais un enfant pris dans une vie d’adulte, avec plusieurs contraintes et responsabilités. C’est sans doute une drôle de destinée: je n’ai pas eu d’enfance étant enfant. Mes parents m’ont toujours traité en adulte. Maintenant que je suis adulte, je me venge de ce passé en essayant de voler au temps présent chaque petite occasion pour m’amuser.

Cassie à Philippe
6 septembre 2017

Je me suis demandée, à l’époque de ma thèse, ce qui différenciait les narrateurs inconscients d’être non fiables des narrateurs menteurs, mais aussi de ceux qui sont involontairement non fiables. La nuance est mince. Ne pas agir de manière volontaire (soit ici ne pas tromper de manière intentionnelle) ne signifierait pas pour autant que nous ne sommes pas conscients que notre discours est glissant, instable, qu’il faudra y voir de plus près. Mentir sans trop savoir que je mens au moment où je mens, mais en sachant que je ne m’en sortirai pas facilement, que je «m’embourbe», comme tu dis. Que mes paroles dépassent le seuil de stricte vérité. C’est une intuition vague. L’intuition de la non-fiabilité, mais avec l’incapacité, sur le coup, de saisir tout à fait sa nature ou encore, ce qui la motive.
 
C’est difficile à expliquer. Si certaines choses que je dis s’avèrent fausses, et que je sais qu’elles auront l’effet d’un mensonge, mais qu’elles n’ont pas été énoncées pour en être un, est-ce que ça se rapprocherait d’un mensonge involontaire? J’ai jonglé maladroitement dans mes recherches avec les notions d’intention, d’inconscience, de culpabilité, de responsabilité, de faute. Est-on responsable si on cause un accident de manière involontaire? Ne pas être responsable du suicide d’un ami nous empêche-t-il de ressentir de la culpabilité? Où s’arrêtent, où commencent les sentiments légitimes d’un individu? Comment se reconnaît ce qui est involontaire, et ce qui ne l’est pas? «Crier au loup» appartiendrait à ce type de «mensonge involontaire», s’il en est. Pour l’enfant qui crie au loup de toute sa naïveté, il n’y a pas vraiment de conséquences et de grands effets envisagés. Il n’a pas à se sentir cruel de feindre qu’un loup approche, alarmant inutilement les villageois. C’est bénin, c’est un jeu. Et pourtant, on sait comment finit la fable d’Eosope. Le loup, lorsqu’il arrive finalement, bouffe le petit garçon que plus personne ne prend au sérieux. Je ne crois pas que la fable dise que le garçon est dévoré, mais on a compris la morale. Ce qui est inoffensif ne reste pas toujours inoffensif.

Alain à Cassie
11 septembre 2017

À de nombreux égards, et chez plusieurs de mes collègues, je réalise que la vocation d’écrivain se présente sur le mode de la confrontation, ou de la différence, avec la position qui nous était destinée, ou que nous avons projetée comme celle qui nous l’était, destinée. Dans mon cas, et je sais que c’est la même chose pour Philippe, faire ce travail n’a pas été un geste de véritable rébellion, plutôt de pure étrangeté. Nos parents ont bien essayé de comprendre, même de lire nos livres… Puis ils ont compris sans comprendre que nous faisions ce que nous faisons et qu’on avait l’air heureux de jouer comme ça avec l’expérience et le langage. Heureusement que l’université nous a accueillis… Ma mère se vante, dans son quartier, non pas de ce dont je suis le plus fier (mes livres), mais de ma position institutionnelle.

Cassie à Philippe
6 septembre 2017

Le mensonge est au cœur de ma pratique aussi et pourtant j’essaie d’y échapper. Quelque part, je ressens le besoin de le prendre à pleines mains, de le manipuler pour mieux en saisir la mécanique, peut-être pour le neutraliser, c’est étrange à dire. Probablement lié à un événement marquant dans lequel j’ai été impliquée, enfant. Le jour où, à l’âge de dix ans, j’ai poussé ma grande sœur dans les escaliers.

Alain à Cassie
11 septembre 2017

Je te suis totalement dans cette question du JEU. C’est la grille de lecture, je pense, pour aborder le travail de Philippe. C’est d’ailleurs assez étrange de vous lire en même temps; vous aussi, vous êtes séparés littérairement par un monde!

Cassie à Philippe
6 septembre 2017

Ma sœur s’est affaissée au bas des marches, la bouche en sang. Il n’y a pas eu de grandes conséquences, outre le fait qu’elle en porte encore la cicatrice sous sa lèvre inférieure. Pas de grandes conséquences, sinon que j’ai porté durant de longues années le poids de la culpabilité.

Dernièrement, nous reparlions de cet incident dans un souper de famille et ma mère m’a appris que je n’avais jamais poussé ma sœur. Elle s’était elle-même magasiné une chute dans l’escalier. Il paraît que je ne me trouvais même pas dans les parages quand c’est arrivé. Et pourtant je pouvais me repasser clairement la séquence dans ma tête.

Avant que ces révélations viennent détruire le scénario que je m’étais construit, j’avais la certitude d’être fautive, et capable de méchanceté. C’est précisément dans cet espace incertain que naît mon inconfort: l’élément traumatisant n’est pas l’événement, mais le fait qu’on se soit menti à soi-même en se rendant coupable d’un méfait pour lequel nous n’avons strictement rien à nous reprocher.

Je m’imprègne dans la création de ce qui ne se passe pas autour de moi, ce que je m’imagine que les êtres ne font pas, mais s’imaginent faire, comment ils anticipent, pour traverser l’océan où les attendent les grands requins blancs que tu évoquais. Les gens mentent, c’est un fait, on ne réglera rien en le nommant. Mes livres parlent de la peur que ne ressentent pas les personnages qui se mentent à eux-mêmes pour que je la ressente à leur place, on dirait. Je sais que le monde fonctionne par le mensonge et je me prends à explorer la narration mensongère, qui dit que je mens pour dire le monde comme il ment. Ces stratégies d’écriture m’exposent davantage qu’ils me dissimulent. Au fond, par l’écriture, aussi paradoxal que ça puisse paraître, je choisis de ne pas me leurrer. Peut-être que le dispositif qui consiste à «confondre le lecteur» en lui donnant des fausses pistes te paraît mesquin; j’ai plutôt l’impression d’être honnête avec lui en pointant le dysfonctionnement de nos narrations même les plus ordinaires, nos narrations quotidiennes, nos narrations inconscientes, involontaires, comme tu voudras. Tu écris qu’il s’agit plutôt pour toi, de «partager avec [le lecteur] la confusion en exposant, par la mise à plat, l’emmêlement de la pensée (ou des pensées).» Or, ce que tu désires partager avec le lecteur, le lecteur ne le sait pas, il n’a peut-être pas les outils, peut-être que la forme fragmentée et éclatée de ton livre le désarme et il se trouve sans repères, dans une confusion qui ne regarde que lui. Bref, il ne lui reste que l’inquiétude (que tu as orchestrée), et elle concernera bien d’autres choses que l’emmêlement de la pensée, elle concernera aussi ses propres aptitudes à comprendre ce qui se passe dans ton œuvre, ce qu’elle dit et ne dit pas vraiment. Ainsi, cette notion de partage que tu amènes me pose problème dans la mesure où elle donne à penser que l’auteur et le lecteur vivent cela ensemble, cette expérience de pensée. Une chose est sûre, c’est qu’en orchestrant l’inquiétude du lecteur, je me sens coupable, mais en revanche, je ne me dis pas que je suis avec lui. Au contraire, je sais que je ne suis pas avec lui. Que je suis le moins possible avec lui. En fait, s’il faut dire les choses franchement, il est pris pour s’arranger tout seul.

Alain à Cassie
11 septembre 2017

Je perçois dans ton travail tes succès anciens en mathématiques: l’architecture de ton intrigue, le travail de la forme, tout cela démontre une maîtrise d’un univers que tu as construit de toutes pièces. Ces équations en amont de l'écriture, on les devine, bien sûr, mais là où il s’agit d’une vraie proposition littéraire, c’est que les résultats en partie nous échappent. Tant mieux. On résout l’équation sans identifier l’inconnue, notion si belle que tu emploieras j’imagine dans ton troisième livre. Oui, il faut de l’insoluble. C’est ce qui fait écrire, cette chose qu’on tait en disant autre chose, cette nécessité dont je te parlais dans mon message précédent. J’aime la psychanalyse, je lis beaucoup de penseurs qui ont été marqués par elle, mais je suis trop peu curieux des petites affaires privées pour commencer à réfléchir à pourquoi il te fallait disposer de cette manière ces trois corps d’enfants. Ce qui m’intéresse, c’est le jeu macabre que tu pratiques, et qui consiste peut-être à te faire peur en te donnant droit d’aller au bout d’une certaine imagerie. C’est surtout la mise en place de l’enquête, le dispositif de lecture qui lui est inhérent, la volonté de décrypter le monde (fictif, réel) au-delà des évidences, que tu sembles investir dans la fiction. Je rebondis sur ce que tu disais: c’est vrai qu’on se complique la vie, mais une vie simple, une voie droite, comme disait Dante, existe-t-il quelque chose de plus ennuyant?

Cassie à Philippe
6 septembre 2017

Avant de terminer, Philippe, je reviendrais sur ce passage de ta lettre où tu remets en question la notion de «vrai danger». Sur le fond, je suis d’accord avec toi, «le vrai» étant ce qu’il est (c’est-à-dire ce qu’il n’est pas), le danger n’a pas à être qualifié de vrai ou de faux. C’est la manière de négocier avec les dangers qui importe, tu as raison. Ceci dit, quand tu compatis avec le personnage de La ligne la plus sombre parce qu’il est coincé dans un labyrinthe et que tu «pense[s] qu’il serait plus ou moins rassurant qu’il pense à un touriste, qui, se baignant sur la côte du Maine, risque davantage sa vie compte tenu de la présence des requins», j’ai envie de renverser la situation. Je ne pense pas que, dans La ligne la plus sombre, le danger soit équivalant à celui du touriste sur la côte du Maine. Le requin a des dents. La fiction, seulement l’imaginaire des dents. Je pense qu’il serait plus ou moins rassurant pour le touriste poursuivi par les requins de savoir que nous nous inquiétons plutôt pour le personnage de fiction, croyant que les dangers se valent d’un univers ontologique à l’autre. Dans un des cas, si nous nageons bel et bien avec les requins, il se peut que ce soit ma dernière lettre. Mais bon, rassure-toi, je n’aime pas plus la baignade que la pêche. J’ai toujours peur de la noyade.

Alain à Cassie
11 septembre 2017

Cette idée de jeu est aussi à mon sens la manière de comprendre la pratique de Philippe. Chez lui la performance est fondamentale: c’est une déclinaison du Je n'ai rien d'autre à dire que ma violente action d'écrire de Denis Roche dans une version névrotique, désinvolte, éloignée de toute sorte de calcul. De la pure vie qui mène à de pures phrases. Il m’en voudrait d’employer le mot pureté, mais je le fais dans le sens de radicalité, pas d’essence. Car à cette vieille question qui nous intéresse toi et moi du QUI PARLE, l’oeuvre de Philippe répond on ne peut plus bizarrement: TOUT LE MONDE, PERSONNE, MOI. Le moi est quasi invisible, chez lui, parce qu’il porte un masque différent à chaque phrase. Ce n’est pas dans les yeux qu’il faut regarder Philippe écrivain, c’est au bout des doigts qu’il se révèle. Philippe joue du piano. Il fait des phrases. Quand je lis et relis Journée des dupes, je repense à L’Art poétic’ de Cadiot, où l’écrivain fait une collection de ses phrases préférées puis les redispose comme ça, sur la page, pour voir ce que ça fait. Sans programme. Sans autre projet que de faire ce qu’il fait.

Comme j’aimerais avoir la liberté de notre ami! Mais moi je me sens pris dans la prison de mes velléités narratives, dans mon obsession de la forme, dans ma résistance à laisser passer l’insensé dans la phrase autrement que dans un espace défini d’avance, thématique, conceptuel, mais défini d’avance. Mon livre après ce livre que j’écris depuis quatre ans ne fonctionne plus comme ça, ça ne peut plus continuer.

Cassie à Alain
21 septembre 2017

Cher Alain,

Alain Fiction m’effraie. Je me souviens de ma première lettre: mes craintes que tu te dédoubles. Je sais maintenant que tu en es capable. Tu as la faculté de te trouver à un endroit et à un autre en même temps, dans un bureau de direction de McGill, dans l’arrière-scène d’un théâtre, au pied d’un volcan, en train d’écrire un livre, et quoi encore? Fragmentation en mondes multiples que même mes personnages dans la fiction n’arrivent pas à pratiquer, à leur plus grand désarroi. Il faudra me donner ton truc, j’en ai besoin pour essayer de survivre à septembre.

Philippe à Alain
31 octobre 2017

Cher Alain,
 
Oui, tu as raison, j'ai toujours été et je reste attendri par ton passé catholique. Comment ne pas l'être? Alors que dans les années 80, les cours de catéchèse qu'offraient les écoles laïques étaient désertés au profit des cours de morale, tu étais un jeune garçon vulnérable exposé de manière intensive aux croyances dogmatiques des religieuses qui t'enseignaient. Plus que de m'attendrir, cela m'émeut de penser que très jeune, tu te demandais déjà s'il fallait croire ou pas et à quoi. Habituellement, l'enfance n'est pas synonyme de crise spirituelle. De mon côté, j'avais choisi le cours de catéchèse, mais ça a été la fin lorsque, lors d'une cérémonie du pardon, il fallait se regarder pendant une longue minute dans un grand miroir. C'est à ce moment que j'ai compris ce qu'était la culpabilisation.

Cassie à Alain
21 septembre 2017

Je ne peux pas t’en vouloir pour ce silence. En fait, je me suis plutôt inquiétée. J’ai croisé plusieurs fois Philippe dans les couloirs depuis juillet et chaque fois, je prenais des nouvelles de toi; il n’en avait aucune, ce qui ajoutait à mon trouble. Lui et moi parlions de requins, de tireurs d’élite, de trucs dangereux et il restait possible, dans ma tête, (et non dans celle de Philippe qui rejette le principe de fiction, savais-tu? et vous vous entendez encore?), qu’un vortex se soit retrouvé sur ton chemin et pouf. Quand tu me dis que tu pourrais me faire le récit de tes tristesses et de tes joies, je m’imagine des péripéties incroyables du genre Alain F. descend dans un tunnel, au risque de se faire gober par la plante carnivore; il ressort plus loin dans le tableau et sauve la princesse. J’ai déjà eu un Nintendo. J'ai d’ailleurs eu une enfance. Il fallait souffler dans les cassettes qui n’étaient fonctionnelles qu’une fois sur deux, c’est connu. Mon enfance fonctionnait plutôt bien, c’est plus tard que les choses se sont corsées. Quand je me suis mise à jouer aux cartes dans les rencontres familiales. Je sais que mon récit est décousu. J’essaie de créer un suspense avec cette histoire de littérature comme un jeu. Depuis quelques années, je ne joue plus aux cartes. J’évite ce drame. Je joue à la littérature. Mes parents vieillissent, mon père traficote. Et il se choque de plus en plus souvent quand il perd. Il ne se maîtrise plus, devient insultant, puis après, inconfortable. Tu te demandes pourquoi tu te fais subir ça.

Ça me fait penser à la lecture. Quand à la fin de sa lecture de Qu’il est bon, mon père me dit qu’il a aimé ça, et pourtant je vois dans ses yeux que je lui ai fait perdre son temps. Il n’aime pas lire, et surtout pas des affaires qui n’ont pas de sens. Mais il a aimé mon roman parce qu’il s’est reconnu, dit-il. Je n’ai pas osé lui répondre qu’il n’était même pas dedans. Ce n’est pas lui à la page 141, l’histoire du casse-croûte, la rencontre amoureuse, le passé qui marche sur nos talons, vouloir s’en aller d’Asbestos, cette ville étouffante. C’est de la fiction, même si, en vrai, ça s’est passé comme ça. Bref, j’ai beaucoup de difficultés avec les lecteurs avides de réponses. Je préfère ceux qui sont avides de questions.

Alain à Cassie
6 octobre 2017

Chère Cassie,

Oui, tu as raison, je suis capable d’être plusieurs personnes en même temps, mais n’aie pas peur, ce n’est pas dangereux! Je cours beaucoup et depuis longtemps, c’est ma manière de vivre, dans l’urgence. Par moments, ça m’épuise, mais je ne sais faire autrement. Quelques semaines viennent donc encore de passer depuis nos derniers échanges, je me suis promené un peu, surtout au pays de Galles, je ne comprenais pas trop ce que je faisais là, mais on me logeait dans un pub, comme dans les films, j’étais bien Alain Fiction, alors ça allait. Je t’écris d’ailleurs cette lettre un peu loin de la maison, je suis à Québec, où nous nous sommes rencontrés la première fois, toi et moi, c’était quoi, en 2012? Je sais qu’on parlait déjà à ce moment du caractère non fiable de la narration. On a de la suite dans les idées.

Pas de requins, pas de tireurs d’élite, juste le flux incessant du réel. Et oui, je sais pour Philippe Fiction. Hier soir, nous sortions, lui et moi, du Théâtre Prospero où nous avons assisté à un spectacle tiré de l’oeuvre du norvégien Arne Lygre: Je disparais. C’était magnifique, les personnages se racontent beaucoup d’histoires qui s’enchâssent les unes dans les autres, je pense que tu aimerais ça. C’est le statut de la fiction qui te plairait, dans ce spectacle de Catherine Vidal. J’ai invité Philippe pour une autre raison, j’ai pensé que le caractère indéterminé de la plupart des répliques, et l’appropriation des didascalies par les personnages, je me lève, je prends une chaise, je suis dans un salon anglais du 19e siècle, j’étais certain que ça allait lui plaire. Je ne sais pas pourquoi mais moi des comédiennes qui disent je me lève, je prends une chaise, je trouve ça tellement beau, surtout si elles ne font rien d’autre qu’être debout pendant qu’elles disent ça. Et en sortant de la pièce, en marchant avec lui sur Ontario, Philippe m’a dit: la fiction n’existe pas. Je pense qu’il insinue qu’il n’y a pas de fiction par-dessus le réel, que c’est un ensemble, tout ça. C’est ce que j’entends en tout cas dans son affirmation.

Cassie à Alain
21 septembre 2017

Je ne joue plus aux cartes en famille parce que je me sens triste. Je pense que c’est cette phrase de ta lettre où tu dis te venger de ton passé en essayant de voler ce qu’il faut au temps présent, cette phrase-là me parle de ce qui s’efface derrière nous, ou ce qui arrête de nous habiter, les facultés que nous perdons, mais plus encore, de notre indifférence devant ce vaste néant. «L’extinction de notre enfance», chez Brebel, quand nos parents nous deviennent étrangers. Ou à l’inverse, chez Valérie Mréjean, le père incapable de communiquer avec ses enfants. Dans la distance, il ne comprend plus rien à ses enfants et s’en fait un petit drame.     

Le père dit : «Puisque je n’existe pas pour vous tant pis, je n’ai qu’à m’en aller.»
Le père dit : «Vous êtes la prunelle de mes yeux.»
Le père dit : «Ça va. Et toi? Bon. Alors au revoir.» (Eau sauvage, page 83)

On capture des paroles, des instants, comme dans Journée des dupes, on peut déranger l’ordre sans causer de chaos. Le chaos est plutôt dans la gorge nouée de nos deuils ordinaires.  

Alain à Cassie
6 octobre 2017

Comme toi, j’ai aussi eu un nintendo mais pas d’enfance, par contre. C’est peut-être pour en retrouver une que je passe plusieurs heures par semaine à développer un petit commerce en ligne, où j’achète et je vends des consoles et des jeux anciens. Ma compagnie s’appelle Petits objets, c’est la deuxième fois que je me lance dans la vente au détail: à la fin des années 2000, j’avais ouvert un garage près de la montée Masson avec mon cousin Édouard, on avait investi une jolie somme, nous avions même un lift hydraulique, mais cette histoire, comme toujours, s’est mal finie.

Tu joues à la littérature, c’est vrai, ça se sent lorsqu’on te lit. Jouer à faire semblant. Ton roman résiste à la fameuse suspension de l’incrédulité, le langage essaie de construire un monde tout en investissant beaucoup de sa manière à me montrer que les mondes ne se construisent pas tant que ça avec la littérature. Peut-être que toi aussi, la fiction, tu n’y crois pas trop.

Cassie à Alain
21 septembre 2017

Dans Journée des dupes, Philippe demande: «Que savez-vous que vous ne nous dites pas?» Et il répond: «Je ne sais rien». J’ai l’impression que c’est ainsi que me laisse son livre, ce n’est pas négatif. Tu expliques la démarche de Philippe comme s’il exposait une collection, disposait les instants sur la page pour voir ce que ça fait. Je me questionne alors sur l’effet à la lecture, les marques que ça laisse. Parce qu’on sait qu’un récit au service d’une trame narrative, même si elle est disjonctée, laisse une trace dans le fil des cohérences auquel l’auteur est tenu, au-delà de toutes les incohérences auquel il peut s’adonner. Ce fil de cohérences, c’est peut-être ce à quoi le lecteur a le plus de facilité à s’attacher. Dans Journée des dupes, on se détache. Je trouve l’expérience séduisante, écrire pour détacher le lecteur. Il se pourrait qu’il ne retienne rien, que seule la particularité de la multiplicité des instants le trouble, et que ce trouble suffise. Si on choisit d’écrire parce qu’on ne veut pas demeurer intact. Lire, ici, se passerait aussi dans le désir de brisure.

Philippe à Alain
31 octobre 2017

Ça me fait penser qu'on a souvent parlé de notre attachement au film Jésus de Nazareth qui a longtemps été diffusé à Radio-Canada pendant la période de Pâques. Si je me souviens bien, tu me disais que ta gardienne pleurait lorsqu'elle regardait avec toi la scène de la crucifixion... En faisant quelques recherches sur le film, je suis tombé sur une information assez surprenante: Le nom du comédien qui jouait le rôle de Jésus lorsqu'il avait 12 ans est Lorenzo Monet. Le même nom de famille que Jean Monet, personnage du roman de Cassie qui, après avoir appris la mort d'une ancienne copine, s'isole chez lui. Lorsqu'il reçoit la visite de Jasmin, il menace ce dernier avec une poignées de clous. Jasmin dit de Jean Monet qu'il «a serré le poing très fort [...] il s'est écroulé sur le tapis en convulsions, sa main pleine de sang, sa main crucifiée par une trentaine de clous». Plus tard, on retrouve Jean Monet en train de repeindre la façade du garage de la ville. Or, Jean Monet est le nom d'un des fils du peintre Claude Monet. Il a aussi marié sa demi-sœur, ce qui fait écho à la supposition d'une relation incestueuse entre Jacinthe et Jean Monet qui, en fait, serait peut-être le frère de cette dernière. Comme on dit, je dis ça, je dis rien. Je ne sais pas ce que penserait Freud de ces hasards?

Cassie à Alain
21 septembre 2017

Je m’éloigne du jeu. Je voulais jouer, mais il faut une disposition d’esprit. Je n’arrive à écrire que si je sens que c’est ce qui compte, et je ne suis plus certaine. Septembre me trouve dans les bas-fonds, avec de la poussière d’amiante, tiens. Quand Jacinthe lance les dés dans Qu’il est bon, au contraire de ton «jouer c’est perdre», elle ne fait que gagner. Les règles du jeu consistent en ceci: tant qu’en lançant deux dés tu tires un double, tu continues. Double, tu continues. Jacinthe continue. Ça ne s’arrête pas, elle gagne. Aussi je me demande si jouer c’est gagner, et gagner c’est oublier de se sentir concerné. Je n’ai jamais aimé gagner. Je préfère perdre et sentir la satisfaction de l’adversaire. Ça me dit que je n’ai pas perdu en vain.

Alain à Cassie
6 octobre 2017

Toi qui voulais jouer, ça doit te faire sourire de voir ce que Philippe fait avec Game of Life, Trivial pursuit ou Monopoly. Je ne parle même pas du Cube Rubik, ou encore de toutes ces descriptions que je soupçonne être tirées d’un jeu comme Zelda. Il y a même un moment où il roule les dés, comme ta Jacinthe. Cette scène de ton roman est une de celles que j’ai préférée. Qui gagne tout le temps perd. Perd le plaisir du jeu, aussi, le plaisir de perdre que tu évoques justement quand tu parles de la satisfaction de voir l’autre gagner. Mais plus largement: écrire, c’est vivre pour perdre avant tout ses repères, et voir une fois que l’abîme s’ouvre sous nos pieds que la stabilité du réel auquel on aime tant croire est une histoire qu’on se raconte pour se rassurer.

Philippe à Alain
31 octobre 2017

Tu m'as bien faire rire lorsque j'ai lu que pour un «superstitieux comme toi», le déterminisme de Freud, «c'était du petit lait». Ça me fait dire que, pour un contextualiste comme moi, la phrase de Freud me fait grimacer comme si j’avalais du lait suri. Dans la phrase «Je crois au hasard extérieur (réel) mais je ne crois pas au hasard intérieur», je ne comprends pas comment Freud fait pour séparer la «vie intérieure» et la «vie extérieure» et surtout pour opposer leur mode de fonctionnement. Si la vie intérieure d’un sujet est déterminée à ce point, comment peut-on expliquer sa capacité à s’adapter aux contingences du réel? Comment pourrait-on supposer qu’on puisse se comprendre, s’influencer ou même comprendre que nous ne sommes pas d’accord? Le problème n’est peut-être pas tant de ramener l’inconnu au connu de manière provisoire, mais de ramener l’inconnu au connu en disant après-coup que les choses devaient se passer comme ça, que c’était un «signe».
 
Comme tu le sais, je suis très méfiant envers toute forme de messianisme, mais je pense comprendre quand tu parles de «foi», de ta conviction que le rôle des avant-gardes est de nous rappeler que «quelque chose ne va pas», de nous mettre en garde contre la croyance en un rapport transparent au langage et au monde. Mais, le paradoxe est que cette transparence est caractérisée par la conviction qu’il y a quelque chose de caché, que le sens relève de la découverte, d’une quête. Tu reconnais sans doute ici mon penchant pour la littéralité. Quand ma directrice de thèse lisait mon travail, elle se moquait de moi en disant que j’avais tout d’un protestant. Elle avait raison en partie dans la mesure où ce qui me reste de mon intérêt pour les avant-gardes, c’est leur iconoclasme, leur aversion envers les normes et toute forme d’idolâtrie, de fascination et de détermination de la signification. Mais ce qu’on peut appeler une «destruction des idoles» ne passe pas par un ascétisme ou une purification, mais par la démultiplication d’images déliées qui peuvent entrer en rapport de toutes sortes de manières. Si tu parles de foi, j’aimerais convoquer un autre mot du jargon catholique: la confiance. L’iconoclasme relève de la confiance en notre aptitude de jouer une diversité de jeux, de faire du sens dans différentes circonstances en inventant différentes «stratégies de dénouement» spécifiques. Le danger de la transparence du langage et du monde survient sans doute quand on tente de réduire la pluralité à un principe unique et lorsqu’on pense qu’une fois le casse-tête complété, les inquiétudes seront définitivement écartées.

Cassie à Alain
21 septembre 2017

Tu sais, Alain, j’ai cru que tu ne m’écrirais plus, que tu disparaitrais, et ça m’a fait rigoler un bon moment. Je me projetais en novembre: Philippe et moi lisant devant public des lettres qui montrent notre admiration pour ton œuvre, et toi qui ne te présentes pas. Alain F. en train de se hisser au haut d’un mat et d’attraper le drapeau, le tableau est fini, la princesse est sauvée, et tu nous as bien eus.

Bon, je suis contente que tu sois revenu en plusieurs morceaux.

Philippe à Alain
31 octobre 2017

Justement, le casse-tête dans le livre de Cassie est laissé inachevé. L’inconfort que l’on peut ressentir à la lecture de Qu’il est bon de se noyer provient peut-être de l’impossible rencontre entre le désir des personnages (surtout Sylvie) de découvrir la vérité et la suspension de notre adhésion et de notre incrédulité qui est motivée par le fait que Cassie, comme elle le dit, pointe au lecteur le «dysfonctionnement de nos narrations». On sait que Sylvie veut faire la lumière sur son cas et sur les noyades, mais on réalise que son obsession pour la vérité l’égare. Autant la mine a raison des habitants, autant la narration «efface» la crédibilité des personnages, défait pièce par pièce le puzzle.

Alain à Cassie
6 octobre 2017

Alors je suis là, je n’ai pas disparu. À ce jeu-là, c’est Philippe qui est le meilleur, c’est lui qui adore l’invisibilité. Il m’a demandé s’il pouvait lui, commencer la correspondance, nous sommes en octobre, et j’attends depuis début juillet.

Philippe à Cassie
7 novembre 2017

Chère Cassie,
Ça me réjouit d’apprendre que ta lecture de mon livre s’est faite de manière aléatoire. Tu n’as pas à t’excuser d’«être allée à la pêche avec un livre». Au contraire, je pense que c’est une bonne chose, notamment parce que je ne crois pas que le «littéraire» appelle une façon de lire qui lui soit propre. C’est aussi une bonne nouvelle parce que c’est ce mode de lecture que je voulais que mon livre entraîne: la possibilité qu’on l’ouvre au hasard, qu’on le laisse de côté pour un temps indéterminé, qu’on revienne sur ses pas, qu’on saute des pages. Bref, il s’agit que le lecteur fasse ses propres chemins, ses propres connexions (pas nécessairement causales) à partir d’un lot de pistes que je propose et qu’il ne soit pas soumis à une lecture linéaire. En établissant des connexions, le lecteur devient un monteur, un opérateur.

Cassie à Alain
20 octobre 2017

Cher Alain,

Je suis suspendue à cette phrase de ta dernière lettre: «La fiction n’existe pas»; suspendue comme en suspension, en suspens… en train de me demander ce que je peux faire avec une si radicale idée, et qu’est-ce que ça veut dire, de toute façon? Ce n’est pas ta phrase, c’est celle de Philippe, qui essaie aussi, sache-le, de me ramener de son côté, du côté de la non-fiction, c’est-à-dire du côté de l’abolition de la notion. Philippe dit que la fiction n’existe pas, et tu me dis toi-même, lisant mon roman, que je ne crois peut-être pas tant que ça à la fiction. Je n’aime pas qu’on ébranle mes «fondements». Comme n’importe qui «pas sûre d’elle-même», j’ai soudain peur que la structure lâche, qu’un toit s’effondre sur ma tête –je me serais inventé une chambre de «la fiction» et du jour au lendemain, tout ce que j’eus pu placer confortablement dans cet espace structurant disparaît. Je disparais avec. Et toi aussi, puisque tu es La Fiction.

Alain à Cassie
2 novembre 2017

Chère Cassie,
 
Je te réponds alors que Philippe et toi êtes déjà à Sherbrooke, au Forum de création où, pour la première fois, nous allons tenter de rassembler ces messages que nous nous envoyons depuis quelques mois. Je constate, à te lire, que Philippe est parvenu à te troubler avec sa déclaration péremptoire, péremptoire au sens où je ne la perçois pas comme une invitation au dialogue, mais plutôt comme une sorte de cri, un cri lâché sans pathos, une sorte de booh! qu’on lance à quelqu’un alors qu’on se cachait dans le noir. La fiction qui n’existe pas, c’est, comme disait un prof de mathématique que Philippe et moi avons eu, une tautologie. Il disait ça toujours sur un ton benêt, ce prof, et ça sonnait bizarre, car il avait trop de dents dans le bouche: «c’est une tautologie».

Philippe à Cassie
7 novembre 2017

C’est selon le même principe que j’ai écrit Journée des dupes: j’ai accumulé beaucoup de matériel en faisant des copiés-collés d’informations tirées de différents sites internet. D’une certaine manière, en consultant une panoplie de discours, je me trouvais dans la même situation que le lecteur qui ouvre mon livre, pris dans un fatras de données qui peuvent être montées et réorganisées. Bien sûr, j’ai choisi les données de mon livre, mais sans toujours savoir ce que j’allais en faire. La façon dont j’ai arrangé mon livre n’est qu’une «présentation suggérée» –comme on le dit à propos des photos sur les emballages alimentaires– mais non exclusive. C’est en ce sens qu’effectivement on peut dire que j’ai «orchestré» Journée des dupes. Mais ici, «orchestrer» veut simplement dire que j’ai arrangé d’une certaine manière des données accessibles à tous en vue d’un résultat qui me semblait convenable ou pertinent. Seulement, je n’ai pas le contrôle ou le dernier mot sur mon livre au sens où je ne surplombe pas cette orchestration. Je n’en possède ni le plan ni la clé de lecture qui révélerait un état de choses véridique ou originel qui la précéderait ou vers lequel elle tendrait.

Cassie à Alain
20 octobre 2017

Pour que tu ne disparaisses pas, j’ai évidemment envie de réaffirmer que la fiction existe, que si mes romans exposent leur construction, ils ne le font pas, pour moi, au service du langage, mais au service de ces univers invraisemblables intriqués qui n’ont ni cohérence ni consistance, quand pourtant ils traduisent les peurs, les fantasmes, les voies d’évitement de personnages qui n’ont pas de sol sous leurs pieds. Je ne suis peut-être pas très claire, mais à vrai dire, la fiction pour moi n’est pas quelque chose de clair, de défini, et surtout, n’a pas vraiment de frontières. Peut-être qu’il faudrait la voir en termes de déplacement (j’aime aussi voir la fiction comme un véhicule). Vincent Engel en parle en termes «d’événement». La fiction serait un événement, le «produit d’un autre événement, d’un acte posé par un acteur pour affronter une situation.» C’est là qu’elle constitue pour lui un déplacement, mettant en suspension l’événement du premier niveau (pour y réagir). Et nous serions presque toujours en train de mettre les choses du vécu en suspension, et donc, en quelque sorte, la fiction comme une extension –comme une note de bas de page nouvelle pour chaque mot d’un texte, de sorte que, jusqu’à un certain point, les notes viennent saturer le texte premier et presque l’avaler, jusqu’à devenir, dans des cas radicaux, le texte premier. La fiction avalant le vécu.

Alain à Cassie
2 novembre 2017

Parlant de dents: je viens de m’en faire enlever une, il y a deux semaines, et j’ai encore mal. Quand, en 2009, le Quartanier a décidé de rééditer mon premier livre de poèmes, j’ai écrit dans une postface que j’avais une dent contre la poésie, mais que c’était une dent en or. Peu de temps après, je m’en suis fait poser une, la 37, j’aime la montrer aux gens. C’était ma dent contre la poésie. Je me dis, en te lisant, que presqu’une décennie plus tard, la 47, qui vient de partir au diable, c’est ma dent contre la fiction. Elle, c’est un fantôme, comme on le dit d’un membre, ce n’est pas un ornement. Moi, je participe au jeu de la fiction, mais pas comme un architecte, parce que je suis trop paresseux. Rien ne m’ennuie plus que d’écrire un roman avec des personnages et des décors. Je suis tous les personnages, je suis tous les décors.

Cassie à Alain
20 octobre 2017

D’où des conceptions comme celle de Frédérick Tristan, pour qui «l’être humain ne peut se soustraire à la fiction. Mieux: il s’y agrippe pour parvenir à exister. Car il n’existe aux yeux des autres et à ses propres yeux qu’en tant que fiction. Chacun raconte l’autre et se raconte sans cesse. Ne se connaît que comme fiction, et par la fiction.» Idée qui rejoint celle de Camille de Toledo pour qui «la réalité et les faits sont toujours à venir, comme des fictions supplémentaires dans le monde»; pour qui nous habitons un agrégat de fictions. L’enfant en moi ne veut pas refermer les possibles (les niveaux de fiction) sur une réalité qui les contiendrait tous pour finalement en réduire les dimensions, les aplanir, les anéantir. Parler d’extension de réalités, de proliférations, d’appendices, d’inventions, d’impossibles, de fuites, de parenthèses, ne convaincra pas Philippe, puisque chez lui la fiction se rabat sur le réel et le réel se referme sur le langage, ou enfin, je ne veux pas mettre des mots dans sa bouche, mais je dirais qu’il n’est pas chaud à l’idée d’ouvrir les concepts, préfère les refermer, ramener tout à un nœud capable d’expliquer toute chose. Ça ne convaincra pas Philippe, mais en tout cas, moi ça me convient. Juste, ne pas avoir, «le temps d’un événement», de comptes à rendre à la réalité.

Alain à Cassie
2 novembre 2017

À Sherbrooke, j’espère qu’on se trouvera un piano. J’aimerais vous jouer une version de Take the A train.

Cassie à Alain
20 octobre 2017

N’empêche, je dois dire qu’à force de soupeser cette phrase «la fiction n’existe pas», je la trouve parfaite. C’est précisément parce que la fiction n’existe pas qu’elle est ce qui se fait de plus attrayant. On a encore le loisir de croire que ce qui s’y passe pourrait ne pas nous rejoindre. Et là Philippe dirait que ce qui se passe dans la fiction nous rejoint de toute façon. Je me demande si c’est une sorte de cynisme.

Philippe à Cassie
7 novembre 2017

«Orchestrer» au sens de réarranger, d’essayer de mettre ensemble des morceaux, ne relève pas, à mon sens, de la machination ou de la mise en scène d’un théâtre d’ombres devant lesquels les spectateurs ne seraient que des cobayes sur qui on testerait nos «effets de réel» et auxquels on n’expliquerait jamais les trucs même s’ils savent qu’il y a des trucs (en disant ça, je me rends compte que je ne t’ai jamais dit que je déteste la magie et le cirque acrobatique…). Par ailleurs, orchestrer c’est, il me semble, ce à quoi nous nous adonnons toutes et tous, tous les jours, pour négocier entre différentes situations, pour organiser notre vie, pour varier le point de vue, pour saisir différents aspects des choses. Ça me semble très ordinaire, très commun (mais tout à fait nécessaire).

Alain à Philippe
7 novembre 2017

Cher Philippe
 
J’arrive mieux à comprendre, maintenant, pourquoi je sens toujours que tu vas me faire un serre-fort quand je te parle du bon dieu. Sita s’effondrait vraiment en larmes, j’ai vraiment l’image en tête, quand on arrivait au jeudi saint. C’est comme ça que Radio-Canada fonctionnait: le réseau distillait à chaque jour de la semaine sainte quelques heures du film de Zefirelli.

Philippe à Cassie
7 novembre 2017

Quant au «partage» le mot est peut-être un peu fort. Ça a, en tout cas, à voir avec l’idée d’interpellation, de proposition, de relais, avec le fait de poser une ou des questions, d’exposer des cas de figure à de potentiels lecteurs. Évidemment, cette forme d’appel reste vague; je ne sais pas à qui je m’adresse exactement, ni si je trouverai un destinataire. S’il ne s’agit pas de parler d’une relation confidentielle entre les auteurs et les lecteurs, je crois toutefois que parce que la lecture autant que l’écriture procèdent d’une interdépendance entre la production et la réception tout comme d’usages du langage et du monde, elles entrent dans des processus publics et sociaux de fabrication du sens qui débordent toujours la simple individualité; on est peut-être seul quand on écrit ou quand on lit, mais puisqu’on a affaire à du langage, on se retrouve toujours malgré nous parmi des dynamiques sociales. Je dirais en ce sens que dans cette histoire, on est tous pris pour s’arranger avec les mots de tout le monde, avec des mots qui n’appartiennent à personne.

Cassie à Alain
20 octobre 2017

Je m’excuse, Alain, je me rends compte que je te parle presque exclusivement de Philippe, mais je dois dire que depuis quelque temps, il me laisse perturbée. Nous nous trouvons lui et moi dans un débat inextricable, et nos discussions me renvoient à trop de questions. Je me retrouve alors au cœur de ce jeu étrange qu’il décrit dans Journée des dupes: «Des questions qui ne mènent pas nécessairement à des réponses, mais à bien d’autres questions avec relais, une question pour une question, pour tester ses connaissances. Les réponses prennent moins de place et de temps que les questions, mais ce n’est pas toujours vrai. Les temps libres ont pris tellement de place qu’on ne travaille plus, mais on travaille beaucoup trop et on a plus de temps libre pendant lequel on pourrait être ensemble. Une chose semble cependant certaine, c’est qu’on ne peut pas travailler sans travailler.»

Alain à Philippe
7 novembre 2017

Philippe, je trouve tout ce que tu dis sur la famille Monet absolument convaincant, oui, ça me convainc qu’il n’y a rien de plus beau que les échos, j’aime les échos, j’aime les liens, ça aussi, ça doit venir de mon passé catho.

Cassie à Alain
20 octobre 2017

Quand Philippe s’est présenté la première fois dans mon bureau, cet été, c’était pour se sauver du sien dans lequel des plombiers essayaient de colmater une fuite d’eau dans le plafond. La deuxième fois que je l’ai croisé à l’UQAM, il y avait un bruit épouvantable au quatrième étage; des réparations d’on ne savait quoi, venues d’on ne savait où, mais si assourdissantes qu’elles nous empêchaient d’échanger autre chose que des grognements presque. Et puis il y a eu cette odeur nauséabonde, la troisième fois.

Philippe à Cassie
7 novembre 2017

Dans ma lettre précédente, je ne voulais pas nier qu’il existe des degrés de danger (en fait je dis le contraire). Mais les degrés de dangers s’établissent toujours dans le cadre de situations précises. C’est plutôt l’idée du «vrai danger», de l’«essence» du danger que je voulais contester.

Cassie à Alain
20 octobre 2017

Il a fallu un bon nombre de semaines avant que je cesse d’associer Philippe à des phénomènes étranges, à ce qui est sur le point de se fendre, se détacher, basculer. Les dysfonctionnements de la structure.

Philippe à Cassie
7 novembre 2017

Je voulais mettre de l’avant que le mot «danger» s’emploie dans différents contextes pratiques, mais n’engage aucune qualité intrinsèque ou fondamentale. Il recoupe plutôt une diversité d’aspects qui peuvent caractériser différentes situations. Autrement dit, suivant des critères on peut utiliser le mot «danger» dans des situations qui n’ont rien en commun sans «trahir» le véritable sens du mot. En ce sens, je ne suis pas sensible à la situation du personnage coincé dans un labyrinthe de parc d’attraction, mais il reste un dispositif qui nous permet de concevoir le danger que potentialise une telle situation qui n’a pas à être réduite à une idée d’un danger authentique.

Cassie à Alain
20 octobre 2017

Ça me fascine, cette manie que j’ai de rendre le réel inquiétant. En vérité, j’aspire à la pure logique, mais reste tentée de désobéir à la logique, pour enclencher mon propre paradoxe. Comme quoi la logique est contraignante pour la création. Création qui me sert à me libérer du sol, rester suspendue.

Alain à Philippe
7 novembre 2017

Lait suri du vieux Sigmund: oui, c’est une séparation factice, mais sa force heuristique me fait avancer. Je ne la prends pas au pied de la lettre. Ce à quoi réfléchit Freud, il me semble, c’est surtout à ce qu’un individu ignore de lui-même, ce dont il est dupe, s’il pense que la conscience englobe tout l’appareil psychique. Je dis des trucs stupides tant ils sont évidents, et je ne pense pas qu’il s’agisse de fétichiser un trésor enfoui ou sa découverte, seulement de pointer que certaines conditions du sens échappent à l’organisation rationnelle du langage. Ce n’est pas un dehors, c’est de la banlieue.

Philippe à Cassie
7 novembre 2017

On trouve autant des avertissements pour les cardiaques dans les files d’attente des manèges que des avertissements pour les baigneurs aventureux à l’entrée de certaines plages. Ne pas céder à l’idée qu’il y a une façon idéale de concevoir le danger permet d’entretenir un rapport plus souple à la notion de «vérité» et, par le fait même, de ne pas reléguer trop rapidement les formes moins sévères de danger dans la catégorie du simulacre ou de la fiction.

Cassie à Alain
20 octobre 2017

Nous ne sommes pas confortables dans le désordre, le vide, le paradoxe, mais c’est là que je sens que les choses, mon esprit, se mettent en mouvement (en voiture), opèrent un déplacement comme à la recherche de solutions. Et donc, je préfère l’inconfort au confort des éléments bien rangés. Univers lisse, sans dimensions, sans aspérités. Le confort: «C’est un peu comme manger quand on a faim.» (Une phrase de Journée des dupes.) Rien pour se laisser surprendre.

Philippe à Cassie
7 novembre 2017

Je dirais la même chose du mot «mensonge». Je reste perplexe quand tu dis que «le mensonge c’est le danger». Cette formule me semble un peu trop tragique et générale (englobante). Dans un même ordre d’idée, dans ta dernière lettre, tu places sous le signe du mensonge des choses qui, il me semble, débordent le spectre de ce mot. À mon avis, l’anecdote que tu racontes à propos de ta sœur relèverait davantage du mélange de souvenirs, de la confusion ou de la condensation et du déplacement pour parler en termes freudiens.

Alain à Philippe
7 novembre 2017

J’ai remarqué que tu parles d’un personnage qui s’appelle Sylvie, dans le livre de Cassie, un personnage dont je ne me souviens absolument pas. Pourquoi crois-tu avoir écrit Sylvie au lieu de Jacinthe?

Philippe à Cassie
7 novembre 2017

Je pense que ce n’est pas parce qu’on pense ou on dit quelque chose de faux que c’est nécessairement un mensonge. On peut dire des choses fautives par erreur, par ignorance ou suivant une fausse croyance. Pour mon projet d’écriture en cours, je m’intéresse à ce qu’on appelle les «quacks», des charlatans, qui prétendaient guérir plusieurs maladies en mettant au point des remèdes miracles ou en pratiquant des interventions inutiles ou dommageables. Si à une certaine époque, plusieurs d’entre eux arnaquaient intentionnellement la population, d’autres exploraient, de bonne foi, mais de manière qui s’avérait souvent erronée, les avenues qu’ouvraient les connaissances précaires qu’ils avaient. Autrement dit, ils savaient à moitié ce qu’ils faisaient.

Alain à Philippe
7 novembre 2017

J’aime le contexte dans lequel j’écris cette dernière lettre: nous avons lu nos premiers envois à Sherbrooke la semaine passée, et j’ai trouvé que nous avons fait l’épreuve de cette forme, de son caractère factice, justement. J’ai hâte de voir comment une fois assemblée dans un même document, cette matière première va nous servir à trouver un autre agencement qui donnera plus de vitesse à nos idées.

Cassie à Alain
10 novembre 2017

Cher Alain,

On parlait d’imposture à Sherbrooke quand j’ai reçu ton courriel; j’ai souri, parce que je me disais que tu ne pouvais pas mieux tomber. Tu es arrivé au forum bien plus en retard que moi; le vendredi, juste à temps pour notre lecture. Moi, j’y étais depuis le jeudi 13h05, mais il fallait arriver à 13h00. 5 minutes en retard. Les minutes n’ont jamais autant compté pour faire bonne figure. «Une minute, m’a-t-on dit, et on ne vous fait plus confiance.» Sur ce coup, j’ai eu envie d’interroger le principe de confiance comme on interroge le principe de danger, mais j’ai décidé de laisser faire. Les colloques universitaires, dans mon esprit, sont des espaces lousses. On finit toujours par prolonger les lignes du temps. À Sherbrooke, il fallait être réglés au quart de tour. Je n’ai pas bu assez de café. Je voyais double. Une minute et la confiance s’en va. Est-ce que toutes les minutes de ma vie où je suis arrivée à l’avance comptent pour me racheter? J’aurais aimé que tu sois là pour me défendre comme à Fredericton en juin quand j’ai dit que je doutais de tout, tout le temps, et qu’on m’a interdit de douter, et qu’on m’a pointée du doigt. TU NE DOUTERAS POINT. Alors, tu es arrivé à la rescousse. Tu as dit quelque chose qui ressemblait à ça: dans dix ans, tu douteras dix fois ce que tu doutes maintenant. Il y avait une multiplication mathématique. C’était sûr que j’allais être conquise.  

Alain à Philippe
7 novembre 2017

Philippe, crois-tu que Sarah Rocheville, quand elle a dit, au terme de notre lecture de 75 minutes, que nous l’avions prise en otage, a ressenti du danger ?

Cassie à Alain
10 novembre 2017

Après le Forum, nos lettres prenaient une autre saveur: on pouvait parler à l’imparfait de ce projet, avec un goût amer dans la bouche. On avait dévoilé ce qu’on se dissimulait d’abord, et là, on jouait jeu ouvert. À partir de là, on n’allait plus rien se cacher. Mais le jeu était bien trop compliqué.

Philippe à Alain
12 novembre 2017

Cher Alain,

1. Ma scène favorite du film de Zefirelli, c'est celle où Jésus chasse à coups de bâton les vendeurs du temple. Une réaction forte vis-à-vis l'arnaque qui me procure un grand sentiment de jubilation. Malgré ça, c'est rare que je pleure devant un écran de télévision.

Cassie à Alain
10 novembre 2017

Pour ne rien te cacher: je me suis sentie complètement vidée à la fin de la séance de lecture à Sherbrooke. Je voulais me coucher sur le plancher et m’entortiller dans le tapis. Je fais ça parfois à la maison, le tapis de la salle de bain est moelleux, je m’effondre dessus et je me vautre dedans. Surtout dans la fiction.

Ça n’allait pas le faire, la lecture en public de nos correspondances. On s’était trompés. Je trouvais ça exagéré, une prise d’otage, mais avec le recul, ça me plait bien. Je me suis mise à nous imaginer tous les trois en preneurs d’otages obsessionnels. On pourrait multiplier nos présences dans les événements et lire partout nos correspondances pour déstabiliser les publics qui ne s’attendent pas à ça, des écrivains qui doutent tout le temps, des écrivains en danger mais pas vraiment, des écrivains qui prennent le danger comme prétexte pour parler d’autre chose. Probablement des écrivains qui n’ont qu’une envie, et c’est d’écrire, mais incapables d’écrire, ils placotent entre eux. C’est indécent.

Peut-être que c’est l’expérience collective qu’on recherchait. S’écrire au lieu d’écrire. Parler à un public directement. C’est plus rassurant, temporairement, que de parler dans le vide.

Philippe à Alain
12 novembre 2017

2. Si je dis que la question de l'inconscient ne m'intéresse pas particulièrement, est-ce à cause de mon inconscient?

Cassie à Philippe
10 novembre 2017

Cher Philippe,

Le conflit de Georg Simmel traine sur mon bureau. Je vais le lire prochainement pour étendre ma compréhension du conflit (que Simmel voit comme équilibre social), et pour donner une dimension nouvelle à cet état dans la création que je conçois surtout dans le déséquilibre: après oui, il y a équilibre, quand on finit par s’entendre. Si j’ai alimenté l’ambiguïté du mensonge et défendu la fiction à tout prix, tu sais bien que c’était pour entrer en conflit avec toi. Parce que le conflit mène à une sorte d’unité, «même si elle passe par la destruction de l’une des parties.» Détruire est un mot qui est revenu dans mes lettres, détruire mes personnages, détruire des vies, l’évidence, les grenouilles, détruire l’idée de «la mise en danger», donne-moi quelque chose à brûler. Jacinthe, dans Qu’il est bon, passe son temps à abattre les murs avec une hache. Explique-moi pourquoi, en classe, j’attache le lacet de ma botte quand je dis à mes étudiants que je veux partir une révolution, au lieu de mettre mon poing dans le mur? Je suis violente, mais il n’y a que ma fiction qui est témoin de ça.

Philippe à Alain
12 novembre 2017

3. En effet, j'ai confondu Jacinthe et Sylvie. Va savoir pourquoi... Deux noms populaires dans les années 80 et relatifs au règne végétal. C'est peut-être parce que je suis né à l'aube de cette décennie et que je n'ai pas le pouce vert. J'ai récemment aménagé un petit terrarium humide, mais ça ne va pas très bien pour lui. Je pense que j'arrose trop.

Cassie à Philippe
10 novembre 2017

J’ai flirté, tout au long des correspondances, avec l’idée de traiter cet exercice comme un roman, de créer une fiction, de flouer le lecteur. Je ne l’ai pas fait: je me suis livrée. Peut-être un peu comme J. Farah dans La ligne la plus sombre, avec un demi-masque. Les phylactères qui couvrent les visages, au fond, ce sont des bâillons faits de mots. Des mots sur les mots qu’on ne dit pas. Manière de conclure: attention à qui vous parlez, il se peut que cette personne n’existe pas.

Philippe à Alain
12 novembre 2017

4. Que quelqu'un puisse concevoir une conférence universitaire annoncée dans un programme comme une prise d'otage me semble ampoulé. Cette enflure n'est pas étrangère au danger.

Cassie à Philippe
10 novembre 2017

En écrivant cette dernière lettre, je me retrouve dans le même embarras qu’avec la première. J’ai tenté quatorze courriels avant de t’envoyer la bonne lettre en juillet. Et par bonne, je veux dire celle que j’acceptais de lancer dans le public. Devant quatorze lettres mortes, je me disais que ces histoires de contraintes, ça abrutit. S’il a été aussi pénible d’écrire la première lettre, c’est que je ne savais pas ce que j’avais à dire sur le danger; s’il est aussi pénible d’écrire la dernière lettre, c’est que j’ai l’impression que nous n’avons fait qu’effleurer la question. Nous avons ouvert une de mes plaies. Elle est béante, et l’exercice est terminé.

J’ai remarqué, à Sherbrooke, en les lisant à haute voix, que mes lettres me montraient torturée. Bon, il y a une gravité dans mes propos, mais c’est pire, elle est là dans ma personne tout entière. Je suis d’une intensité joyeuse et grave en même temps. C’est pour ça qu’il faut me manipuler avec soin.

J’écris pour jouer, je joue pour perdre. J’ai honte de perdre, je suis torturée. J’échoue, je me sens inadéquate. En même temps, si ce n’était de tous ces états, de la peur et de la méfiance aussi, je n’écrirais pas. Tu n’écrirais pas. Alain non plus. Nous ne serions pas là. Vous ne seriez pas là. Il n’y aurait pas d’histoire à raconter; de matériel à accumuler.

Ce serait la ligne du temps le plus ordinaire.

Êtes-vous gênés? nous a-t-on demandé à Sherbrooke, sur un ton mi-offusqué, mi-surpris. Devant quoi? Le fait que nous partagions nos incertitudes? Le fait que nous interrogions nos pratiques? Le fait qu’écrire ne va pas de soi? Le fait que nous ayons fait croire au public que c’étaient des lettres, alors que ce sont des narrations, des constructions, de la documentation?

Non, je ne suis pas gênée.
Oui, je suis gênée. Du privilège. Du «pas de danger vraiment» auquel j’ai droit.

Je te concède le point du mensonge. La plupart de mes mensonges ne sont pas des mensonges. Ce sont ou bien des jeux, ou bien des fictions, ou bien du langage, ou bien des failles, simplement.

Je t’écrirai encore, ok? Je ne suis pas indemne, et j’ai besoin de me chicaner avec quelqu’un.

Nous sommes faillibles: fêtons.

Pour citer

Bérard, Cassie, Charron, Philippe, Farah, Alain. 2018. Fabriquer le danger. Les narrations dangereuses. Cahier virtuel. Numéro 2. En ligne sur le site Quartier F. http://quartierf.org/article-dun-cahier/fabriquer-le-danger